Читать книгу L'envers d'une campagne : Italie 1859 - Charles Joliet - Страница 7
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Paris, 29 avril 1859.
J’ai fait mes adieux à Paris, et je ne raconterai pas ici l’emploi de mes dernières journées; c’est l’histoire de tous les voyageurs. Il n’y a que les hirondelles qui s’embarquent sans bagages et sans feuille de route, le cœur léger, la tête libre et les ailes déployées au vent qui les emporte avec le dernier rayon de soleil.
Marseille, 30 avril, 1er, 2,3 mai.
Le vendredi soir (je ne suis pas superstitieux) 29 avril, j’ai pris le chemin de fer de Marseille, où je suis arrivé le lendemain à quatre heures du soir. Les quatre jours que j’y ai passés m’ont semblé longs.
3 mai. — Les ordres de départ sont arrivés.
A BORD DU SAHEL
Enfin, j’ai commencé mon premier voyage maritime! Nous sommes à bord du Sahel, en partance pour Gênes. Nos chevaux sont embarqués. Il est dix heures du soir. Le navire quitte le port, et je reste à regarder la manœuvre, malgré une pluie fine et glacée qui tombe depuis trois heures de l’après-midi.
Je m’attendais à une émotion en laissant derrière moi les becs de gaz, dont la lumière éloignée me dit que nous fuyons les côtes de France. Cela ne m’a absolument rien fait.
Je me suis réveillé ce matin dans une cabine, tout étonné de ne pas être malade. Après un solide déjeuner, je suis monté sur la dunette du navire où se promènent quelques officiers.
— Et le mal de mer? me dit un capitaine d’artillerie, avec lequel j’avais dîné la veille, en m’offrant un cigare.
— J’en ai beaucoup entendu parler, répondis-je avec aplomb.
— Vous êtes bien heureux: presque tous nos camarades sont indisposés. Voici du feu.
Nous côtoyons les îles d’Hières. A quelque distance, une frégate fait l’exercice à poudre et manœuvre comme un cheval bien dressé.
UNE VISITE A ALPHONSE KARR
Nice, 5 mai
La traversée de Marseille à Gênes est habituellement de vingt heures, ce qui fait que nous avons mis trois nuits et deux jours avant de débarquer. Outre le réel plaisir que j’éprouvai de n’avoir pas le mal de mer, un agréable mauvais temps m’a permis de passer une journée à Nice et de faire une visite à Alphonse Karr, fils de Voltaire, qui s’intitule dans l’Almanach-Didot: ALPHONSE KARR, jardinier à Nice. Je n’accuserai donc pas ce pauvre Sahel; il a sombré en 1863. Il avait un million à bord: il sera regretté.
Après être resté en panne la deuxième nuit, à cause de nos pauvres chevaux, ballottés sur leurs sangles par un roulis tempéré par du tangage, nous abordâmes à Villafranca. Pardonnez-moi «abordâmes» : ce mot-là est si marin!
Vous connaissez Villafranca. Vous voyez d’ici ses maisons blanches, groupées au bord de son port en miniature et adossées contre un versant des Alpes-Maritimes. De Villafranca, une voiture me conduisit à Nice, en compagnie de quelques passagers, par une route bordée d’oliviers. Leur feuillage, d’un gris verdatre, fait un contraste plein d’harmonie avec la végétation chaude et luxuriante qui les environne.
Une belle jeune fille, au teint cuivré, nous croisa sur le chemin. Elle était vêtue d’un jupon à bandes rouges et noires alternées, assez court pour laisser voir deux jambes fines et nerveuses, auxquelles le soleil avait donné les tons bruns du bois d’acajou. Elle allait nu-pieds et portait allégrement sur la tête un panier d’oranges acides fraîchement cueillies, qu’elle nous abandonna (détail vulgaire) à raison de cinq sous la douzaine. Elle aurait peut-être donné un baiser par-dessus le marché ; mais, en campagne, vous savez qu’il est de principe de ne pas embrasser les jolies filles.
Je ne vous dirai rien de Nice la Nonchalante. Le soleil était chaud, par exemple, et tombait d’aplomb. Nous avons grimpé le chemin en spirale, bordé d’ifs et de cyprès comme un cimetière oriental, qui conduit à la terrasse du château. De cette plate-forme, d’une élévation prodigieuse, l’œil embrasse un des plus beaux panoramas du monde: la Méditerranée, avec ses grandes zones qui changent de couleur à tous les jeux de la lumière, se noie dans les profondeurs d’un horizon immense; sur le rivage, Nice, la perle blanche des mers, se roule autour de son rocher comme un serpent au soleil; et, au fond du tableau, le rideau vert des Alpes-Maritimes.
En descendant, le Paillon à sec me fit penser au verre d’eau offert par Alexandre Dumas au Mançanarès. Une voiture passait, et je dis au cocher: «Alphonse Karr». Le véhicule niçois s’engagea bientôt sans hésitation dans un chemin étroit, à pic, raboteux et flanqué de murs jusqu’à la villa Saint-Etienne. L’écriteau qui surmontait la grille avait disparu. Il signifiait en termes polis: Les Anglais n’entrent pas ici, pour leur faire comprendre qu’ils n’étaient pas au jardin des plantes de Paris. Ces insulaires, si réservés chez eux, traitent les peuples étrangers en pays conquis. Ils vont à l’Opéra en casquette.
L’Angleterre est une île escarpée et sans bords,
Où l’on est peu poli quand on en est dehors.
Je me présente, moi, Français, bravement à la grille. Je donne mon nom. J’entre. Je n’ai pas la prétention de décrire la maison d’Alphonse Karr. Je vis une habitation charmante, dans un nid de verdure, des champs de fleurs et quelques animaux familiers.
Alphonse Karr apparut au bout d’une allée. Je le vois encore avec sa vareuse de velours noir; un imperceptible ruban rouge était noué à la boutonnière. Je le reconnus d’après ses portraits et ses caricatures. Sa physionomie, ouverte et Légèrement narquoise, vous est sans doute familière. C’était bien ce philosophe tranquille, qui manie la plume et la bêche à ses heures, et qui nous envoie de loin des guêpes cachées sous ses fleurs.
— Vous arrivez avec le mauvais temps, dit Alphonse Karr.
Trente degrés tout simplement.
En toute autre occasion, j’aurais évoqué le souvenir des promenades autour de ce jardin merveilleux, et j’aurais peut-être entendu le bourdonnement de l’escadron d’or des Guêpes, mais la guerre d’Italie fut le sujet de l’entretien. Alphonse Karr avait un neveu à l’armée. Mon temps était mesuré, je n’osais non plus abuser de l’hospitalité, et je pris congé.
C’est à Montebello que je trouvai le caporal Karr, campé en plaine, au pied de la colline que le village domine comme un nid d’aigle. Le hasard de la campagne nous rapprocha quelquefois. Le caporal Karr est sans doute officier à l’heure qu’il est. Si ces lignes le rencontrent, qu’il y trouve le bon souvenir de nos causeries, dont Alphonse Karr était le fond. D’une lettre de lui j’ai retenu cette pensée, qui résume le code du soldat à l’ennemi: Sois brave sans férocité.
J’ai repris la mer, enfin calme. Le lendemain, au lever du soleil, on frappait à coups redoublés à la porte de ma cabine: Gênes! Gênes! Nous entrons dans le port de Gênes!