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NOTICE
SUR
GRANDVILLE

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Table des matières

Il n’est pas indifférent de savoir que Grandville est né dans la patrie de Callot, car il a plus d’un trait de ressemblance avec l’illustre graveur de Nancy: et d’abord de l’esprit, de l’observation, l’humeur polémique; puis un mélange tout à fait imprévu de réalisme et d’idéal, une forme correcte, positive, aride même, mise au service des plus fantastiques inventions; un contour net enfermant une idée souvent indécise, un contraste perpétuel enfin entre l’élévation de la pensée et la prose du crayon.

Le véritable nom de Grandville était Gérard. Son père, peintre en miniature, était le fils d’un comédien distingué qui, sous le nom de Grandville, avait longtemps charmé la cour de Stanislas et les bourgeois de Nancy. Ce comédien avait eu deux enfants et en avait adopté un troisième qui eut bientôt un nom, et se trouva être Fleury, de la Comédie-Française. Moins heureux que leur frère adoptif, les fils de Gérard furent l’un et l’autre de modestes peintres en miniature, qui menèrent à Nancy une vie laborieuse et austère. Le plus jeune, pour se distinguer de son aîné, prit le nom de Gérard-Grandville: ce fut le père de notre artiste. Jean-Ignace-Isidore Gérard, dit Grandville, vint au monde le15septembre1803; il naquit délicat et débile, et n’en fut que plus aimé par sa mère. Il montra dès ses premières années un caractère doux, taciturne et réfléchi, jouant peu, écoutant beaucoup et observant toute chose avec de grands yeux légèrement voilés d’une teinte de mélancolie. A douze ans, on le mit au lycée de Nancy; mais il en sortit bientôt pour apprendre le dessin chez son père, qui, d’accord cette fois avec la destinée, voulait faire de lui un artiste. Malheureusement, tandis que le père flattait de son mieux ses modèles,–cela est de rigueur chez un peintre en miniature,–le fils refaisait le portrait du patient, mais avec une justesse de coup d’œil et une fidélité tellement inexorables, qu’il passait pour ne faire autre chose que des caricatures. Du reste, il dessinait du matin au soir, il dessinait tout, personnes et choses, et accrochait ses charges aux murailles de sa chambre, comme Teniers accrochait les siennes aux murailles de son cabaret.

Un miniaturiste très-connu, Mansion, passant à Nancy, alla voir son confrère, et, frappé de l’esprit du jeune dessinateur, il proposa de l’emmener à Paris. On promit d’y penser, et, à quelque temps de là, M. Gérard se décide en effet à envoyer son fils à Paris. Cent écus, une lettre pour Mansion, une autre pour M. Leméteyer, régisseur général de l’Opéra-Comique, son parent, voilà de quoi se composait tout le bagage de Grandville. Mais il eut bientôt trouvé des ressources dans son esprit ingénieux. Chez Mansion, qui l’avait pris dans son atelier, il imagina un jeu de cartes fantastique de cinquante-deux pièces, que Mansion trouva si remarquables qu’après les avoir corrigées du regard, il les publia sous son nom, avec le titre de Sibylle des Salons.

Cependant Grandville passait ses soirées à l’Opéra-Comique, et les entr’actes dans le cabinet de M. Leméteyer, où il avait connu déjà quelques artistes en renom: Vernet, Picot, Hippolyte Lecomte, Léon Cogniet, et parmi eux un deuxième ténor, Féréol, qui chantait bien et peignait mal, mais qui se croyait plus de talent pour peindre que pour chanter, genre de méprise assez fréquent parmi les artistes. Hippolyte Lecomte surprit un jour Grandville dessinant à nouveau, sur le bureau de son oncle, une composition que Féréol venait de peindre, et critiquant à coups de crayon toutes les fausses notes que le ténor avait laissé échapper dans son tableau. Le lendemain Grandville devient l’élève d’Hippolyte Lecomte. Il faut peindre à l’huile; mais ce genre de peinture l’embarrasse, lui paraît complique et d’une difficulté superflue, inutile à vaincre. Par un nouveau trait de ressemblance avec Callot, Grandville répugne à ce procédé; il le trouve trop chargé d’entraves matérielles, pas assez net pour sa pensée. D’un coup de plume il avait dit tout ce qu’il voulait dire: pourquoi ces mélanges, ces préparations, ces toiles qui doivent sécher quinze jours, et sur lesquelles il faudra revenir, quand on aura peut-être jeté ailleurs tout son feu ou changé d’idée, à moins de peindre au premier coup, ce qui n’était guère possible à un homme qui avait comme lui l’inquiétude de son art? Grandville faisait ainsi le procès à la peinture à l’huile, impatient qu’il était d’en venir aux moyens les plus simples d’épancher sa verve, car il avait l’esprit plein de pensées, l’imagination pleine de rêves.

Découragé, l’élève de Lecomte veut retourner à Nancy, lorsqu’un sociétaire du théâtre lui propose de dessiner des costumes pour les troupes de province, lui donne un peu d’argent, lui demande beaucoup de croquis, et en somme le laisse bientôt aussi abattu, aussi pauvre que devant.

Dans ce temps-là, pourtant, on venait d’inventer un art qui semblait créé tout exprès pour Grandville, la lithographie. On n’entendait chanter au théâtre, dans les salons, dans la rue, que:

Vive la lithographie,

C’est une rage partout;

Grand, petit, laide, jolie,

Le crayon retrace tout.

Nos boulevards tout du long

A présent sont un salon,

Où, sans même avoir posé,

Chacun se trouve exposé.

Nos mouchoirs de poche aussi

Ont leurs combats, Dieu merci!

Grâce à cette nouveauté,

Une sensible beauté

Peut, quand la douleur l’attaque,

Essuyer ses yeux fort bien

Avec le bras d’un Cosaque,

Ou la jambe d’un Prussien.

La lithographie, pour un artiste qui était pressé de produire, qui avait d’ailleurs le côté populaire du génie, et sentait le besoin d’agir sur l’esprit des autres, c’était une merveilleuse invention. Cependant, comme si le crayon écrasé sur la pierre eût donné des contours trop mous, comme si l’impression eût été moins incisive que le trait, Grandville voulut exécuter la lithographie à la manière d’une gravure: au lieu de grener son dessin ou de l’estomper, il arrêta vivement ses contours, ombrant avec des hachures, précisant de plus en plus ses formes au moyen des tailles, et faisant entrer ses figures dans la pierre avec son crayon, comme il les eût rentrées dans le cuivre avec un burin. C’est absolument l’histoire de Callot, lorsquil imagina de substituer au vernis mou, dont se servaient les graveurs à l’eau-forte, le vernis des luthiers, qui, étant ferme et dur, donne plus de netteté au travail de la pointe et permet au graveur de sculpter, pour ainsi dire, son dessin sur la planche.

Dessinateur lithographe, Grandville n’avait plus qu’à inventer, et c’était là précisément sa supériorité naturelle. Il pensait beaucoup, il avait beaucoup observé. Des travers du monde, de ceux que l’on coudoie chaque jour sur le pavé ou sur les tapis, pas un ne lui avait échappé. Il commença la Suite des Dimanches d’un bon bourgeois, ou les Tribulations de la petite propriété. Il était d’ailleurs assez disposé à railler la vie, dont il connaissait déjà les petites misères... et bientôt les grandes. Il occupait alors, dans l’hôtel Saint-Phar, une petite chambre, la même peut-être qui fut habitée depuis par un écrivain dont la plume a des rapports frappants avec le crayon de Grandville, Alphonse Karr. Là il se mit à l’œuvre, conseillé, dit-on, par Duval-Lecamus, fit des dessins remarquables sans doute, bien qu’ils n’eussent pas l’ampleur et le mordant de Daumier, tomba aux mains d’un éditeur en déconfiture, dut se débattre avec les créanciers, vit saisir ses dessins, et perdit son temps à courir après son argent.

