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IV
ОглавлениеIl était venu trop tôt au monde. A l’école charmante de Watteau, si vite tombée dans l’affectation et la mièvrerie, vers la fin du XVIIIe siècle, l’école de David avait succédé. Par lassitude de la coquetterie affectée, de la poudre à la maréchale et des paniers, par l’effet de ce grand souffle de philosophie et de liberté qui passait sur la France, apportant avec lui la Révolution de 1789, l’art s’était reporté vers les grands sujets, vers les mouvements nobles et majestueux, vers cette solennité qu’il est si aisé au premier abord de confondre avec la grandeur, vers l’imitation un peu idolâtrique de l’antiquité. Il s’était fait grec et romain, s’inspirant des attitudes froides et superbes de la sculpture. Il fallait maintenant que le mouvement, une fois imprimé, s’accomplît et suivît son cours. C’est par David, c’est par Prudhon, c’est par le baron Gérard, par Guérin qu’avait été faite l’éducation artistique de la génération des premières années de ce siècle. Géricault était mort trop tôt pour exercer sur elle toute l’action dont il eût été capable. Combien un audacieux comme Delacroix, substituant la violence des mouvements à la correction des poses académiques, ne devait-il pas l’étonner et la scandaliser!
Encore s’il n’avait eu à lutter que contre les pâles disciples du baron Gérard ou de Guérin! Mais juste à ce moment un élève, un digne élève de David, fait pour être maître à son tour, Ingres, venait d’apparaître. Contesté pendant de longues années, il avait fini par s’imposer par sa volonté, par ses qualités fortes et consciencieuses. En même temps qu’il restait fidèle, par son soin de la dignité et de la noblesse, par la correction du dessin, par l’attitude sculpturale de ses figures, à l’étude de l’antiquité si chère à son maître, il rajeunissait l’école de David par l’imitation des grands peintres de la Renaissance italienne, de Raphaël surtout, par l’étude du modèle vivant, patiemment observé, dont il s’appliquait à dégager l’éternelle et idéale beauté. En présence du novateur qui venait briser les statues du temple, tous les fidèles de l’école classique se pressèrent avec ardeur autour du jeune pontife de la religion menacée. Et ce jeune pontife avait naturellement tout ce qu’il faut pour faire un Joad, un Julien, un Philippe II, un grand inquisiteur terrible et redoutable: la foi robuste, l’esprit étroit, la volonté invincible d’où sortent les partis pris implacables, les intolérances d’autant plus farouches qu’elles ont la conscience de n’agir que pour la cause de la vérité et pour le bien de tous. L’organisation artistique de la France avait rendu la tâche singulièrement facile à une telle orthodoxie. Avec l’Institut, avec la direction des Beaux-Arts, avec l’enseignement de l’École, se trouvait livrée en ses mains, on peut le dire, la France tout entière. Elle tenait les commandes de l’État, elle tenait les plus hautes distinctions honorifiques, l’argent avec la gloire; elle tenait la direction, elle tenait l’instruction de la jeunesse; qui pouvait espérer d’avoir raison contre elle?
A la vérité, une formidable poussée intellectuelle s’accomplissait en notre pays. Le romantisme avait surgi. Plein de témérités et d’audaces, déclarant la guerre aux faux Grecs et aux faux Romains, amoureux de la nature, du lyrisme, des études historiques, de la couleur et du mouvement, cherchant l’originalité à tout prix, fût-ce dans l’imitation du moyen âge et de l’étranger, rêvant de tout renouveler dans ses superbes confiances, le romantisme avait la prétention d’apporter au monde la formule de l’art moderne. En littérature, il était vite devenu le maître du champ de bataille. Il faut bien le dire, il n’avait rencontré devant lui ni parmi les aînés, les Ducis, les Arnault, les Jouy, les Lebrun, un maître comparable à David; ni dans la jeune génération, un jeune maître digne d’être mis en parallèle avec Ingres. Il avait eu la partie facile. L’Université seule lui avait opposé une résistance longue et acharnée; mais notre race, plus curieuse, quoi que l’on ait pu faire jusqu’ici, de la littérature que des arts du dessin, revenait plus volontiers, pour les corriger et au besoin réagir contre elles, sur les leçons classiques reçues au collège, que sur les doctrines artistiques enseignées par les maîtres de dessin. Tandis que, dès 1840, la partie était gagnée pour Victor Hugo, son mérite presque unanimement reconnu, tandis qu’il entrait à l’Académie française, que bientôt il devenait pair de France, Delacroix, et pour vingt années encore, avait toujours à combattre; l’Académie des beaux-arts le repoussait sans pitié : il ne réussissait même pas toujours à forcer les portes des Salons.
