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Le choc d’Anne Dacier

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Ses contemporains n’hésitent donc pas à coller une « étiquette1 » à Anne Dacier et à l’ériger en contre-modèle féminin. Or, face à la tolérance et à la valorisation des femmes en général dont témoigne par exemple François Poullain de La Barre, FrançoisPoullain de La Barre, il faut finalement expliquer plus amplement dans quelle mesure Anne Dacier transgresse les règles sociales de son époque en tant que femme de lettres et quelles sont ses motivations.

Si certains contributeurs au Nouveau Mercure galant s’acharnent véritablement contre la traductrice d’Homère et lui reprochent – à l’instar d’Houdar de La Motte – d’être trop injurieuse et non pas assez polie, il y a également quelques textes dans le périodique dont les auteurs s’intéressent au dessein d’Anne Dacier. Dans la livraison de mars 1715, l’abbé Jean-Francois de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons écrit par exemple que l’Ancienne a voulu donner « une Traduction fidele du mysterieux Poëme2 » et le contributeur inconnu qui a rédigé la critique des Causes de la corruption du goût constate de manière plus figurative dans le Nouveau Mercure galant de février 1715 :

L’heresie faisoit tous les jours de nouveaux progrés : Les conféderez sentirent enfin la necessité de tenter une critique, ou l’on essaya de demontrer la fausseté des nouveaux dogmes. Madame Dacier qui tient sans contredit le premier rang entre les Commentateurs, entreprit cette glorieuse refutation3.

Le ton polémique souligne certainement l’intérêt que l’auteur accorde à la Querelle d’Homère et il illustre que, à son avis, le vrai sujet des débats ne se limite pas au prestige d’Homère – un aspect qui sera analysé davantage dans les parties suivantes. Mais, il faut actuellement se demander si Dacier voulait vraiment entamer une croisade – pour rester dans le champ lexical religieux de l’auteur anonyme – contre les Modernes. Afin de répondre à cette question, il faut donner la parole à Anne Dacier elle-même qui explique ses intentions dans la préface de ses Causes de la corruption du goût :

La douleur de voir ce Poëte si indignement traité, m’a fait résoudre à le deffendre, quoyque cette sorte d’ouvrage soit tres opposé à mon humeur, car je suis tres paresseuse & tres pacifique, & le seul nom de guerre me fait peur ; mais le moyen de voir dans un si pitoyable estat ce qu’on aime, & de ne pas courir à son secours4 !

C’est sans aucun doute la citoyenne de la République des Lettres et femme savante qui parle ici et, encore aujourd’hui, nous pouvons ressentir le choc et la consternation qu’elle a dus éprouver face à l’Iliade de La Motte et ses nombreuses modifications. Or, le projet esquissé par Dacier se limite à une défense d’Homère et, selon Éliane Itti qui décrit l’érudite comme modeste et modérée, il est possible de prêter foi à cette affirmation5. Donc, contrairement au contributeur anonyme au Nouveau Mercure galant qui amplifie les enjeux des débats – « herisie6 » et « nouveaux dogmes7 » –, Anne Dacier ne semble pas accorder cette importance globale aux débats qui, à en croire le Moderne, sont d’une importance fondamentale pour toute la société. Certes, il se peut qu’il s’agisse d’une simple stratégie rhétorique afin d’augmenter l’intérêt des lecteurs du périodique, mais y réduire tout cet emportement verbal paraît trop simpliste et le grand intérêt que la revue accorde pendant plusieurs mois à cette dispute renforce nos doutes. De ce fait, la question de savoir dans quelle mesure Anne Dacier – même malgré elle – peut être perçue comme une menace qui remet en question la galanterie – rappelons-nous les mots de La Motte – s’impose.

La galanterie est directement liée au statut de la femme qui s’améliore considérablement à l’époque moderne, bien que la Blonde d’avril 1715 – une protagoniste fictive d’un dialogue sur la Querelle d’Homère – voie encore une marge de progression. Florence Gauthier :

La mixité fut une première conquête et, au XVIIe siècle dans ce royaume, les femmes se trouvent partout, dans les rues et les salons, à la cour et peuvent s’adresser à un galant homme sans déshonneur. […] La préciosité, avec Mlle de Scudéry, Madelaine deScudéry, a valorisé le droit des femmes à disposer d’elles-mêmes et affirmé la propriété de leur corps, ce qui constitue une immense conquête qui a contribué à construire […] l’égalité entre les deux sexes8.