Au milieu des tribulations qu’il peignait si bien et de celles qu’il éprouvait lui-même, il fit heureusement la rencontre d’un ami, M. Falampin, alors avocat, aujourd’hui un des écrivains de l’Illustration. Cet ami habitait la rue des Petits-Augustins. Il était d’une sorte de club, dont le fondateur avait dû être Achille Ricourt, club d’artistes qui chaque jour, sur les cinq heures, se réunissaient rue Saint-Benoît, dans les salons d’un Véfour à13sous, où l’on dépensait beaucoup d’esprit. Là venaient Paul Huet, Jules Janin, Chenavard et vingt autres. Grandville fut invité à quitter l’hôtel Saint-Phar et à venir se loger près de son ami.

«Il avait au cinquième étage, dit M. Clogenson, dans une maison située en face du palais des Beaux-Arts, une mansarde spacieuse, dont son esprit inventif savait tirer un rare parti. Outre le lit, la table et les six chaises qui composaient son ameublement, ses amis se rappellent un vaste rideau vert qui servait à partager en deux son appartement. Une partie, non éclairée, était sa chambre à coucher; l’autre, ornée d’une fenêtre en tabatière, par laquelle le soleil envoyait libéralement ses rayons, constituait l’atelier. Quand les visiteurs étaient nombreux, on enlevait le rideau, et le tout formait un vaste salon.

«Quelques jeunes artistes avec lesquels Grandville était lié habitaient le même quartier. Dans la maison contiguë à la sienne demeurait Paul Delaroche, qu’il avait rencontré chez son oncle, et qu’il voyait alors assez souvent; puis, dans le voisinage, il y avait Guiaud le paysagiste, Renou le peintre d’intérieur, Pannetier le miniaturiste, Horeau l’architecte, Drulin, Eugène Forest, Delange, qui tous vivaient de leur pinceau ou de leur crayon, puis Philippon, Charton, Taschereau, puis enfin M. Falampin, son ami le plus intime, qui a eu la bonté de nous aider de ses souvenirs.»

Grandville était alors assez gai, du moins en apparence; il causait timidement, mais finement, faisait peu de bruit, plaisantait le plus souvent le crayon à la main. Le soir, quand, au sortir du fameux salon de cent couverts, on s’était groupé autour d’une lampe chez le président du club, Grandville prenait une plume et se mettait à dessiner. Pendant que la conversation s’échauffait ou qu’on faisait de la musique, il traduisait sur le papier les idées que lui suggérait la mélodie, les bons mots qui se croisaient, les aventures qu’on venait de raconter; puis, s’égarant peu à peu dans sa propre pensée, oubliant ce qui l’entourait, il paraissait se plonger dans une méditation solitaire; il rêvait, et machinalement sa plume donnait une forme à ses rêves; mais son dessin devenait vague, décousu, inintelligible comme un songe. Chose bizarre! cet esprit si positif, si bien façonné à la critique de toutes les folies, était lui-même enclin aux chimères. Il côtoyait constamment les abîmes de la fantaisie.

Ses publications, pourtant, ne révélaient pas encore cette tendance. En1827, il avait mis au jour les Quatre Saisons de la Vie humaine, recueil de dix planches où il peignit les divers passe-temps de l’homme depuis l’âge de deux ans jusqu’à celui de soixante-dix. Rien de bien nouveau dans cet ouvrage, rien de brillant; le dessin en est roide et la pensée très-banale: le gros des humains y est représenté tout bonnement, en proie à la bêtise bien connue de ses goûts. Pauvre humanité! vous pouvez la suivre tout le long de sa carrière; vous la retrouvez à la fin telle qu’au début; elle a seulement changé de poupée. Le héros commence par martyriser son chat, par monter un cheval de bois ou une girafe de carton. Ensuite il vole des pommes; mais du moins, à l’inverse de l’avare de Florian, il respecte les mauvaises et ne mange que les bonnes. A douze ans, il aligne des régiments en papier et joue au soldat absolument comme les souverains. A seize ans il fait la cour, non pas aux femmes encore, mais à leurs robes, et trouve que l’étoffe en est moelleuse. De vingt à vingt-cinq, il chasse sans port d’armes sur les terres des fermiers et des maris. A trente ans, il se déguise en poissarde et va parler l’argot au bal masqué. Plus tard, il pêche à la ligne, chante Frétillon, cultive le vin muscat, compromet sa perruque dans les coulisses... que sais-je? Enfin, il termine sa vie d’une manière vraiment sinistre, en lisant devant son poêle le Constitutionnel!

Aux Quatre Saisons de la Vie humaine succède une sorte de danse macabre tout à fait inconnue aujourd’hui, entièrement oubliée du moins, et qui est cependant la mise en scène imprévue et originale d’une idée d’ailleurs bien commune. On sait que les peintres du moyen âge se plaisaient à représenter, sur les murs d’enceinte des lieux de sépulture, une sorte de ronde fantastique dansée par des morts de toute profession et de tout âge, comme celle que peignit Holbein dans le cimetière de Bâle. Grandville a repris cette allégorie funèbre, qui cadrait, mieux peut-être que la plaisanterie, avec la tournure sérieuse de son imagination. Il intitula le Voyage pour l’Éternité une série de planches où il avait dessiné la Mort empruntant tous les visages pour nous attirer à elle, changeant à chaque pas de costume pour nous séduire. Ici, elle s’affuble d’un immense bonnet à poil, prend une canne et une allure de tambour-major, et mène dans son empire tout un régiment de pauvres conscrits qui partent, en emboîtant le pas, pour le grand voyage. Là, elle s’est déguisée en cocher de tilbury, s’est fait suivre d’un groom qui porte la cocarde et l’habit galonné, et de l’air le plus charmant, elle montre son équipage à une jeune dame en l’invitant à aller au bois... d’où l’on ne revient plus. Une autre fois, sous le masque d’une prostituée, elle appelle d’une voix doucereuse de jeunes étourdis, et leur propose de monter dans son bouge pour lui acheter l’amour. Le crayon de Grandville a cette fois l’énergie d’un hémistiche de Juvénal. Plus loin, elle se fait garçon apothicaire, et, cachée dans l’officine où on lui voit piler ses poisons dans un mortier, elle sourit en écoutant le maître assurer à ses pratiques que ses drogues sont pures, de bon aloi et selon l’ordonnance. L’artiste, en composant cette série de dessins, s’est relevé des faiblesses et des banalités précédentes; il a taillé dans le vif.

Mais le titre le plus sérieux de Grandville à la popularité, son œuvre la plus remarquable, la plus originale, c’est la série des Métamorphoses du Jour. L’idée était neuve, par une face, et piquante: elle fit fureur dès le début; aussi l’artiste n’eut-il pas besoin d’aller chercher les éditeurs, il les vit venir. Sans doute l’apologue qui prêtait notre langage aux animaux était aussi ancien que le monde, et Aristote, qui a remué toute chose, avait dit, il y a quelque deux mille ans, les rapports de la physionomie humaine avec celle des animaux; mais la nouveauté consistait à leur faire endosser nos habits, à les introduire en escarpins dans nos salons, à les transformer en personnages vraisemblables, en leur assignant un rôle à chacun dans l’éternel vaudeville du monde. Grandville a rendu l’homme inséparable de l’animal; il les a soudés l’un à l’autre comme la fable avait fait les deux êtres qui composaient Chiron; mais, à l’inverse du centaure, ses acteurs ont des hures de bêtes sur des épaules humaines.

