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Critique du pouvoir royal
ОглавлениеD’après Chantal Grell, cette coexistence de plusieurs formes de propagande royale, dont certaines sont quelque peu démodées, est le propre d’une production que l’on pourrait qualifier de populaire, c’est-à-dire des textes qui ne sont écrits ni par l’entourage du roi, ni par les instituts proches du centre du pouvoir, comme les différentes académies royales. Cela souligne bien la position marginale du Nouveau Mercure galant sur l’échiquier politique de l’époque qui est également illustrée par la dédicace faite au fils de Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans et non pas au Régent lui-même. Cependant, il ne faut pas oublier que les Modernes rejettent le recours à l’Antiquité pour des raisons précises. Comme l’a évoqué Houdar de La Motte, les héros de l’Iliade ne sont pas dignes d’être comparés à Louis XIVLouis XIV et Thomas Hobbes, ThomasHobbes estime même que les livres gréco-latins incitent à la révolte. De ce fait, la question de savoir dans quelle mesure les références au monde ancien ne constituent pas seulement des lieux communs, mais cachent également une critique réelle du roi-soleil ou une mise en garde formulée à l’encontre du Régent s’impose. Cela s’apparente néanmoins à une aventure sur un terrain miné puisqu’il est peu probable que nous trouvions des critiques directes, mais au contraire, des traces ayant un sens voilé.
Une « Ode presentée au roy sur la paix » publiée dans le Nouveau Mercure galant de janvier 1715 éveille notre attention. La transition vers cet éloge à l’égard de Louis XIVLouis XIV paraît déjà intéressante puisque les vers sont attribués au « fils de M. Chappe, ancien Payeur des Rentes1 » – une pratique qui rappelle l’exemple de Charles Perrault, CharlesPerrault qui publie ses Histoires, ou contes du temps passé sous le nom de son fils, afin de ne pas être associé à ce genre littéraire. Pour confirmer ces soupçons, il faut pourtant lire attentivement l’ode.
Premièrement, les vers semblent effectivement louer les qualités de Louis XIVLouis XIV qui est comparé à Alexandre le GrandAlexandre le Grand. Le jeune homme est clair :
Cede, temeraire Alexandre le GrandAlexandre,
Cede, à nôtre équitable Roy ;
Au nom de Grand il peut pretendre
A plus juste titre que toi2.
Le Louis XIVmessage paraît évident et le fils de Chappe explique amplement les raisons de la supériorité de son souverain sur le roi macédonien. Tout comme celui-ci, Louis XIVLouis XIV est un grand chef militaire et « vainqueur des plus superbes Têtes3 » qui court de victoire en victoire, invincible sur le champ de bataille4. Cependant, contrairement à Alexandre le GrandAlexandre le Grand, Louis XIVLouis XIV sait s’arrêter et dompter sa fureur guerrière. Selon le fils de Chappe, cela fait du roi français « un courageux Monarque » qui se distingue d’« un tyran […] [et] monstre odieux5 ». À défaut de continuer inutilement ses campagnes, il sait se modérer et donc couronner ses « belliqueux exploits » d’une « aimable paix » qui forme « le haut éclat […] qui convient aux Rois6 ». Ainsi, cette lecture au premier degré rappelle non seulement les vers de Charles Robert, sieur de Saint-Jean, de mai 1677, mais aussi « Le Siècle de Louis le Grand » de Charles Perrault, CharlesPerrault. Dans celui-ci, le chef de file des Modernes affirme également que le roi-soleil dépasse tous les modèles historiques auxquels il pourrait être comparé.
Or, depuis la lecture des fameux vers de Perrault, CharlesPerrault en 1687, plusieurs décennies ont passé et ont vu de nombreuses guerres, notamment la guerre de la Ligue d’Augsbourg et la guerre de succession d’Espagne. Il serait surprenant que les sujets du roi-soleil aient oublié ces dures années peu glorieuses du règne de Louis XIVLouis XIV. Ainsi, une deuxième lecture moins avantageuse paraît s’imposer. D’une façon innocente, le fils de Chappe développe davantage la raison pour laquelle la paix est préférable aux guerres. Selon lui, il n’est guère possible de profiter d’une campagne militaire :
Eloignez-vous, combats funestes,
Dont à peine les tristes restes
Peuvent être appellez vainqueurs7.
