Читать книгу La Querelle d'Homère dans la presse des Lumières - David D. Reitsam - Страница 29
Des attaques plus littéraires
ОглавлениеLa couverture de la Querelle d’Homère au sens étroit du terme commence dans le Nouveau Mercure galant en février 1715 : Hardouin Le Fèvre de Fontenay publie dans cette livraison de la revue une critique des Causes de la corruption du goût d’un « Auteur anonyme » qui discute amplement l’ouvrage d’Anne Dacier et attaque également directement l’Ancienne. Il fait cependant preuve d’esprit et il se montre plus innovatif que les détracteurs de Dacier que nous venons de rencontrer précédemment.
Tout comme La Motte qui entame sa dénonciation de l’œuvre homérique par un résumé des louanges prodiguées au poète grec1, le contributeur inconnu fait semblant d’établir le prestige de l’autrice qu’il s’apprête à attaquer : « Madame Dacier qui tient sans contredit le premier rang entre les Commentateurs, entreprit cette glorieuse refutation2. » Étant donné qu’il s’empresse de contester les thèses de Dacier et qu’il laisse rapidement entendre qu’il se sent proche des Modernes, les mots « glorieuse réfutation » paraissent suspects. Par la suite, ce choix lexical ne devient guère plus clair et notre interprétation est confirmée par les termes qui closent son analyse : « Nous voilà enfin debarassez du Traité DES CAUSES DE LA CORRUPTION DU GOUST [en capitales dans l’original]3. » Encore aujourd’hui, le soulagement du contributeur anonyme paraît audible. Ainsi, il est plus qu’évident que cette étude commence par une remarque ironique qui est par ailleurs suivie d’autres commentaires similaires.
Par exemple, au lieu de dénoncer simplement les termes injurieux que Dacier utiliserait selon certains Modernes, le contributeur inconnu cite un passage de la préface de sa traduction d’Aristophane ; mais il le sort de son contexte4 et il y ajoute la réflexion suivante :
C’est-à-dire, selon Madame Dacier, que si l’on rendoit justice aux bons auteurs vivans, cette justice même toute flatteuse qu’elle paroist, les jetteroit dans le découragemẽt [sic], parce qu’elle leur seroit un sûr augure du mépris qui les attendroit dans des tems reculez. M. de la Motte ne se seroit pas avisé de soupҫonner qu’il dût à la pure bien-veillance de son adversaire, les mauvais traitements qu’il en reҫoit, elle se gardera bien de le louer, de peur que ses éloges ne lui fassent tort & ne l’avilissent dans les tems futurs. L’extrême modestie de Madame Dacier promene sa charité par des chemins bien singuliers5.
Ainsi, il aiguise non seulement une observation d’Anne Dacier, mais il se moque également d’elle. Il suffit de se rappeler la discussion d’une Blonde et d’une Brune d’avril 1715 : la représentante des Modernes y soutient que « les mauvais traitements » – que Dacier réserverait à La Motte – et la « modestie » sont incompatibles.
De plus, l’auteur anonyme n’hésite pas à ridiculiser la traductrice d’Homère. II constate que Charles Perrault, CharlesPerrault, qu’il appelle seulement l’« Auteur des Paralleles6 », et Anne Dacier ont interprété différemment un passage de QuintilienQuintilien :
Il est surprenant que ce Dialogue [de QuintilienQuintilien] ait frappé si différemment l’Auteur des Paralleles, & Madame Dacier. Le stile neanmoins en est simple & la diction claire : Il faut sans doute que l’Auteur des Paralleles ne l’ait pas assez medité : car Madame Dacier convient qu’il faut le mediter pour y trouver que les anciens y triomphent7.