Les Métamorphoses du Jour eurent un succès prodigieux. Parmi ces satires toutes morales, il s’était glissé un trait politique, et ce fut la fortune de l’auteur... je me trompe, de l’éditeur. Il n’était bruit, dans ce temps-là, que d’une historiette de coulisses, assez ordinaire d’ailleurs, mais rendue piquante par la qualité des personnes. Le héros de l’aventure était le jeune duc de Chartres, depuis duc d’Orléans, et l’héroïne une ingénue du boulevard qui amusait les bourgeois par son talent et ennuyait les beaux fils de sa vertu. On disait alors, et sans horreur je ne puis le redire, que M. le duc avait été heureux comme il convient à un colonel de hussards, et que c’était le père de la belle ingénue qui avait lui-même conduit le jeune colonel à la victoire. Grandville, vengeant d’un seul trait la morale outragée et les soupirants jaloux, représenta Monseigneur en son beau costume de colonel de hussards, tête de grand-duc, pose élégante; le père, sous les traits d’un poisson... indigeste dont la chair n’est bonne qu’en mai; et l’Iphigénie en coulisses sous les formes d’une jeune dinde rougissante, dont le bec convexe, recouvert de sa caroncule, devait se prêter malaisément aux baisers de l’oiseau de nuit. Tout Paris voulut voir cette planche, et l’on raconte que la duchesse de Berri,–c’était en1829,–se fit un malin plaisir d’oublier sur sa table, un jour de réception, quelques épreuves de cette métamorphose, trouvée charmante par les censeurs de la branche aînée. Ce fut, on le pense bien, à qui rirait le plus haut des malheurs de l’amant heureux. A partir de ce jour, les Métamorphoses de Grandville devinrent l’objet de toutes les conversations; on les trouvait sur tous les guéridons, dans toutes les mains. Deux auteurs, MM. Paul Lacroix et Ozanneaux, improvisèrent pour l’Odéon une pièce dont l’ouvrage de Grandville leur fournit la pensée et le titre: les personnages devaient changer de tête, et l’on se demandait qui peindrait ces physionomies de carton.–Naturellement Grandville.–Mais où est cet homme depuis hier si célèbre?–On le cherche partout, et on le découvre en son cinquième étage de la rue des Petits-Augustins, no10, dans une petite chambre sans meubles. «Vous êtes sans doute un habitué du Jardin des Plantes, dit le bibliophile à l’artiste.–Monsieur, reprit modestement Grandville, je n’ai vu les animaux que dans Buffon. C’est là que je les étudie (et il montrait une petite édition anglaise de l’Histoire naturelle: Extracts from Buffon, in-12); voilà le livre d’où je suis sorti.»

Les bêtes de Grandville me rappellent que j’étais un jour avec un un homme d’infiniment d’esprit, M. Prosper Mérimée, le même qui est de l’Académie Française, à examiner des croquis d’animaux qu’il venait de dessiner d’après nature. C’étaient des rhinocéros, des hippopotames, des mastodontes et autres pachydermes. «Comment expliquer, lui disais-je, l’existence de ces êtres difformes, monstrueux? ne dirait-on pas d’un cauchemar de la nature?–Pour moi, reprit froidement l’académicien, j’ai toujours pensé que, vers le sixième jour de la création, il avait été ouvert un grand concours pour la formation d’un être digne de vivre sur la terre. De toutes parts, comme vous le pensez bien, on produisit des modèles, et Dieu seul peut savoir ce qu’on envoya d’ébauches informes, d’animaux biscornus et grotesques. La galerie dut rire beaucoup, non-seulement de la conformation des figures, mais des énormes différences qui se rencontraient dans leurs proportions relatives; lorsque après l’éléphant, par exemple, un des compétiteurs apporta modestement le rat. Le lion et le singe furent remarqués; mais l’un, ayant ouvert la gueule mal à propos, effraya les juges, et l’autre compromit son succès par une grimace intempestive; de sorte que les inventeurs de ces ouvrages n’eurent que l’accessit. Le prix fut donné à l’homme. Malheureusement, après la distribution, on oublia de détruire les modèles, de sorte que, toutes ces bêtes prenant pour elles le croissez et multipliez, crûrent et multiplièrent. Voilà ma Genèse.»

Il semble que les Égyptiens aient voulu réhabiliter tous ces animaux hors de concours, en mariant leurs formes avec celles de l’homme. C’est ainsi qu’ils virent un emblème de prudence dans le monstre auquel il donnaient la tête d’une femme et le corps d’un chat. Mais Grandville parut avoir une autre pensée en croisant les races. Il voulut châtier l’homme en lui rappelant que, malgré le premier prix qu’il avait jadis obtenu, il n’était, pas si éloigné des concurrents qu’il méprisait, et que son visage, par ses déviations fréquentes, trahissait la bestialité de leur commune origine. Il imagina donc et mit à la mode ces burlesques personnages que vous savez, hommes par le corps, animaux par la tête, et sur leur dos il se plut à fustiger les ridicules humains. On peut dire que nul ne l’a surpassé dans le talent de vêtir, de faire parler, de mettre en scène les acteurs de cette comédie universelle. Il savait trouver dans chaque animal la personnification d’un vice, d’un sentiment, d’une pensée, et de la physionomie du moindre insecte dégager une signification morale. Le costume, la corpulence, l’attitude, tout se rapportait chez lui à une idée dominante. L’homme violent et querelleur, le duelliste, avait la tête d’un hérisson sur un corps membru; l’écrevisse caractérisait naturellement le poltron qui rompt sans cesse la mesure. La luxure du bouc, la gloutonnerie du loup, la menaçante gourmandise du crocodile, la vanité du paon, n’ont été nulle part saisies, consacrées, pour ainsi dire, par le dessin, comme elles le furent dans les Métamorphoses du Jour. Grandville a mis tant de justesse dans l’emmanchement, tant d’accord dans l’assemblage des parties, et dans l’intention tant de finesse, qu’il nous serait aujourd’hui bien difficile de représenter aux yeux un vice quelconque de l’humanité autrement que sous les formes qu’il a si spirituellement adaptées à ce vice. Chacun de nos travers a maintenant son image stéréotypée dans ce Buffon de la satire. Voyez monsieur un tel, le misanthrope, le bourru, qui parle à ses gens en leur tournant le dos, qui cache sa mine renfrognée et déclare qu’il n’y est pour personne: dites-moi si l’on peut lui prêter une autre tête que celle de l’ours? Et ce gros homme, tout appétit et tout ventre, qui crève son gilet, entrouvre un jabot sale, et promène sa grosse patte poilue et poisseuse sur le museau d’une jeune modiste qu’il appelle ma petite chatte, quel autre groin peut-il loger dans son immense cravate, que celui d’un pourceau?... En vérité, au-dessous de chacune de ces têtes, on peut écrire le ne varietur.

Les d’Orléans eurent un instant leur tour. La révolution de1830 ayant donné carrière aux caricatures, on en fit d’abord contre les vaincus. Grandville, Decamps, Eugène Forest crayonnèrent des calembours qu’assaisonnait le sel de l’a-propos. Mais bientôt, laissant là le pieu-monarque, l’ex-et-lent roi, ils tournèrent leurs armes contre la dynastie nouvelle. Philippon créa le journal la Caricature; il s’y retrancha, lui troisième, avec Forest et Grandville, et fit feu de toutes ses fenêtres.

