Читать книгу Les métamorphoses du jour - Charles Blanc - Страница 6

Оглавление

III

Table des matières

On demandait un jour à un personnage fort célèbre pourquoi il ne craignait pas de tricher au jeu: «Et le moyen de gagner autrement!» répondit-il avec beaucoup de sang-froid. Mot d’un cynisme charmant, et que Voltaire aurait pris sous sa protection s’il avait pu l’entendre, lui qui a écrit quelque part que tricher au jeu sans gagner est d’un sot.

Voilà deux autorités fort dangereuses sans doute, et peut-être ne faudrait-il pas les ajouter aux nombreuses tentations qui font frétiller les doigts de beaucoup de joueurs quand ils ont les cartes à la main. Le prince de la diplomatie moderne et le roi de l’esprit français se rencontrant pour professer en quelque sorte le saut de la coupe, et amnistier les cartes biseautées, à la condition qu’on saura s’en servir pour gagner l’argent des autres, est chose assez plaisante. Il ne faudrait pas oublier cependant que le mot de Talleyrand s’appliquait particulièrement au whist, jeu où il est permis de tricher, dit-on, sous la sanction d’une amende quand on est pris en flagrant délit; "cette faculté ou cette règle, comme l’on voudra, a été introduite dans la charte du whist par un admirateur passionné de Lycurgue, dont les lois, vous le savez, ne punissaient le vol que lorsqu’il était perpétré maladroitement. Vous connaissez tous l’histoire du jeune Spartiate qui se laissa dévorer le sein par un renard qu’il avait dérobé, plutôt que de trahir son larcin. Cet acte d’héroïsme est le père légitime et direct de cette facilité accordée au joueur de whist. Si, après un certain temps, son erreur volontaire n’est pas découverte, le tricheur est à l’abri de toute peine, et peut invoquer l’autorité de la chose jugée; le bénéfice du vol lui est acquis: c’est une question de principe. J’ai connu des personnes assez primitives pour s’élever contre cette loi en usage dans le grand monde, et qui répétaient à ce propos le serment si connu: Je jure de lui désobéir. Dois-je ajouter que toutes les fois qu’elles avaient l’agrément de faire la partie des sectateurs de l’opinion opposée, leur vertu devenait une véritable galanterie; je ne les ai jamais vues gagner.

Quant au mot de Voltaire, il ne faut pas non plus s’en faire une arme contre lui. Quoiqu’on ne lui ait pas ménagé les attaques, je ne sache pas qu’on soit jamais allé jusqu’à en faire le promoteur des doctrines contre lesquelles a été inventée la police correctionnelle. Non, Voltaire se gardait bien de faire l’apologie du vol, et il avait de bonnes raisons pour cela. Seulement il avait tant d’esprit, qu’il ne pouvait pas souffrir que les autres fussent des imbéciles. Son mot ne veut pas dire autre chose: si vous faites tant que de tricher au jeu, faites-le avec esprit, que diable! c’est-à-dire gagnez, réussissez, ou vous êtes un sot.

La maxime a son charme, il faut en convenir, et je ne serais pas étonné qu’elle eût fait son petit chemin à travers beaucoup d’autres régions. Cela s’appelle, je crois, la doctrine du succès; et le succès, on en a besoin partout, dans toutes les sphères de l’activité humaine. Est-ce qu’on n’a pas dit aussi que ce monde représente un immense tapis vert autour duquel chacun vient s’asseoir pour jouer la partie de son existence? L’enjeu en vaut la peine; chaque joueur en tout cas lui donne une grande valeur, et veut gagner ses adversaires. Dieu! quelle merveilleuse bataille!

Et les Grecs ne sont pas ce qu’un vain peuple pense!

A propos, j’ai souvent essayé de découvrir pourquoi on avait décoré de ce beau nom de Grec le chevalier habitué à corriger les rigueurs de la fortune par certaines pratiques plus savantes que morales; j’avoue que je n’ai jamais rien trouvé de raisonnable à mettre au bout de mes investigations. De ce que les Grecs sont rusés et déliés en affaires, ce n’est pas un motif pour affliger ainsi les mânes de Miltiade, de Thémistocle ou de Platon, grands hommes qui n’ont pas laissé, que je sache, une réputation de tricheurs, d’autant plus que les Grecs ne connaissaient que le jeu des osselets; jeu rempli d’intérêt sans doute, mais avec lequel on n’a jamais fait sauter la coupe. Je ne crois pas non plus qu’Isocrate, Thucydide, Lucien, ou autres, nous aient appris que leurs compatriotes fussent enclins aux osselets biseautés.

Mais alors d’où vient cette fâcheuse assimilation?

Vous verrez que le sage Lycurgue sera encore obligé de prendre ce méfait sur son compte.

Il faut avouer qu’il avait eu là une singulière fantaisie de législateur.

Je me plais à reconnaître que les jeunes Spartiates devaient, à ce compte, devenir de fort habiles compères; mais, par Mercure! je ne leur aurais pas confié une bourse remplie de napoléons ou de monacos. Il est vrai que Lycurgue avait proscrit la monnaie.

Mais revenons de Sparte, si vous voulez bien; ou plutôt restons-y, car ce personnage que vous voyez assis à cette table de jeu est un héritier direct de ce renard lacédémonien dont je parlais tout à l’heure. Par suite de certaines peccadilles, sa famille fut jadis obligée d’émigrer, et l’un de ses descendants, fidèle aux traditions de sa race, travaille à conserver sur la terre étrangère toute la pureté du type primitif et la virginité du caractère national.

Ne faites pas attention à l’habit; c’est un déguisement; sous ce costume de cour se cache un véritable Grec. Le drôle a pensé qu’il tromperait mieux son monde en prenant la défroque d’un grand seigneur, hommage rendu par le vice à la vertu. Mais le voilà démasqué fort heureusement. L’épouse de ce vieux caniche entêté, bonne pâte de dupe, point de mire obligé des tours de son fripon d’adversaire, vient dénoncer le manége, et signale le saut de la coupe: le caniche n’y croit pas, se moque de sa femme, et perd son argent.

Le renard, qui sait son Voltaire et tient à ne pas être pris pour un sot, n’oublie rien pour justifier sa réputation de renard d’esprit.

Vous avez qu’il y réussit complétement.

Les métamorphoses du jour

Подняться наверх