Le contributeur au Nouveau Mercure galant semble suggérer qu’il y a au moins deux lectures différentes de cet extrait du rhéteur romain et il en distingue notamment deux interprétations : le sens qui est immédiatement évident pour le lecteur et qui correspond à l’interprétation de Perrault, CharlesPerrault ainsi que le sens caché qui ne se révèle qu’après une longue médiation et qui fut découvert par Dacier. Or, il semble que l’auteur anonyme joue sur les différents sens du mot « méditer » pour dévaloriser l’approche de Dacier. D’après Antoine Furetière, AntoineFuretière, « méditer » signifie non seulement que l’on fait « plusieurs réflexions sur quelque pensée8 », mais le terme peut également être employé dans le domaine de la « Devotion9 ». Selon le Moderne, Anne Dacier n’aurait donc pas étudié QuintilienQuintilien de façon rationnelle, digne de la méthode géométrique, mais elle se serait laissée emporter par son adoration presque religieuse pour les auteurs anciens déformant de cette manière la signification du texte. Il faut en effet regarder sous tous les angles ce passage du rhéteur romain pour comprendre le sens que Madame Dacier a voulu lui attribuer.
Ainsi, sans attaquer directement Anne Dacier, le contributeur anonyme est plus subtil tout en illustrant clairement son point de vue. Comme ses commentaires ironiques ou moqueurs sont à même de faire rire – ou du moins sourire – les lecteurs du Nouveau Mercure galant, il est par ailleurs possible que cette forme de critique soit plus efficace que les reproches directs.
La critique la plus sophistiquée et la plus divertissante d’Anne Dacier se trouve certainement dans la livraison de juin 1716 du Nouveau Mercure galant : il s’agit du « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne » qui est écrit par « un […] [des] amis [de Le Fèvre de Fontenay]10 ». La défense de la méthode géométrique en constitue un des principaux thèmes, mais cet aspect sera analysé plus tard. Pour le moment, il est nécessaire de se focaliser sur le personnage d’IrisIris. Premièrement, selon le Dictionnaire universel d’Antoine Furetière, AntoineFuretière, son nom renvoie à « une Divinité fabuleuse des Anciens, que les Poëtes ont feint estre la messagere de JunonJunon11 » et Fritz Graf souligne que l’une de ses qualités principales fut sa vitesse12. Ces aspects de sa personnalité sont repris dans le prélude dans lequel IrisIris prétend avoir « parcouru13 » toute la « Grece & […] le Pays Latin » à la recherche de MercureMercure qu’elle doit impérativement ramener au mont Olympe pour qu’il puisse porter son secours aux dieux dans la Querelle d’Homère. Pourtant, avant d’entamer le voyage de retour, MercureMercure et IrisIris, qui se déguisent rapidement en « Academicien de l’ancienne Ecole & […] femme sҫavante14 », rencontrent un mortel ordinaire qui est présenté comme un « Anti-Homeriste du premier rang15 ».
Alors que MercureMercure reste calme et modéré face au Moderne qui met en doute le prestige d’Homère, IrisIris ne parvient guère à se maîtriser et s’emporte facilement. Elle interrompt « brusquement16 » le Moderne et déclare : « Ah ! le traître, il me suffoque, je n’y puis resister MercureMercure… pardonne, je ne sҫais ce que je dis […] M. vous qui vivez encore, ne rougissez pas des blasphêmes que vous venez de prononcer contre cet homme inspiré d’ApollonApollon17. » Pourtant, cette provocation ne paie pas et le Moderne rétorque tranquillement :
Pour une illustre Grecque vous estes bien vive, Madame, il vous manque un peu de flegme Philosophique. Par ce petit essay d’emportement, je juge que, si pour rendre une cause victorieuse, il ne falloit que des injures & des noms anciens, tout l’avantage de la dispute vous resteroit18.
Sans aucun doute possible, l’intention de l’ami d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay est évidente : IrisIris incarne Anne Dacier à qui celui-ci reproche, à l’instar de nombreux autres contributeurs, d’utiliser des mots trop injurieux. Ce soupçon qu’IrisIris ne soit autre que Dacier est d’ailleurs confirmé un peu plus loin. Si l’auteur de ce « Dialogue magnifique » prête à MercureMercure des arguments plutôt novateurs19, il semble s’être inspiré de la traductrice d’Homère pour créer son IrisIris et ses idées : son personnage fictif utilise par exemple des allégories pour justifier le comportement des dieux homériques20 et, à partir des paroles d’IrisIris, le contributeur anonyme renvoie même les lecteurs à un passage de la vraie Anne Dacier21. Par conséquent, il faut souligner que le personnage d’IrisIris incarne plusieurs aspects à la fois : elle représente certainement la chef de file des Anciens tout en illustrant à merveille les reproches que les Modernes formulent à son encontre et que nous avons étudiés ci-dessus.