Grandville fut le héros de cette guerre qui dura cinq ans. Il y déploya, dans le détail surtout, de l’originalité et une verve infatigable. Si sa pensée manquait parfois de grandeur, de portée où d’imprévu, il y suppléait par une prodigieuse fécondité d’inventions partielles; il taillait tant de facettes à son idée, qu’elle brillait d’un éclat extraordinaire. Ce qu’il lui fallait, c’était une donnée générale, un cadre où il put faire entrer tous ses personnages. Il aimait à passer en revue sa ménagerie d’hommes d’État, parce qu’il y trouvait l’occasion de les peindre un à un, de les prendre à partie, de faire, en un mot, leur portrait moral et physique. C’était là son triomphe. Tantôt il imagine une Chasse à la liberté... et alors chacun use de ses armes: les gens de haute cour mettent la bombe dans le mortier, le maréchal Lancelot, prince de Seringapatam, braque ses pièces d’artillerie; M. Thiers charge un petit fusil pour rire; puis vient une chevauchée de ministres et de robins qui renverse, dans son élan, M. d’Argout et ses énormes ciseaux, l’étalon le Valmy et son obèse cavalier; puis c’est la meute des aboyeurs féroces,

Chiens courants et limiers, et dogues et molosses,

Tout se lance et tout crie: allons!

Tantôt la scène représente une Salle d’armes. Un homme masqué, mais reconnaissable à ses gros favoris et à son toupet, fait assaut avec une belle et forte fille aux durs appas, qui se bat sans gants et sans masque, la poitrine découverte; elle a pour ceinture une écharpe tricolore, pour coiffure un bonnet de Phrygie. Rien de plus fièrement dessiné que ces deux figures. Mais la noble fille qui engage le fer si bravement, elle ne s’aperçoit pas que son perfide adversaire s’est plastronné de la Charte, et qu’il cache dans sa main gauche... un poignard! Les tenants sont deux maréchaux: honneur à eux! Derrière la Liberté se tient le grand Madier de Montjau en bonnet rouge, et entre ses jambes apparaît un petit ministre en lunettes qui essaie de piquer la déesse à la hauteur du mollet. Quelques épisodes égaient le tableau: on aperçoit, au second plan, M. d’Argout essayant de faire assaut avec un tireur qui proteste contre les chances inégales d’un tel combat, attendu que le nez de M. d’Argout, plus long que son fleuret, donne à la passe un caractère choquant de déloyauté.

Tantôt c’est une assemblée des faux dieux de l’Olympe, où du premier coup d’œil vous reconnaissez le petit Mercure, dieu de l’éloquence et d’autre chose, le maréchal Neptune et son trident à triple jet; la déesse Thémis portant les favoris de M. Barthe, et n’étant que borgne là où il convient d’être aveugle; le vieux Vulcain pied-bot forgeant des protocoles, les Furies du parquet, le dieu Mars, si intraitable en matière de traitement, enfin Jupiter qui boit à la coupe de flatterie, et dont l’aigle s’est changé en coq et la foudre en baïonnettes... J’oubliais le champêtre dieu Pan, ministre des travaux publics et des beaux-arts; une palette protége sa pudeur, il joue du chalumeau, et dans sa nudité chaste il serait impossible de le reconnaître, s’il n’était trahi... encore par son nez!

On ne peut nier sans doute que les caricatures de Grandville, je parle de celles qui ont trait à la politique, n’aient beaucoup perdu, à l’heure qu’il est, du sel que nous leur trouvions jadis dans la chaleur du combat. Chacun, dans ce temps-là, y mettait du sien. On prêtait à l’artiste d’autant plus d’esprit qu’on était soi-même plus en colère; on riait de fureur, on admirait par indignation. Avec quelle joie on suivait de l’œil ces processions fantastiques, le Convoi de la Liberté, par exemple, où défilaient tous les héros du jour, chacun avec son indélébile signalement, les Persil, les Soult, les Barthe, les Guizot, les Dupin, les Thiers! En voici un qui est en Achille; il porte en manière de bouclier ou plutôt en guise d’écu, une énorme pièce de cinq francs. Cet autre, monté sur un mulet d’Espagne, a pour étrier la grammaire, pour couvre-chef un casque surmonté du fameux cierge, et si vous n’avez pas encore appliqué un nom à sa figure, regardez au bord de la selle de cuir cette frange sur laquelle est écrit MuriUo, vous apprendrez son nom, vous saurez où le bât le blesse... La plupart sont transformés en canons qui lancent des nuées de bêtes malsaines: l’un s’allonge en coulevrine revêtue d’un habit de laquais, vomissant des assommeurs et des gourdins; l’autre est un mortier auquel le canonnier en chef va mettre le feu, en approchant la mèche de cet orifice que les diables de Callot nous ont montré tant de fois, en des appareils si divers et des postures si différentes.

Aujourd’hui que nos vieux griefs sont presque oubliés, que nos passions, un instant refroidies, se sont rallumées pour d’autres objets, c’est à peine si nous comprenons ces images qui nous parurent autrefois si incisives; c’est à peine si nous retrouvons le sens de cette mordante ironie qui châtiait les coryphées de la tribune: celui-ci, lorsque foulant aux pieds l’honneur et la grammaire, il prononçait quelque discours trop peu français; celui-là, lorsque après avoir tracé le tableau de la Pologne égorgée, d’une capitale inondée de sang et envahie par le silence de la mort, il laissait tomber ces affreuses paroles: l’ordre règne à Varsovie. Grandville tenait alors le crayon pour le compte de la France entière. Il était le plus ardent et le plus désintéressé des secrétaires de l’opinion publique. Dans chacune de ces feuilles qui, sur l’aile de la satire, passaient toutes les frontières, trompaient toutes les douanes, et allaient provoquer partout la protestation des cœurs généreux, nous retrouvions nos pensées de la veille traduites en vives images, sculptées en relief. Il me souvient de la formidable sensation que produisit une de ces caricatures qui représentait un sergent de ville essuyant son épée rouge de sang, et disant: l’ordre règne aussi à Paris. La muse de Grandville, on le voit, laissait de temps à autre ses grelots pour saisir les lanières vengeresses de Némésis. Mais, encore une fois, ces souvenirs sont déjà loin de nous; beaucoup d’impressions qui nous firent battre le cœur, commencent à s’effacer sous le poids d’émotions plus poignantes. D’ailleurs, que de personnages ont depuis disparu de la scène! Et que sont les coups de plume du journaliste, à côté des grands coups de faux de la mort?

Grandville était au plus fort de son succès, lorsqu’il fit un voyage à Nancy, en juillet1833. Il avait quitté sa ville natale à vingt ans, pauvre et obscur; il y revenait au bout de dix ans, toujours sans fortune, mais avec un des noms les plus populaires de la presse et de l’art. Il épousa à Nancy une de ses cousines, mademoiselle Marguerite-Henriette Fischer, femme intelligente et dévouée, d’une beauté calme, bien faite pour le comprendre, l’aimer et le mener doucement. De retour à Paris, il prit un appartement rue des Grands-Augustins, tout joyeux de pouvoir savourer les douceurs de la vie intime. Simple comme un enfant, naïf comme un rêveur, il n’aimait rien tant que la vie privée, le travail aux lueurs du foyer domestique. S’il avait à représenter la France, il prenait sa femme pour modèle. Il avait ainsi enfermé toute la patrie dans sa petite maison de poëte. Il eut trois enfants de ce mariage, et ce fut un indicible bonheur pour lui que de les avoir autour de son chevalet, de les entendre babiller, de les voir dormir, pendant qu’il ébauchait sur une ardoise, non plus des satires politiques, mais des dessins pour les Chansons de Béranger, dont l’éditeur Fournier préparait la publication. La Caricature, en effet, venait de mourir sur la brèche, tuée avec la presse libre par cette horrible machine de Fieschi qui avait vomi le meurtre et les lois de septembre; mais une autre carrière se présentait: l’illustration des livres. Cet art nouveau, ou du moins renouvelé, avait été récemment inauguré en France par Gigoux, dans une magnifique édition de Gil Blas, avec une originalité, une couleur, un esprit, qui n’ont pas encore été surpassés. Grandville admirait beaucoup ces croquis pleins de saveur, d’autant qu’il y voyait des qualités qui n’étaient point les siennes. Je parle du feu graphique, de celte perception rapide des formes qui n’est pas précisément la facilité, mais plutôt le sentiment devenu science. Timide à l’excès, dans son dessin aussi bien que dans les relations de la vie, Grandville n’était jamais content de lui. On ne saurait imaginer la peine que lui coûtait la moindre de ses figures; il y dépensait un temps incroyable, une patience de bénédictin. Il y a telle de ses vignettes qu’il a recommencée dix fois, toujours armé contre lui-même de ce génie de la satire qui était son tourment et sa force. Nous avons vu de lui, chez M. Philippon, son camarade, des dessins qu’il avait découpés soigneusement pour les coller sur une autre feuille, où il les corrigeait plus à l’aise, ajoutant, par exemple, une rallonge au nez de M. d’Argout, retouchant le faux col d’un éléphant, mettant des sous-pieds aux pantalons d’un lapin. Mais aussi plus il a pris de peine, plus il nous fait plaisir: c’est le propre de tous les ouvrages de l’esprit.

