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PONTE CURONE

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16, 17, 18, 19, 20 mai.

Je vous dirai, comme le président de Brosses: «Routes, situations, gîtes, repas, détails inutiles, faits nullement intéressants, vous aurez tout.»

«Or, écoutez l’histoire entière

«De votre ami le Bourguignon,

«Qui, tout le long de la rivière,

«Avec Loppin, son compagnon,

«Pour s’avancer sur la frontière,

«Est allé jusqu’en Avignon.»

Nous partons pour Ponte Curone. Soleil, beau temps, route unie, ruisseaux, arbres verts, avec cela, quand on mange, on n’a pas le droit de se plaindre.

Nous voici installés dans le palais d’été du seigneur Paolo Farina. Notre logement se compose de deux chambres et d’un immense salon au rez-de-chaussée, éclairé par de hautes portes à vitraux de couleur. Autour de ce salon, qui ressemble à un petit musée, règne un large divan élastique qui remplacera provisoirement mon lit de camp. J’avoue que mes yeux se reposent avec complaisance sur des glaces de Venise, des peintures à fresque, des cheminées à garnitures de bronze et plusieurs magnifiques tableaux, entre autres une Cléopâtre, qu’on m’assure être une bonne copie de celle du Guide.

Une double porte vitrée donne accès dans un petit jardin où se fera la cuisine. Nous ne mangeons pas, il est vrai, dans des assiettes de porcelaine, mais nous recevons d’illustres visiteurs et nous avons le loisir de jouer aux échecs sur un damier d’ébène et d’ivoire.

J’ai fait la découverte d’une table assez curieuse. Au premier abord, je l’ai cru encombrée de toute sorte d’objets: ciseaux, livres, dominos, lettres ouvertes, journaux, lorgnon, pains à cacheter, etc. Tout cela était peint et disposé avec un art tel que des yeux, myopes comme les miens, peuvent s’y tromper d’assez près.

Les environs de Ponte Curone sont très-pittoresques. La Scrivia coule à l’entrée du village. Je suis allé me promener sur ses bords à la tombée de la nuit. Le cœur se fond de mélancolie devant le paysage, borné par la sombre chaîne de l’Apennin. La lune s’était levée derrière les montagnes, dont les cimes se dessinaient comme l’échine onduleuse d’un gigantesque-reptile. La rivière serpente entre ses rives bordées de saules et de peupliers. Deux zouaves, les jambes dans l’eau, lavaient leur chemise sur un débris de pont coupé par l’ennemi. Au fond, un cavalier accourait bride abattue. C’était une belle nuit d’Italie.

On vient de nous envoyer cinq jeunes troupiers qui nous serviront d’ordonnances. C’est un petit événement comme l’arrivée d’un nouveau au collége, à la première récréation. Ils vont faire campagne avec nous, et le pain de munition rapproche un peu les distances. Celui qui est attaché à ma personne se nomme Laurent. Après une petite délibération, Givaudan fut promu tout d’abord aux importantes fonctions de cuisinier.

Nous avons deux fourgons: l’un qui contient nos bagages, et l’autre qui renferme le trésor, les dépêches et les provisions de bouche. Celui-ci s’appelle le fourgon fermé. Chaque fourgon est traîné par quatre robustes chevaux, doux comme des moutons. Les deux de gauche, appelés porteurs, sont montés par des cavaliers du train, arme un peu obscure, un peu dédaignée, et c’est à tort. Les soldats du train, chargés d’un service ingrat et pénible, d’une utilité reconnue à toute heure, sont des modèles de patience, d’énergie, de discipline, de devoir, d’abnégation. J’aime à exprimer ici cette opinion sur leur compte.

En résumant mon énumération, le Trésor du quartier général du 1er corps, sans compter son escorte renouvelée tous les jours, se compose de 5 officiers, 5 ordonnances, 4 cavaliers du train, 13 chevaux et 2 mulets.

Tout cela forme une petite famille qui n’est pas triste à voir. Nos ordonnances ont tous l’air de braves garçons décidés à bien faire.

J’ai dit que Givaudan avait été promu tout d’abord à la dignité de cuisinier. C’est l’homme le plus doux, le plus placide, le plus honnête, le plus complaisant et le plus lent qu’on puisse imaginer. Il dit: des bistecks, mais on lui pardonne cette légère imperfection. C’est la naïveté en personne. Il est natif du département des Hautes-Alpes, et nous l’appelons Givaudan, fils des Sommets.

Notre camarade Emilio est chef de popote perpétuel. Il a habité quatre ans la Corse et parle bien l’italien. Son pouvoir est illimité. L’arbitraire est le code du chef de popote. Mangez ou ne mangez pas, mais ne proférez aucune plainte, ne hasardez aucune observation. C’est surtout en campagne qu’il faut des dictatures.

Malgré toute sa bonne volonté, Givaudan, fils des Sommets, était un mauvais cuisinier. Emilio le démit de ses fonctions pour les confier à Godin, qui mena de front ses chevaux et la cuisine. Givaudan devint son second sans murmurer contre la destinée.

Godin a l’œil intelligent, la figure jeune et très-éveillée. Il est adroit comme un singe et nous rend mille services. C’est le devoir incarné, ne se plaignant de rien, n’ayant jamais besoin d’un ordre, d’une honnêteté à l’épreuve, et mettant son bonheur à ce que tout le monde soit content de lui. On verra plus tard à la suite de quels événements Givaudan devint mon ordonnance.

L’Empereur est venu à Ponte-Curone en voiture découverte et sans escorte.

L'envers d'une campagne : Italie 1859

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