ParLouis XIV la suite, il devient encore plus concret et rappelle à ses contemporains des souffrances très concrètes : « La paix rend le fils à sa mère,/ La paix rend le frere à son frere8. » Entre les lignes, cette « Ode […] sur la paix » est donc susceptible d’être lue comme une critique de la politique de Louis XIVLouis XIV et une mise en garde adressée à la classe dirigeante. Au début du XVIIIe siècle, le royaume de France est à bout de souffle et les sujets du roi-soleil ont besoin de paix. Ce sens à peine caché confirme donc les craintes des Modernes : en comparant Louis XIVLouis XIV à Alexandre le GrandAlexandre le Grand, il est possible d’accentuer davantage la critique de la politique hégémonique du roi et de le présenter, au final, comme un « monstre odieux9 ».
En outre, il existe d’autres textes qui semblent dénoncer les failles de Louis XIVLouis XIV en s’appuyant sur le monde gréco-romain. Dans le Nouveau Mercure galant de mars 1716, Hardouin Le Fèvre de Fontenay publie une « Description de la Pompe Funebre de Loüis XIV » qui a lieu à « Cadix [sic]10 ». Précédemment dans cette étude, il était déjà question de ce « Mausolée [érigé] dans le grand vaisseau de l’Eglise de S. François11 » puisque la cathédrale fut richement décorée avec des tapisseries présentant le défunt roi comme un héros antique, notamment comme un nouvel HerculeHercule. Pourtant, Louis XIVLouis XIV y est également comparé à Phaéton [Phaëton]Phaéton, le fils d’HéliosHélios, dieu du soleil : « Le douziéme [tableau] representoit un Phaéton [Phaëton]Phaëton couronné de France, porté dans le Char du Soleil semé de Fleurs-de-Lys ; une nouvelle Etoile luiy marquoit la route qui’il devoit tenir, avec ces paroles : Aurelia Regente luce à via non aberrabo12. » Or, c’est exactement le contraire de ce qui se passe dans le mythe antique. Selon OvideOvide, Phaéton [Phaëton]Phaéton est incapable de conduire le char d’HéliosHélios et menace de détruire toute la terre avant d’être tué par ZeusZeus :
De grandes villes s’écroulent avec leurs murailles ; des peuples et des pays entiers sont changés par l’incendie en un monceau de cendres ; les forêts se consument avec les montagnes qu’elles couvrent. Tout brûle […]. Cependant l’arbitre suprême prend à témoin les dieux et le maître du char lui-même, que, s’il ne prévient pas ce désastre, tout va succomber au plus cruel destin. […] Il tonne, et balançant son tonnerre à la hauteur de son front, il foudroie l’imprudent Phaéton [Phaëton]Phaéton13.
Étant Louis XIVdonné l’importante présence de l’auteur des Métamorphoses en particulier et de la mythologie antique en général dans l’enseignement de l’époque14, le destin de Phaéton [Phaëton]Phaéton était certainement connu du grand public. Par conséquent, cette représentation du défunt roi est plus qu’ambiguë. D’un côté, elle souligne les qualités extraordinaires, puisque surhumaines de Louis XIVLouis XIV et elle reprend également des éléments classiques des glorifications du roi-soleil ainsi que des souverains espagnols : d’après Gérard Sabatier, les rois français ont utilisé le soleil comme emblème depuis le XIVe siècle et Philippe V d’EspagnePhilippe V d’Espagne, un des grands rivaux de Louis XIVLouis XIV, s’est également servi de cet astre. À l’instar du parallèle établi entre HerculeHercule et Louis XIVLouis XIV15, les « Negocians François […] [qui] ont fait leurs efforts pour rendre à la mémoire de Loüis le Grand les honneurs qui luy sont deus16 » tentent donc encore une fois d’inscrire le défunt roi dans une double tradition qui s’adresse à la fois aux sujets français et espagnols des Bourbons17.
D’un autre côté, la représentation du monarque en Phaéton [Phaëton]Phaéton rappelle non seulement la présupposée origine divine de son pouvoir, mais également l’accident mortel du fils d’HéliosHélios qui montre clairement les limites de la politique royale18 : il semblerait que ses projets ne soient pas tous couronnés de succès et que le roi soit téméraire.
Certes, Louis XIVcette allusion n’est pas très précise, mais elle va de pair avec d’autres contributions qui formulent des doutes concernant la politique royale et dont les auteurs ne semblent pas adhérer pleinement à la vision d’un Perrault, CharlesPerrault qui considère le règne de Louis XIVLouis XIV comme l’apogée absolu de l’histoire. En juillet 1716, les lecteurs de la revue apprennent par exemple que la France manque de virilité et qu’elle tombe en décadence. Après avoir cité l’exemple de la ville de Rome qui fut corrompue par « l’orguël & le luxe19 », le contributeur inconnu constate quant à sa propre époque :
Mais insensiblement l’adroite politesse
Des cœurs effeminez souveraine Maistresse,
Corrompit de nos mœurs l’austere dureté,
Et du subtil mensonge empruntant l’artifice,
Bientost à l’injustice
Donna l’air d’équité20.