Je dis de l’esprit, car c’est de là que procèdent les compositions de Grandville. Elles sont pensées plutôt que senties. Il n’y laissait pas voir la tendresse de son cœur, comme s’il l’eût réservée tout entière pour les épanchemenls de la vie intérieure. Mais du moins la pensée jaillie de son cerveau, il savait la préciser, l’approfondir, la fortifier en l’accompagnant d’accessoires sobrement ménagés, et dont pas un n’était superflu. «Ce n’est pas à première vue, dit M. Charton, ni d’une seule fois, qu’en feuilletant ses oeuvres on peut saisir et comprendre tout ce que cette intelligence laborieuse savait rassembler, en un cadre étroit, d’intentions fines et spirituelles se rapportant toutes à une unité rigoureuse, toutes à l’idée principale pour l’animer, l’éclairer et la développer jusque dans ses nuances les plus délicates et les plus subtiles. Condenser le plus possible d’observation et de critique de la vie contemporaine dans le moindre espace, exprimer beaucoup avec un petit nombre de lignes, telle était son étude assidue, sa règle, on peut dire son ambition. Ce n’est rien exagérer que de le considérer comme un des artistes les plus concis et les plus expressifs de notre temps. Il lui suffisait souvent d’un seul trait de la physionomie humaine, d’un simple détail de vêtement, d’un objet quelconque à l’usage de l’homme, pour peindre au vif tout un caractère, toute une manière d’être, toute une personnalité.»

Pour en revenir aux Chansons de Béranger, Grandville était certes capable d’en dessiner les illustrations; car il avait justement les qualités gauloises de notre chansonnier, la raillerie naïve, l’esprit, la sobriété, le fin bon sens, une certaine gaîté philosophique à la manière d’Horace, tournant quelquefois à l’amer, et enfin la concision de la forme péniblement poursuivie mais atteinte avec un rare bonheur. Le soldat désarmé de la Caricature se retrouvait parfois sur son terrain, lorsqu’il traduisait ces chansons où se mêlaient si heureusement le lyrisme de l’ode et le mordant du pamphlet, et alors il taisait merveille; mais le côté sensible, comme on disait autrefois, la grâce, la tendresse, lui échappaient souvent; je veux dire que son crayon était moins habile à les rendre que son cœur à les sentir, La grâce, en peinture, est le mouvement de la beauté. On la rencontre en ne la cherchant point. Elle est spontanée; elle vient d’elle-même embellir les vers du poëte ou se poser dans le tableau du peintre. Le dessinateur la voit sortir de quelques lignes mariées presque au hasard, comme Vénus sortit un jour du sein de l’onde. Grandville atteignit rarement à cette qualité souveraine; rarement il l’enferma dans la prison de ses contours. Ses lignes positives, ses formes trop fidèles à la réalité, se refusaient à exprimer, sinon l’énergie de l’amour, du moins sa tendresse et sa poésie.

Une fois cependant il fut plein de charme lorsqu’il dessina les funérailles du poëte, tel que celui-ci les a si gaiement chantées dans ce qu’il appelle Mon Enterrement. Qui ne la sait par cœur cette chanson, drame en cinq couplets, ou mieux en cinq tableaux? Un essaim de petits Amours va former le convoi du chansonnier, qui les voit en songe procéder à la cérémonie. Mais avant de partir, les ingrats lui font mille traits: l’un caresse la chambrière, l’autre boit à plein verre le meilleur vin du défunt.–Pourquoi ménager du vin posthume?–Grandville assiste au service, il a vu tous les tours de ces petits traîtres. Celui-ci, en chasuble et bonnet carré, psalmodie sur l’air du De profundis un couplet de Frétillon; celui-là, revêtu d’un surplis trop court, laisse voir ses mollets dodus et son petit cul rose; le plus grave porte l’uniforme du suisse, et tenant en main la hallebarde de l’Amour, qui est une flèche, il veut guider le corbillard. Le drap où les pleurs tombent en lames d’argent, porte un verre, un luth et des fleurs... Mais quoi! le mort n’est qu’endormi, et avant que Lise vienne l’arracher à la tombe, deux génies s’approchent de l’oreiller aux songes funèbres; l’un mesure avec un compas la phrénologie du poëte, et l’autre, sur ce vaste front, va déposer une couronne de laurier.

Sans doute, il est des artistes qui ont mieux rendu le côté poétique des Chansons. Dans les sujets gracieux ou pathétiques, de Lemud, Johannot, Daubigny, Jacque, ont imaginé des vignettes qui donnent un grand prix à la récente édition de Béranger, et il ne serait pas surprenant qu’enrichie des admirables compositions dues au génie de Raffet, ou à la verve humoristique de Penguilly, cette édition n’emportât la préférence. Mais il est certain que sur d’autres points, Grandville conserve sa supériorité, même avec ses modestes gravures sur bois. Lorsque les animaux jouent un rôle dans la chanson, lorsque tout l’intérêt doit se concentrer dans l’expression des physionomies, Grandville est incomparable. La Requête des chiens de qualité pour rentrer aux Tuileries après la chute de l’usurpateur, est un chef-d’œuvre que lui seul pouvait exécuter et concevoir. La vignette de Madame Grégoire est le sublime du genre, et il y a telle physionomie de rufien où le burin de Grandville s’est montré aussi fort que la plume de Béranger, sans parler des splendides carnations de madame Grégoire dont le gros rire va jusqu’aux larmes, et qui déploie sous sa croix d’or «l’ampleur de ses pudiques charmes.»

