Читать книгу Les métamorphoses du jour - Charles Blanc - Страница 8
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Depuis vingt ans, tout le monde a pris le plaisir de se moquer des épiciers; mais il faut ajouter que les épiciers ont fini par se moquer de tout le monde. Il n’y a pas un seul écrivain, un seul romancier, un seul journaliste, qui n’ait essayé de faire rire le public aux dépens des épiciers; mais comme l’épicerie s’est vengée, en débitant par feuilles, par sacs et par cornets, les livres, les romans et les journaux!
On peut dire que le crayon de Grandville répondait à un besoin généralement senti dans un certain monde, quand il plaçait la cervelle et l’intelligence de l’épicier dans la tête d’une oie. La caricature de cette époque est tout à fait de l’avis de Grandville: elle passait son temps, sa malice et son crayon à prêter à l’épicier toutes sortes de sottises grotesques et de ridicules bouffons. Je me rappelle encore un dessin populaire qui représentait un malheureux garçon d’épicerie, avec cette légende: Être né pour être homme…. et devenir épicier!
Sous le dernier règne, l’épicier trouva dans le journalisme quatre ennemis d’une bonne humeur désespérante et d’un esprit inexorable: c’étaient Romieu, Eugène Briffault, James Rousseau et Wollis. On leur doit l’invention des meilleurs traits que l’épicerie ait reçus en plein visage: on ne saurait croire tout ce qu’ils imaginaient chaque jour pour aplatir, à coups de chiquenaudes, cette bonne figure de l’épicier.
Que l’épicier pardonne à ces quatre spirituels ennemis: Rousseau et Wollis sont morts assez tristement, assez raisonnablement. Briffault vit encore, mais il vit avec un cerveau fêlé; le vent de la misère a éteint, dans ce merveilleux cerveau, le feu qui éclairait la lanterne magique. Quant à Romieu, il est devenu un grand personnage; il pense, il ne rit plus, il s’ennuie lui-même.
Du reste, l’épicier a résisté bravement au ridicule: il a combattu le préjugé par la prétention; il a dominé le grotesque par le bonheur; il s’est relevé en gros par le détail.
L’épicier du dernier règne a failli gouverner; il aurait gouverné, à coup sûr, un peu plus tôt, un peu plus tard, s’il n’avait pas renversé un gouvernement. Il était déjà, par ma foi! un grand petit pouvoir dans l’État; il se glissait partout, il arrivait à tout, et il voulait plus encore. Il avait des ministres qui comptaient avec lui, surtout à l’approche des élections; il avait son administration, son peuple et son armée; il avait même une flotte, sous prétexte de denrées coloniales; enfin il avait un journal, oui, un journal officiel; le Journal des épiciers!... et deux ou trois journaux officieux qui représentaient gravement les intérêts les plus risibles de l’épicerie. C’est à ce moment qu’il a transformé son garçon en commis.
Si l’épicier a perdu tout à coup sa grandeur politique, électorale, gouvernementale et guerrière, il a du moins gardé son importance commerciale pour les besoins quotidiens de la vie parisienne. Il est resté quelque chose de si important dans la vie usuelle, qu’il se multiplie et pousse partout, comme les Gascons de Henri IV. Il est le marchand ordinaire, le débitant obligé, le fournisseur indispensable, le distributeur universel, le pèse-toujours des douze arrondissements de Paris, sans parler du treizième arrondissement, qui est peut-être sa meilleure clientèle, parce qu’il n’y regarde pas de bien près. Supprimez l’épicier: vous troublez chaque maison, chaque ménage, chaque quartier; l’anse du panier s’en mêle, et la révolution est faite, une révolution de cuisinières.
L’épicier, pouvoir nouveau, orgueil moderne, est insatiable de petites usurpations. L’appétit ne lui vient pas en mangeant, mais en voyant manger les autres. Il s’approprie tout ce qui peut se revendre, il accapare tout ce qu’on peut détailler, il tâte de tous les produits, il touche à tous les trafics, il met la main à tous les pâtes, il conquiert tous les métiers, il usurpe tous les états. Aujourd’hui, chez l’épicier, il y a de tout, même de l’épicerie.
L’épicier est devenu mercier, passementier, papetier, libraire, entreposeur de tabacs, marchand de vins, débitant de papier timbré, fabricant de cirage, confiseur, cartonnier, fruitier; ce sont là de petits commerces d’alluvion, qui arrondissent le domaine des denrées coloniales. L’épicier est également droguiste, et il faut être une oie, comme cet idiot qui joue du pilon, pour oser répondre à une innocente pratique: C’est pas ici une farmacerie! Un joli mot, dans une officine qui nous débite les chocolats de santé, les cafés à la chicorée, les sirops d’agrément et les huiles de ricin que vous savez!
Cette fille a raison, affreux jeune homme que je vois piler, en ce moment, quelque chose d’équivoque! Interroge le patron, qui égrène des groseilles sur le comptoir; consulte la femme du patron, qui arrange des pruneaux de Tours dans une caque à sardines: il est impossible que vous n’ayez pas quelques grains d’émétique dans le magasin de vos drogues, ou dans les drogues de votre magasin!
Donnez-moi une demi-once de métique!.. N’est-ce point là, je vous le demande, avec un seul mot, une malice cruelle, une critique affreuse, une satire profonde, dans la bouche de l’innocence et de la naïveté? Eh! l’oison!... pour une pauvre bête qui arrive de son pays, d’un pays qui est peut-être Pontoise, il me paraît que la voisine n’est pas si ânesse!
Après tout, il se peut bien que l’épicier de Grandville ait oublié d’acheter de l’émétique, pour les dames qui tombent en attaque dans un petit papier: le plus fin épicier ne peut vendre que ce qu’il achète; on ne s’avise pas de toutes les finesses et de toutes les épiceries! Mais rassurez-vous; le patron vient de prendre garde à la demande et à la réponse: s’il ne vend point d’émétique, il en vendra, il faut qu’il en vende, quand il devrait n’en point acheter!
Quoi qu’en dise l’idiot commis, nous verrons tôt ou tard l’épicerie et la farmacerie réunies; ô épicier! Qu’elles soient donc réunies pour ton intérêt, jamais mêlées pour notre agrément!