Le versificateur anonyme s’en prend à la galanterie et aux comportements sociaux liés inexorablement à Versailles et qui privilégient la forme sur le contenu. Indirectement, il prône un retour aux sources, c’est-à-dire à une vie plus simple et donc plus naturelle. Par conséquent, il vénère le haut Moyen Âge dont le « citoyen […] sҫavoit porter les armes […] [et] négligeoit ses charmes21 ». Dans le Nouveau Mercure galant, cette simplicité est plus souvent revendiquée dans des contributions sur la critique du goût, mais cette problématique sera traitée ultérieurement.
Si Louis XIVl’exemple espagnol nécessite une interprétation, les propos de Chappe et Le Fèvre de Fontenay semblent plus clairs, mais ces derniers restent néanmoins plus prudents : le premier attribue ses vers critiques à son fils et le deuxième précise après cette ode dénonciatrice que « les plus sages & les plus éclairez » pensent différemment et louent Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans, « l’Auguste Prince, à qui le Ciel a confié le soin d’élever le jeune Monarque du plus riche et du plus florissant Royaume du monde22 ». Ainsi, le directeur de la revue et Chappe cherchent à prendre leurs distances avec la critique du temps présent et à apparaître comme un soutien sans faille du régime.
Des accusations contre le pouvoir royal sont donc prudemment introduites dans la revue et cela soulève la question de savoir dans quelle mesure les éloges que nous venons d’étudier auparavant peuvent être lues au deuxième degré. À en croire Olaf Asbach, une telle lecture paraît légitime et, afin d’illustrer ses propos, l’historien cite l’exemple de l’abbé Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, Charles-Irénée Castel deSaint-Pierre et son discours de réception à l’Académie française de 1695. Saint-Pierre, Charles-Irénée Castel deSaint-Pierre y parle « [d]es avantages des belles-lettres23 » avant de louer son souverain :
Le calme rappellera […] [la] raison égarée [des autres pays européens], et avec des yeux que l’envie ne troublera plus, ils verront enfin que cette grande puissance du Roi [Louis XIVLouis XIV], dont ils ont été si long-temps alarmés, a pour bornes insurmontables cette même sagesse et ces mêmes vertus qui l’ont formée. Heureux de n’avoir pu l’affoiblir, ils ne la regarderont plus que comme la tranquillité de l’Europe, et comme l’unique asile contre l’oppression et l’injustice des ambitieux24.
Pour Asbach, les choses sont claires : Saint-Pierre, Charles-Irénée Castel deSaint-Pierre, qui est bien informé des différentes politiques royales aux niveaux national et européen25, a remplacé la réalité européenne par un idéal utopique puisque c’est le roi-soleil qui a instauré un système peu tolérant en France et essayé de créer un empire français en Europe26. Son but consiste donc à dénoncer de manière ironique la politique de Louis XIVLouis XIV et de proposer en même temps une alternative plus humaniste.
EnvironLouis XIV 20 ans plus tard, la situation n’a guère changé. Certes, la guerre de succession d’Espagne s’est terminée en 1714, mais ses conséquences néfastes sont toujours présentes et les vers de Chappe de janvier 171527 en témoignent. De ce fait, il semble être possible de continuer à appliquer la grille de lecture d’Asbach aux éloges publiés dans le Nouveau Mercure galant : pour les contemporains avertis d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, ces contributions qui célèbrent notamment le génie militaire du roi malgré la quasi-défaite militaire des armées royales28 ou qui présentent le monarque comme le garant de la paix en fermant les yeux sur sa politique expansionniste29 paraissent ironiques, voire satiriques. Et, au vu de l’érudition littéraire des membres de la société mondaine, nous pouvons supposer qu’un nombre relativement conséquent, peut-être même une majorité, ait compris ce message caché qui critique Louis XIVLouis XIV et qui peut être considéré comme une mise en garde du Régent qui est censé ne pas répéter les erreurs du roi-soleil.
En définitive, il faut constater que le Nouveau Mercure galant propose deux lectures de la royauté. D’une part, le périodique apparaît comme un pilier de l’Ancien Régime. D’autre part, ces éloges paraissent trop parfaits et suggèrent qu’il faille lire entre les lignes afin de découvrir leur véritable sens. À cela s’ajoutent quelques contributions très rares qui dénoncent plus directement certains aspects de la politique royale ou de l’état du royaume, comme par exemple la dégradation des mœurs30, mais ces textes-là restent l’exception qui confirme la règle.