Il est un recueil où Grandville aimait à publier ses plus délicates fantaisies, le Magasin pittoresque. Cette publication populaire, instructive, pleine de choses, frappée au coin du bon goût et de l’art, et où la morale a trouvé le moyen d’être charmante, elle plaisait par-dessus tout à notre satirique; il l’appelait son cher magasin, et l’aimait d’autant plus qu’elle était dirigée, alors comme aujourd’hui, par un homme d’élite dont il appréciait la distinction et l’amitié. Plus que personne, M. Charton pouvait exercer une bonne influence sur Grandville, élever son talent, lui donner un peu plus de noblesse, lui conseiller la poésie. Comprenant, en effet, tout ce qu’il y avait de puissance d’observation dans le génie de l’artiste, M. Charton le poussait de plus en plus vers les hauteurs de la satire morale, lui parlait de Greuze, d’Hogarth, d’Abraham Bosse, lui faisait entendre que, même en restant dans les données du drame bourgeois, il pouvait s’immortaliser par la peinture, non des dehors de la vie, mais des secrets de l’âme. Molière n’avait-il pas lui-même commencé par Scapin et Sganarelle avant d’en venir aux grandes figures d’Alceste et de Tartufe? Molière! voilà l’homme dont il faudrait illustrer les oeuvres, car les illustrer, c’était en comprendre toute la grandeur, c’est-à-dire passer soi-même au rang des maîtres. Le projet d’une édition nouvelle de Molière flatta Grandville. Il était ravi de la seule idée qu’on l’en supposât capable. Lui-même il confessait que pour mériter un nom illustre, il faudrait marcher, le crayon à la main, du pas de ces grands hommes et à côté d’eux; il nommait aussi la Bruyère comme le modèle du comique sérieux et délicat.

En attendant, Grandville faisait au Magasin pittoresque ses plus précieuses confidences. De temps à autre, il accompagnait son envoi de quelque billet qu’on ne manquait point d’imprimer tout vif, parce qu’il savait y remplacer le jargon de l’atelier par le langage original d’un homme d’esprit. Il fit, un jour une leçon curieuse sur les formes du visage, qu’il ramenait toutes à des figures géométriques. Tête carrée, tête pointue, disait-il: si les passe-ports s’exprimaient ainsi, ils trahiraient beaucoup mieux leur homme qu’avec ces formules consacrées: nez gros, bouche moyenne. Aux yeux de l’enfant, les têtes humaines sont toujours rondes, et pour beaucoup d’hommes, les visages ne diffèrent que du cercle à l’ovale; mais le caricaturiste, dont les yeux sont exercés à surprendre les nuances de formes qui constituent le ridicule propre à chaque physionomie, connaît encore plus de lignes, de coupes et de contours que le langage n’en peut définir. Les plaisants contrastes qui provoquent notre hilarité, sont le résultat d’une méthode non apparente... Grandville disait là son secret. A la façon de Lavater, il avait classé les visages dans un certain nombre de figures géométriques dans lesquelles il avait encadré chacune de nos passions. Le cercle, le carré, le triangle ou le cœur, le losange ou le carreau, la pyramide, le rectangle, l’ovale parfait, l’ovale écrasé, l’ovale allongé, c’étaient pour Grandville autant de caractères. L’entêté, le bourru, le poltron, le niais, chacun avait sa case dans cette autre phrénologie, et le crayon de l’artiste venant illustrer sa doctrine, on voyait ces visages bien connus s’aplatir, s’étirer, s’évaser en cœur, s’amincir en pyramide, se gonfler en cercle, se maniérer en ovale, et changer évidemment d’expression morale suivant la déviation du contour physique.

L’expression! c’était le côté fort de Grandville. En quelques traits patiemment calculés, trouvés avec peine, mais trouvés juste, il faisait dire à une physionomie tout ce qu’il voulait. Vous connaissez le monologue de Baptiste lorsqu’il monte se coucher: Que je vais bien dormir!... Eh! ma porte est ouverte... Euh! le vilain bruit... Ouch! on approche... Qui va là?... Au voleur!... Eh mais, si c’était... ce serait drôle... Eh! oui, c’est Minette... hi! hi! hi! pauvre bête, comme je lui ai fait peur!... Voilà une figure qui monte et qui descend toutes les gammes de la frayeur. Croirait-on qu’avec ses croquis, le dessinateur a mieux rendu ces fines nuances, que ne l’a fait l’écrivain avec les ressources du langage?

Je ne parle pas de Gargantua au berceau, ni des Barbes à la vapeur, ni d’une certaine Physionomie du chat que Balzac n’aurait point désavouée, ni de tant d’autres fantaisies disséminées dans notre recueil populaire; mais il faut rappeler ici quelques idées vraiment ingénieuses, de la pure invention de Grandville, entre autres, celle de la musique animée. Il s’agissait de marier le dessin avec l’écriture musicale, c’est-à-dire de prêter à telle mélodie un sens intelligible, même pour celui qui ne saurait pas lire la musique. Telle valse, telle barcarole que le musicien lit à livre ouvert, devait présenter une signification pour les yeux, se traduire en figures humaines dont l’action répondît à l’idée du compositeur. Les notes de musique, ces signes inertes, abstraits, conventionnels, Grandville voulut leur donner la vie. Il imagina des personnages intercalant leurs têtes dans les lignes de la portée, se courbant en re, se levant en si, et jouant par leurs gestes une sorte de mélodie en action. Dans ces bluettes se révélait le prodigieux talent de Grandville pour faire parler chaque détail. Si c’est une barcarole par exemple, tous les signes de musique seront empruntés au même ordre d’idées. Les soupirs seront figurés par des oiseaux de mer, la liaison sera un arc-en-ciel, la mesure un phare. Les triples croches se balanceront comme des barques sur l’onde agitée, et si quelque note descend bien bas, elle entraînera un homme à la mer. Cette valse que vous pouvez jouer et danser, elle danse elle-même. Les notes saluent, s’invitent, s’embrassent, s’élancent, tournent, s’arrêtent et font des grâces. La clef est formée par un tambour sur lequel un chef d’orchestre bat la mesure. Une mouche énorme, attirée par les lumières, vient bourdonner: c’est un dièse. Une danseuse se trouve mal, son cavalier lui offre une chaise: c’est un bécarre. Et pendant que l’action dramatique se poursuit dans son unité, la mélodie conserve la sienne. Grandville, par un même coup de plume, écrit pour l’œil du dessinateur et pour l’oreille du musicien.

De même que Jacques Callot créa des diableries à défrayer tous les Charivaris du monde, de même il n’est sorte de motifs que Grandville n’ait inventés et mis en circulation à l’usage des journaux pour rire. On dirait que Grandville, après avoir longtemps observé la création, a fermé les yeux, et a vu se confondre dans sa tête de songeur les différents degrés de l’échelle des êtres, les divers étages de la vie, depuis l’homme jusqu’au mollusque. La danse qu’exécutaient tout à l’heure les notes en personne, est devenue tout à coup un bal d’insectes. Les variétés infinies du bupreste composent un orchestre animé: clochettes, campanelle, chapeau chinois, trompette à piston, haut-bois, cymbales et timbales. Les femmes élégantes, riches de diamants, se changent en étincelants scarabées; les jeunes filles court-vêtues, les damoiseaux maniérés, les maris, les lourdauds, se transfigurent subitement, et prennent la forme de cochenille, de sauterelle, de chrysomèle, se couvrent des élytres du hanneton, se coiffent des signes du capricorne, et sautent avec la cigale qui, ayant chanté tout l’été, danse maintenant.

«Vers la fin de1837, dit Grandville (dans une lettre citée par M. Clogenson), M. Fournier vint me proposer de composer cent vingt vignettes pour orner (je ne sais si on disait alors illustrer, ce mot si ambitieux!) les fables de La Fontaine, qui pouvaient bien s’en passer. Cette tâche m’épouvanta d’abord, m’étourdit; mais comme l’âne des Animaux malades, la faim, l’herbe tendre, quelque diable aussi me poussant, je finis par accepter; j’essayai mes forces sur la Belette et le petit Lapin... Voici le mode d’exécution que j’ai constamment employé: d’abord esquisse de la pensée sur le papier, et dans les premiers temps sur l’ardoise, ce qui me permettait d’effacer et de redessiner, jusqu’à ce que j’eusse trouvé ma composition et le mouvement que je voulais donner à mes personnages.»

