Читать книгу L'envers d'une campagne : Italie 1859 - Charles Joliet - Страница 8
GÊNES
ОглавлениеDu 6 au 12 mai.
«Mer sans poissons, montagnes sans bois, hommes sans foi, femmes sans pudeur.» — (Proverbe génois.)
«Il y a tant de libertinage à Gènes qu’il n’y a pas de filles publiques —tant de prêtres qu’il n’y a pas de religion — tant de gens qui gouvernent qu’il n’y a pas de gouvernement — tant d’aumônes que les pauvres y fourmillent. » — DUPATY.
Tu l’as vue, assise dans l’eau,
Portant gaiment son mezzaro,
La belle Gènes,
Le visage peint, l’œil brillant,
Qui babille et joue en riant
Avec ses chaînes.
A. DE MUSSET.
«J’aime l’admiration, une des plus heureuses, de nos plus nobles facultés, et quand elle est autre chose qu’un engouement de commande ou un enthousiasme d’emprunt, le temps la fortifie au lieu de l’affaiblir. Elle ne se blase point. Je trouve même que la réalité des belles choses est supérieure à l’imagination, et en tout, j’ai plus senti que je n’avais rêvé. Une des choses qui font le plus de tort à la vérité, c’est la quantité incroyable de mauvaises raisons dont on l’appuie. On traite le beau comme la vérité, et l’on ne sait pas le louer sans lui prêter toutes sortes de mérites qu’on invente ou qu’on surfait. On se forge des règles pour approuver, des formules pour sentir.»
Ce passage de M. Charles Rémusat m’est revenu en mémoire, et je me suis promis, en posant le pied sur le sol de l’Italie, de me mettre en garde contre toutes les idées préconçues à l’endroit de cette terre tombée dans le domaine public et classique, pour garder la virginité de mes impressions.
N’en déplaise aux amateurs de rhétorique et aux ciseleurs de phrases, la première chose à faire, en arrivant à Gênes, est d’aller prendre un bain, et ensuite de déjeuner sous les orangers du café de la Concorde.
Toutefois, il ne faudrait pas croire que je professe le nil mirari d’Horace, et j’ai souffert plus d’une fois de ne pouvoir admirer et sentir. Les grandes émotions sont rares et rapides. Qui sait si les décors de l’Opéra et de la Porte-Saint-Martin ne m’ont pas gâté deux magnifiques spectacles: la mer que je voyais pour la première fois, et le port de Gênes au lever du soleil!...
On aurait beau fatiguer son imagination, évoquer ses souvenirs, rien ne saurait donner l’idée de la Superbe du côté de la mer. Quand on entre dans le port par un beau soleil, on est ébloui. La ville, batie en amphithéâtre circulaire, offre à l’œil ses échafaudages de palais de marbre, de brique rouge et de jardins suspendus... On cherche en vain une maison dans les trois grandes artères traversant la ville, la via Balbi, la via Nuova et la via Nuovissima, qui forment une longue enfilade de palais d’architectures et de couleurs variées.
«Les propriétaires de ces beaux palais, la plupart nobles et sénateurs, ignorent les beautés qu’ils possèdent ou ne l’apprennent que de l’admiration des étrangers ou de la renommée qui les vante. Au lieu d’habiter ces superbes appartements, ils logent dans des galetas, ils ne paraissent que les gardiens de leurs palais.»
Je ne pense pas que cette remarque de Dupaty soit juste aujourd’hui; on m’a dit cependant que certains propriétaires ruinés vivaient en partageant avec le custode les oboles du visiteur. Vivre pauvre à côté de tableaux qui font envie au Louvre, voilà qui me surprend et ne peut être attribué qu’à l’orgueil de ne pas livrer à l’étranger ces nobles héritages de leurs ancêtres.
A part les trois grandes artères que je viens de citer, le reste de la ville n’a pas un aspect monumental. Toutes les rues de Gênes sont étroites pour y conserver l’ombre et la fraîcheur. On m’avait affirmé qu’elles étaient fort malpropres. C’est peut-être en notre honneur qu’elles sont balayées plusieurs fois par jour, et leurs dalles de granit sont unies comme celles d’une cuisine hollandaise. Il n’y manque que des tapis.
Les ameublements des palais sont d’un luxe effrayant, et l’art y a entassé toutes ses merveilles. Les appartements sont vastes et clairs. L’air et l’eau circulent à flots. Partout le regard rencontre des jardins, des galeries, des colonnades, des statues; des péristyles dallés en mosaïque. Partout du marbre.
Les maisons sont très-élevées. J’ai compté jusqu’à dix étages.
Gênes est la seule ville qui m’ait laissé dans l’esprit le souvenir d’une physionomie vraiment originale, bien qu’elle soit transformée en place de guerre depuis mon arrivée. On ne voit que des uniformes, et, chaque jour, des navires jettent sur le port des milliers d’hommes avec l’épouvantable matériel de l’armée. Cependant, le dimanche (12 mai), jour de la fête donnée pour l’arrivée de l’Empereur, le peuple, débordant dans les rues, avait mis ses habits de gala, et les mezzaros blancs des Génoises, qui les font ressembler à des premières communiantes, se détachaient au milieu de la foule bigarrée.
Joignez à cela les troupes sous les armes, les cris de la multitude, les cloches sonnées à grandes volées, le bruit imposant et régulier du canon, et vous aurez vu une fête italienne.
Le soir, il y a eu représentation au théâtre Carlo-Felice.
Devant la façade de chaque palais, masquée par des drapeaux et des tentures multicolores de soie et de velours à franges d’or, brûlaient d’énormes cierges. L’illumination du port était splendide.
Nous sommes installés pour huit jours à la casa Bonino Ratto, strada interna della Chiapella, n° 39. Je ne suis pas fâché d’écrire cette adresse. Elle donne de la couleur locale à mon récit.
Nous avons un jardin qui domine la mer.
Le café de la Concorde est le centre de réunion des officiers. Il forme un grand parallélogramme dont les ailes encadrent un jardin merveilleux. On y mange bien, et l’on y prend des glaces exquises, surtout les glaces aux fruits.
Si vous voulez des détails sur les monuments et l’histoire de Gênes, achetez un Guide. Le plus beau monument ne vaut pas le café de la Concorde, où j’allais fumer mon cigare, le soir, sous ses acacias et ses orangers parfumés. Adieu, Gênes; adieu, café de la Concorde!