Malgré ce zèle évident, la majorité des contributeurs ne sont pourtant guère novateurs et, à cause du caractère sériel de leurs critiques, celles-ci ont souvent l’air de lieux communs. D’un côté, cela confirme la thèse de Noémi Hepp qui soutient que la couverture de la Querelle d’Homère dans le périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay n’est pas de haut niveau22. De l’autre, cela pose la question de l’origine de ces critiques. Un indice important constitue la première partie des Réflexions sur la critique d’Houdar de La Motte qui sont publiées pendant les premiers mois de l’année 171523. Le Moderne y écrit :
Qu’elle [Dacier] l’avoue ingénument : elle s’est crue attaquée dans la personne de son auteur favori. Elle a compté pour rien la justice flatteuse que je lui rends avec plaisir en tant d’endroits de mon discours, et elle n’y a vu que les censures que j’ai osé faire du père de la poésie. Encore sa passion pour ce grand poète les lui a-t-elle grossies ; elles lui ont paru des injures, et pour ces injures prétendues, elle m’en a rendu de très réelles24.
Bien que La Motte se prononce de façon modérée, les reproches – ou les « étiquette[s]25 », pour utiliser le vocabulaire d’Éliane Itti – sont clairement exprimés et ils sont les mêmes que ceux dans le Nouveau Mercure galant. De plus, un peu plus loin, La Motte intègre dans ses Réflexions toute une liste de citations tirées des Causes de la corruption du goût pour appuyer sa dénonciation du style injurieux d’Anne Dacier26.
En somme, même si la forme de la critique évolue – des attaques directes aux commentaires plus littéraires –, le contenu en reste le même : les nombreux adversaires d’Anne Dacier répètent toujours les mêmes reproches – selon eux, l’érudite serait invariablement injurieuse ou trop vive. Et de surcroît, elle utiliserait souvent des expressions « trop fortes ». Par conséquent, l’« étiquette27 » que les Modernes veulent lui apposer ne varie guère. Mais les diverses mises en scène illustrent également la productivité de la Querelle d’Homère en particulier et des querelles en général, ce qui confirme les réflexions de Gisela Bock et Margarete Zimmermann.
Dans le même temps, il est nécessaire de prendre en compte le fait qu’il n’existe aucun texte uniquement en faveur d’Anne Dacier en tant que femme ou autrice. Certes, une dame d’érudition antique publie dans la livraison d’avril 1715 une « Lettre […] touchant l’Iliade d’Homere comparée avec celle de M. de la M » dans laquelle elle se prononce contre la traduction-imitation du Moderne et lui oppose sa propre version de l’épopée homérique qui n’est autre que celle de Madame Dacier. Cependant, il ne faut pas oublier que la dame d’érudition antique s’intéresse uniquement à la traduction de l’Ancienne et n’évoque jamais ses qualités personnelles28. Ainsi, les auteurs du Nouveau Mercure galant conseillent aux lecteurs du périodique seulement de manière générale de respecter les femmes, ce qui ne les empêche pourtant pas de s’en prendre à Anne Dacier.
Ces reproches formulés à l’encontre de l’Ancienne ne constituent cependant guère une nouveauté. Ils se retrouvent également chez Houdar de La Motte, le chef de file des Modernes. Celui-ci nous fournit également un premier élément de réponse à une autre question de grand intérêt : pourquoi les Modernes, et notamment Hardouin Le Fèvre de Fontenay ainsi que ses contributeurs, s’acharnent-ils tellement contre Anne Dacier ? Selon le membre de l’Académie française, « le dessein de Mme Dacier […] est de donner une idée basse de notre galanterie29 ». Le pronom personnel « notre » trahit l’implication personnelle du Moderne qui semble considérer Anne Dacier et ses convictions comme une menace envers sa façon de vivre. Afin de montrer toute l’étendue de cette allégation, il est nécessaire de se rappeler les réflexions sur la condition de la femme en général et les remarques sur Dacier en particulier : elle serait une femme exceptionnelle sans pour autant incarner l’image typique d’une femme du siècle de Louis XIVLouis XIV. D’après ses adversaires, elle n’est ni douce, ni modeste, mais injurieuse et une menace pour la galanterie.