Interpréter les fables de La Fontaine semblait devoir être plus facile que toute autre besogne à un artiste aussi familiarisé que l’était Grandville avec la physionomie des animaux. Quelquefois, cependant, l’interprète a échoué. Le plus souvent il a réussi, et, non-seulement, alors, il rend sensible et palpable l’intention du moraliste; mais encore il répète avec infiniment d’esprit le sens de la fable dans des scènes épisodiques dont il garnit le fond de son tableau, ménageant, pour ainsi dire, un écho lointain à la pensée du poëte et à la traduction du dessinateur. La fable le Renard et le Corbeau, par exemple, a inspiré à Grandville une de ces vignettes où la scène principale est expliquée, complétée par des figures accessoires qui sont rejetées au second plan du tableau, de même que les corollaires d’une idée s’enfoncent plus ou moins dans les perspectives de l’esprit. Sur le devant, c’est le corbeau qui, pour montrer sa belle voix, laisse tomber le fromage dont l’odeur avait alléché maître Renard; dans le fond, vous apercevez ce même renard sous la forme d’un chasseur qui enjôle une jeune paysanne, plus près de glisser sur le gazon que sur la glace. Les Voleurs et l’Ane nous présentent encore une ingénieuse répétition du sujet. La Fontaine avait écrit sa fable à l’adresse de tel ou tel prince, comme le Transylvain, le Turc et le Hongrois,

Dont l’âne est quelquefois une pauvre province;

Grandville représente au second plan de sa petite composition deux fantassins en querelle pour la possession d’une chambrière: survient un sergent des plus madrés, peut-être le satané farceur de Charlet, qui enlève la Dulcinée aux deux combattants: tertius gaudet. Il arrive aussi que les animaux de La Fontaine deviennent chez Grandville des personnages connus du siècle présent. Le loup et le renard, plaidant pardevant le singe, comment se les représenter de nos jours avec plus de force que sous la figure de Robert Macaire et de Bertrand? N’est-ce pas d’un comique de haut goût, de voir les animaux du fabuliste mettre sur l’oreille le chapeau défoncé du héros de la comédie moderne, s’encravater dans son ignoble foulard, se draper dans ses guenilles aux basques pleines de vols, d’où sort une queue révélatrice, assez voyante pour que le magistrat puisse leur dire:

Je vous connais de longtemps, mes amis,

Et tous deux vous paierez l’amende;

Car toi, loup, tu te plains, bien qu’on ne t’ait rien pris,

Et toi, renard, as pris ce que l’on te demande.

J’imagine que La Fontaine eût été charmé de voir la Cigale et la Fourmi, ces deux bêtes qui ouvrent si modestement son premier livre, nous apparaître sous les traits et dans le costume que Grandville leur a prêtés: celle-ci en bonne grosse fermière, chaudement vêtue et cousue de poches bien garnies, l’autre comme une aventurière à la voix enrouée, qui n’a pour toute provision d’hiver qu’une guitare, un pet-en-l’air et un ridicule... Mais, à ce propos, il convient d’avertir le lecteur que la plupart des vignettes de La Fontaine, aussi bien d’ailleurs que les autres gravures sur bois exécutées d’après les croquis de Grandville, ont souvent trahi l’inventeur en le traduisant. Il faut l’entendre lui-même exhaler ses plaintes à l’endroit de ses confrères:

«Que de fois j’ai pesté et envoyé mon dessinateur à tous les diables! Je passais souvent mes journées à redresser ses erreurs, réparant ses lourdeurs, refondant ses hachures, les recroisant, détruisant par ici, ajoutant par là... Que de visages de femmes il m’a enlaidis, que de mains il m’a allongées, grossies!.. Mais je me plains du moindre de mes maux! la mise sur bois finie, il me restait à subir la plus terrible des tortures:–passer sous l’outil impitoyable du graveur!... «Je me rappelle, à ce propos, qu’à la vue du premier dessin qui fut gravé (celui qui représente la cigale), je sautai en l’air, tant le travail avait été changé: deux pattes de l’animal avaient été supprimées! Mais le graveur me donna tant d’excellentes raisons, que je baissai la tète et me résignai. Le public, me disait-on, n’ira pas voir cela! Il me restait à en voir bien d’autres...

«Préoccupé de l’objection et du reproche que l’on m’avait faits, sur le parti que j’avais cru pouvoir prendre de ne rendre dans certaines fables que le sens moral, et non la scène exacte, littéralement, matériellement, j’étais revenu à essayer de mettre en scène les animaux de ces fables en restant dans la donnée exactement; mais je n’ai pas cru devoir me borner toujours à cette traduction du texte. Ai-je eu tort ou raison? c’est une question entre ceux qui aiment les animaux habillés et ceux qui les veulent posés sur leurs quatre pattes, au naturel, comme on dit dans les restaurants. Je n’ai pas eu de parti absolu; j’ai fait des compositions textuelles, et d’autres interprétées, pour tous les goûts. La plume ayant fait parler les animaux, le crayon pouvait bien les faire marcher et gesticuler en humains;– tant pis pour qui ne se rendra pas à ce simple argument.»

C’est à Saint-Mandé que Grandville a composé la plus grande partie des dessins des fables de La Fontaine, à telles enseignes que l’on voit encore, rue des Charbonniers, où il demeurait, des animaux de grandeur naturelle peints ou dessinés par lui sur les murs du jardin.

La mort, cette mort que Grandville avait peinte si hideuse dans les sinistres plaisanteries de son Voyage pour l’Éternité, vint s’abattre tout à coup sur la maison du pauvre artiste. En quelques années il perdit ses deux premiers enfants, frappés de mort subite, l’un et l’autre à l’âge de quatre ans. L’un d’eux périt à table, étouffé en quelques minutes sous les yeux de ses parents, par un morceau de pain tombé dans les conduits de la respiration. Le27juillet1842, Grandville vit mourir sa femme... ce fut un coup terrible et le commencement d’une incurable douleur. Lui qui ne vivait que pour sa famille, qui n’avait de joie que par elle, il se trouvait atteint aux sources de la vie. Il était d’ailleurs incapable de réagir contre le malheur; il n’avait pas cette force stoïque qui fait tête à la destinée. Mais sa femme, qui.le connaissait, qui savait la faiblesse de son cœur, quels étaient les penchants de son âme simple, et combien il avait besoin d’être aimé, entouré de soins et livré aux douceurs de la vie domestique, sa femme, au moment de mourir, exigea de lui la promesse qu’il se remarierait; elle alla même, par un admirable mouvement de généreuse tendresse, jusqu’à lui désigner la compagne qu’il devrait choisir.

Grandville obéit un jour à cette dernière volonté de sa femme. Il fit un voyage à Nancy et demanda en mariage la personne qui lui était si impérieusement indiquée. C’était mademoiselle Lhuillier; il l’épousa en1843. Il lui restait du premier lit un enfant qui s’appelait George, qu’il aimait du fond des entrailles, et sur lequel il avait reporté toute l’affection qu’il avait vouée à sa première famille. En1844, il était, installé rue des Saints-Pères, avec cette femme qu’il avait aimée d’avance, la considérant comme un don testamentaire de celle qui venait de mourir.