Lui-même était le plus grand obstacle à son succès. On eût dit qu’il prît plaisir à froisser toutes les habitudes, tous les goûts artistiques de ses contemporains. Révolutionnaire par le choix de ses sujets, il ne l’était pas moins par la façon de les traiter. Il déconcertait par ses séries de tableaux, qui allaient sans cesse de l’histoire profane à l’histoire sacrée, du temps présent au moyen âge, de la France à l’Orient, des légendes poétiques à la nature; il déconcertait par la violence désordonnée qu’il introduisait dans ses personnages, par le heurt de ses compositions, la tension des bras et des jambes au grand détriment de l’élégance plastique; il déconcertait par son coloris éclatant et hardi à une époque où tout le monde voyait gris et était convaincu de bien voir en voyant ainsi; il déconcertait surtout, et c’était là le plus grave, par l’aspect rude et inachevé de ses toiles: il semblait exposer des esquisses et non pas des tableaux finis. Le goût français aime par-dessus tout la peinture bien lisse, dont les contours sont soigneusement fondus, où nul trait n’est accentué trop fortement, la peinture qui rend agréablement les apparences. Il l’aime encore — le succès de tel que l’on peut citer en est bien la preuve — il l’aimait plus encore en 1840. De cette correction et de ce fini de l’épiderme, Delacroix était dédaigneux. Quand il avait rendu l’énergie des expressions, donné la vigueur aux traits, il considérait son œuvre comme terminée; il avait peu de goût pour le blaireau affadissant. Il n’en fallait pas plus pour que l’on en conclût qu’il avait l’amour du laid et qu’il voulait imposer des monstres à l’admiration du public.
C’eût été assez de tenter une de ces réformes à la fois et de parvenir à la faire accepter: mais Delacroix les tentait toutes ensemble. On convenait certes qu’il y avait en art une place à faire à quelques-unes des aspirations modernes; la génération de 1830 ne demandait pas mieux que d’aller plus loin que David, plus loin que M. Ingres. Mais d’aller jusqu’à Delacroix, elle n’y pouvait consentir. Le temps des audaces décisives était passé ; on était en art comme en philosophie, comme en politique, pour les demi-mesures, pour les transactions, pour le juste milieu. La bourgeoisie qui avait fait la révolution de 1830 s’était vite épouvantée de ses propres audaces. Même en littérature, elle marchait maintenant vers une réaction modérée. Elle se reprenait à admirer Casimir Delavigne, elle saluait l’aurore de Ponsard. Elle trouvait dans Auber et dans Scribe son idéal de la musique et de la comédie, comme en M. Guizot et M. Duchâtel, ou en M. Thiers, ou en M. Odilon Barrot, son idéal de la politique. Le juste milieu triomphait, et Paul Delaroche était le peintre favori de la France de Louis-Philippe comme de la famille royale. Il était tout à la fois classique et romantique; son dessin était correct et sa couleur aimable. Il avait du mouvement et de la dignité, des recherches historiques et du souci des règles; et quelle conscience au point de vue du métier! Les moindres détails d’un tableau de lui étaient exécutés avec autant de soin que les parties essentielles; le plus exigeant n’y pouvait rien reprendre, car il était sage par-dessus tout. Quel chef-d’œuvre d’exécution que les bottes de son Cromwell! Pourquoi, hélas! Delacroix, mieux doué encore et qui eût pu être un Delaroche supérieur, s’obstinait-il, malgré tant de bons avis, à gâter ses rares qualités en restant un fou!
La France de Louis-Philippe ne pouvait être autre qu’elle n’était, ni juger autrement qu’elle ne jugeait. Il ne dépendait pas davantage de Delacroix d’être l’homme de cette France, de s’en emparer et de la conquérir, de l’élever peu à peu, de la conduire vers cet idéal qui était le sien. C’est ici qu’il faut s’arrêter, car nous touchons à ce qui fut le côté faible et incomplet de cette puissante nature. S’il échoua dans l’œuvre de sa vie, ce fut par sa propre faute autant que par la faute du temps et des circonstances.