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Que pensez-vous que puisse devenir, lorsque le temps en aura fait un homme, ce gourmand petit matou qui lampe à pleines gorgées le lait de cette bonne grosse vache qui le nourrit?
Sera-ce un fin gastronome, émule des Brillat-Savarin, des Grimod de la Reynière, des marquis de Cussy, etc., ou bien un simple et vulgaire goinfre, incapable de discerner un bon plat d’un mauvais, n’aimant les festins d’apparat que parce qu’on y mange beaucoup, et cependant capable de vendre sa conscience pour quelques bons dîners?
Car, s’il y a matous et matous, comme il y a fagots et fagots, au dire de Sganarelle, il y a aussi gourmands et gourmands.
Le gastronome et le gastrosophe, comme l’a appelé Fourier, est un homme utile à ses semblables, agréable à lui-même et dont la postérité se charge souvent d’immortaliser le nom.
Le gourmand brutal et grossier, qu’on pourrait nommer le goinfre ou le gouliafre, inutile à autrui et souvent nuisible à lui-même, possède le à peine le sentiment de son propre salut et ne sait pas toujours s’arrêter aux limites de l’indigestion.
Le gastronome est un homme qui vit par le goût et le palais.
Le goinfre est tout estomac et tout ventre.
Le gastronome déguste, savoure et digère.
Le goinfre happe, mâche, engloutit, et ne digère pas toujours.
Il faut estimer, rechercher, inviter le gastronome; il y a de l’esprit dans sa manière de manger, et presque toujours il n’en manque pas clans sa conversation.
Le goinfre, au contraire, est généralement mal élevé; il manque de distinction dans sa tenue et ses manières, de délicatesse dans son langage et souvent dans ses moeurs, gardez-vous de l’inviter; quoiqu’il se dise très-bon convive, vous le trouveriez lourd, ennuyeux, fatigant, à moins que vous n’éprouviez à voir manger un ogre humain, le même plaisir que certaines gens prétendent avoir à assister aux exhibitions d’animaux féroces au moment précis où ils prennent leur nourriture. J’ai connu un goinfre à qui la capacité insatiable de son estomac avait fait une renommée: on l’invitait à dîner par curiosité, mais une fois seulement.
C’est un gastronome qui a émis cette simple et significative théorie.
–Je déjeune rarement, je dîne quelquefois, mais je soupe toujours.
Ce qui voulait dire, si vous tenez à trouver en moi le causeur aimable, spirituel dont vous avez entendu parler, ne me priez jamais ni à déjeuner, ni à dîner, mais bien à souper.
Le souper est en effet le plus charmant repas pour l’esprit, la délicatesse du goût, la conversation. À déjeuner on mange parce qu’on a faim, pour satisfaire un besoin; à dîner, on mange par habitude; mais à souper, on mange véritablement pour l’agrément des saveurs qu’on veut donner à déguster à son palais. Demandez donc au goinfre s’il a quelque sentiment de ces nuances; non, il mange à toute heure, de la même façon, et avec la même avidité.
C’est sur le véritable gastronome que l’excellence d’un dîner agit d’une façon favorable et bienfaisante. Sur le goinfre, l’action du repas est diamétralement opposée; cela se conçoit: chez le premier, la digestion est un plaisir; elle lui procure un sentiment de bien-être, de reconnaissance pour la nature et le génie de l’homme, qui ont créé les choses exquises dont il vient de jouir; chez l’autre, la digestion est un travail pénible, qui absorbe toutes les forces de la vitalité animale et intellectuelle; incapable de penser, de causer, de se mouvoir, il s’assied dans un fauteuil et s’endort volontiers; c’est ce qui fait que le goinfre a presque toujours des tendances à l’obésité, tandis que le fin gastronome garde un embonpoint proportionné à la nature de son tempérament.
J’ai dit que le gastronome pouvait être un homme utile à ses semblables; n’est-ce pas à propos de lui que Brillat-Savarin a écrit cette belle pensée:
«La découverte d’un plat nouveau est plus utile à l’humanité que la découverte d’une étoile.»
Et cette autre! «Les animaux se repaissent, l’homme mange; l’homme d’esprit seul sait manger.»
Voyez, pour n’en citer que deux ou trois échantillons, la réputation que certains grands noms doivent à des plats célèbres: sans les abricots à la Condé, les côtelettes à la Soubise, et le poulet à la Marengo, que de gens ignoreraient encore ces trois grands noms historiques!
Donc, ne flétrissons pas trop la gourmandise; cessons de la considérer comme un de ces vices qui dégradent l’homme; et quand nous en découvrons les premiers symptômes chez l’enfant, empêchons-la de dégénérer en goinfrerie, et tâchons de tourner ces dispositions précoces en fine gastronomie.
Quant à ce petit matou, à qui il faut bien en revenir, je n’ai pas trop mauvaise opinion de lui: il paraît mettre assez d’ardeur à son action; il s’est bien gardé de pencher le plat sur le bord de la table pour le mettre à sa portée; il préfère se fatiguer sur la pointe des pieds, afin de lamper le dessus du lait, la crème épaisse et savoureuse, ce qui indique une certaine délicatesse de goût. Ne le brutalisez donc pas trop, laitière; en cultivant les dispositions de ce jeune drôle, peut-être en feriez-vous un excellent cuisinier, un Carême II.