Les grandes douleurs ont quelquefois d’étranges répits, et nous trompent comme pour nous mieux accabler. Lorsque Prudhon eut perdu la femme qu’il aimait, il vécut encore une année entière. Après les déchirements de la séparation, il avait paru se calmer, se rasséréner un peu, et le sourire avait effleuré ses lèvres. Mais il n’est rien d’aussi cruel que le chagrin caché, renfermé au fond de l’âme: Prudhon en mourut. Grandville se crut aussi réconcilié avec la vie; il n’aperçut pas ou feignit de ne pas apercevoir l’abîme creusé dans son coeur. Il se remit à l’œuvre, et par un singulier rapprochement, il se trouva que la fortune vint jeter sur sa table un livre de bouffonneries surannées, Jérôme Paturot! Grandville éprouvait de la répugnance à entreprendre l’interprétation de ces railleries. «Je ne suis pas satisfait de cette besogne, écrivait-il à M. Fischer en1844; l’ouvrage date, c’est une revue un peu trop rétrospective, et les traits de satire sont émoussés à force d’avoir été redits. Revenir en arrière sur ces temps passés sera très-ennuyeux et très-difficile, et le public restera froid, car c’est un ogre auquel il faut de la nouveauté fraîche. Je redoute cette illustration. Je crains d’être mal à l’aise, je ne sais enfin... cela me sourit beaucoup moins qu’au moment où j’acceptai de lire l’ouvrage.» Il faut en convenir, Jérôme Paturot n’était pas fait pour donner aux conceptions de l’artiste la distinction, la grâce, après lesquelles il aspirait.

En revanche, quelle supériorité! quelle perfection dans les Animaux peints par eux-mêmes! Un tel livre n’était possible qu’avec Grandville et par lui. Qui aurait compris l’esprit charmant des écrivains de ce livre, sans ces vignettes adorables où l’on ne sait qu’admirer le plus, de la finesse de l’intention ou de la justesse du trait? Le naturaliste en serait aussi ravi que le philosophe. L’un reconstruirait le corps de l’animal sous les habits humains dont il paraît si humainement revêtu, l’autre retrouverait l’âme, le caractère et les passions de l’homme dans la physionomie de la bête. Les Animaux peints par eux-mêmes et les Métamorphoses du jour, sont les deux chefs-d’œuvre de Grandville, et l’on peut ajouter, deux chefs-d’œuvre.

L’illustration est un commentaire figuré qui occupe ordinairement la seconde place dans un livre; c’est un accessoire qui suit le texte humblement, de même que la note se place avec modestie au bas de la page. Mais Grandville a su parfois intervertir les rôles, devenir le principal auteur à son tour, et faire passer le texte à l’état de commentaire. Il a fallu tout l’esprit de l’écrivain qui se cache sous le pseudonyme d’Old-Nick (M. Forgues) pour qu’il conservât son rang dans l’ouvrage si étonnant de vérité et de verve qu’on appelle les Petites Misères de la vie humaine. Old-Nick et son compagnon nous ont fait rire deux fois, chacun à sa manière, en nous rappelant ces innombrables coups d’épingle dont se hérisse la vie de chaque jour. Ils nous ont amusés de nos ennuis. Comptez, s’il est possible, nos petites misères, et demandez-vous quel est donc l’instant où l’homme peut regretter la vie? si c’est quand il a ses pieds dans des bottes neuves qui ne veulent ni se laisser mettre entièrement, ni, à moitié mises, se laisser ôter? ou quand une porte-Putiphar le retient, nouveau Joseph, par le pan de son habit? ou bien lorsqu’un moucheron a eu l’absurde fantaisie de le faire pleurer? ou bien encore, lorsqu’il est aux prises avec un crayon trop friable, impossible à tailler, avec une encre qui ne marque pas, avec une plume qui crache... Mais, que dis-je? ce sont là les petites misères de l’écrivain: n’y ajoutons pas celle de fatiguer le lecteur.

Pauvre Grandville! il commençait à se rattacher à la vie; il s’était recomposé une famille; il appelait sa femme celle qui fait vouloir le bon Dieu; mais il avait au cœur une blessure profonde qui paraissait fermée; elle se rouvrit tout à coup et de la façon la plus cruelle. Le seul fils qui lui restât de sa première femme, celui qui représentait et résumait toutes ses anciennes tendresses, le petit George, mourut, comme ses frères, subitement. «Je n’ai jamais vu d’enfant aux traits plus charmants et plus expressifs, dit M. Clogenson. Je le vois encore avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus, les bras autour du cou du pauvre artiste! Le père et l’enfant ne causaient entre eux qu’à voix basse; souvent même un regard leur suffisait pour s’entendre.» Un mois à peine après la mort de son enfant, Grandville tomba malade. Sa pensée commençait à se perdre dans un monde chimérique. Il esquissa douze études d’Étoiles animées; il y figurait les astres sous les formes de jeunes femmes rayonnant sur le fond du ciel, au-dessus des groupes humains soumis à leur influence. Une sorte de vertige s’empara de son esprit égaré. Déjà il avait imaginé de trouver une logique à ses rêves, de rétablir l’harmonie dans le cauchemar! Il essaya dans le Magasin pittoresque de montrer la filiation des idées les plus disparates, les plus monstrueuses; il voulait ressaisir le fil de la raison dans le labyrinthe du sommeil!... Atteint d’un simple mal de gorge, qui n’inquiétait ni sa famille ni le médecin, il affirma d’une voix ferme que sa mort était proche. En montrant ses Étoiles animées à M. Guiaud, son ami le plus proche, il lui disait: «Croyez-moi, je le sens, j’irai bientôt étudier de plus près mes Étoiles.» Quelques jours avant sa mort, il fit appeler M. Charton, voulut être seul avec lui, et l’étonna par la mystérieuse grandeur de ses pressentiments. Laissant là ses habitudes de raillerie et son langage d’atelier, il lui ouvrit toute son âme, parla sérieusement de la vie future, lui demanda de l’entretenir de sa foi dans notre immortalité. Il sentait le besoin de se fortifier aux paroles de ce croyant. M. Charton passa plusieurs heures auprès du malade, bien loin de le croire en danger, et à son insu il remplit en quelque sorte la fonction sacrée d’un dernier consolateur. Le lendemain Grandville tomba dans le délire de la folie; il fallut le transporter dans la maison de santé du docteur Voisin, à Vanves, où il expira quarante-huit heures après, le17mars1847.

Les restes de Grandville ont été transportés dans le cimetière de Saint-Mandé, où reposaient déjà sa première femme et ses trois enfants. Sa tombe est ainsi voisine de celle d’Armand Carrel.

Artiste, Grandville a été, comme Callot, un véritable Lorrain, un enfant de cette province un peu champenoise, un peu allemande, où l’on rencontre à la fois l’ironique bon sens des Gaules et l’imagination philosophique de la Germanie. Il apporta dans l’art un esprit net, profond, des plus fins sinon des plus élégants, un talent prodigieux d’observation, un sentiment énergique de la réalité combiné avec des pensées ingénieuses qui touchaient à la poésie, et une puissance de fantaisie qui fait contraste avec le positif de ses formes et la précision cherchée de sa manière.

Mais ce n’est pas tout. Grandville, on ne l’a pas dit assez, fut un homme honorable. S’il consacra sa vie à la critique des immoralités et des laideurs de tout genre, c’est qu’il avait au plus haut degré le sens du beau et de l’honnête. Sa vie fut irréprochable, sa probité rigide, et il eut toujours ce noble désintéressement qui est la dignité de l’artiste. Républicain sincère, il fut armé par ses convictions du fouet de la satire. De tant de caricatures sanglantes dont la signification politique pourra s’oublier, il restera quelque chose, le côté moral. Sur ces fronts que la disgrâce ou la mort ont découronnés, on verra longtemps encore le stigmate imprimé par le moraliste. Grandville fut un moment le Juvénal de ce règne fameux qui enseigna, nous le voyons bien, tous les égoïsmes et toutes les peurs à la société française, mais qui du moins nous laissa la liberté de le penser tout haut, et put se reconnaître dans les pages que fouillait le crayon de la satire ou que burinait déjà la main de l’histoire.

CHARLES BLANC.

Août1853.

Les métamorphoses du jour

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