Or, malgré cette affirmation optimiste, il faut garder à l’esprit la remarque critique de la Blonde ; point de vue que partage également Gauthier. Un peu plus loin, elle précise que ce progrès concerne tout d’abord la « vie sociale » des femmes et non pas leur vie publique ou bien économique. Myriam Dufour-Maître arrive à la même conclusion : « [L]a galanterie ne mettait aucunement fin au traitement inégalitaire des hommes et des femmes dans la morale, dans l’éducation, dans le droit ou dans le champ littéraire9. »

Ainsi, d’un côté, il est désormais parfaitement acceptable pour une femme de devenir autrice, mais de l’autre, la publication des textes reste délicate. Sophie Tonolo observe dans la préface de son édition des œuvres de Madame Deshoulières, Antoinette, MadameDeshoulières, une des grandes écrivaines de son temps, que celle-ci « n’échappe pas à cette loi tacite : une femme, a fortiori une aristocrate, ne peut écrire pour vivre10 ». Et Jean Sgard souligne que le monde très commercialisé de la presse du début du XVIIIe siècle reste dominé par les auteurs : « On peut parler d’un style de presse féminin, mais dans un domaine resté masculin11. » Cependant, même s’il faut attendre le milieu du siècle des Lumières pour pouvoir parler d’une véritable presse féminine, les activités éditoriales d’Anne Dacier ne constituent pas une importante transgression de la règle qui suscite tant de haine de la part des Modernes, même si, tout comme Madame d’Auchy, Charlotte des Ursins, vicomtesse d’Auchy12, il faut qualifier Madame Dacier de femme d’exception qui sait s’imposer dans un domaine masculin.

En revanche, le fait qu’elle descende dans l’arène pour défendre l’érudition et attaque publiquement La Motte, un membre de l’Académie française bien intégré dans la société galante13, choque ses contemporains et pourrait être à même de faire d’elle une révolutionnaire ou nouvelle Philaminte14. Certes, les contributeurs au Nouveau Mercure galant ne donnent guère d’explication au sujet de la règle que Dacier aurait franchie. Ils se contentent simplement de constater la violation de celle-ci. Cette lacune théorique n’est pas étonnante. D’après Florence Gauthier, la galanterie « fut introduite dans le royaume de France par François IerFrançois Ier […], [elle] régressa sous l’effet des violences des guerres de religion […], puis réapparut à la cour sous Louis XIIILouis XIII pour triompher sous Louis XIVLouis XIV15 ». Rappelons-nous dans ce contexte que Jean Donneau de Visé [Devizé], JeanDonneau de Visé baptise son périodique dès 1672 Mercure galant faisant de lui un héraut de la galanterie16. Au début du XVIIIe siècle, il n’est donc plus nécessaire de définir ce concept socio-culturel17. Or, si l’esprit du temps permet à Anne Dacier de s’imposer dans un domaine réservé aux hommes, voire de les dépasser, ses contemporains ne peuvent pas encore concevoir l’idée d’une « galanterie démocratique18 » absolue ce qui aurait permis à Dacier de se lancer « dans la polémique19 » comme l’égale d’Houdar de La Motte20. Tout comme l’accès à l’Académie française qui lui sera refusé, certaines barrières existent toujours et la place que les femmes peuvent occuper reste bien définie. Ou d’après Myriam Dufour-Maître, une certaine « défiance […] [envers] l’éloquence publique féminine21 » persiste.

Dans sa monographie La France galante, Alain Viala se penche également sur cette question de la place des femmes dans la société mondaine. Il écrit :

Dans cette modernisation [de la galanterie héritée du Moyen Âge], les dames ne sont plus vues comme des princesses en leur tour, mais des interlocutrices dans la vie sociale de Cour (et courtoisie s’entend alors ainsi). Le commerce des dames se trouve donc en quelque sorte aux deux bouts de la chaîne des comportements. D’un côté, trouver une partenaire en amour constitue l’un des buts majeurs de l’art de plaire, c’est le sens banal du terme galanterie. Mais d’un autre côté, les femmes sont à l’origine des belles manières22.

C’est surtout ce deuxième trait caractéristique qui nous intéresse ici. Alain Génetiot exprime la même idée : « Après la fermeture du salon de Mme de La Sablière, Madame deLa Sablière, c’est la marquise de Lambert, Madame deLambert qui, en 1699, renoue avec la tradition de politesse urbaine en ouvrant un salon littéraire et savant et inaugure l’âge d’or des salonnières23. » Un peu plus loin, il ajoute que la « belle conversation24 » constitue toujours la réalisation parfaite des idéaux moraux et esthétiques. Le rôle de la femme qui devient salonnière est donc clair : elle organise les rencontres de la société mondaine et propose un espace de discussion, d’échange et d’inspiration. Or, selon ses contemporains – nous avons pu observer les réactions des contributeurs au Nouveau Mercure galant –, Anne Dacier ne se contente pas d’un tel rôle secondaire dans la Querelle d’Homère. En faisant imprimer sa critique des œuvres de La Motte, elle quitte donc le cadre intime et protégé d’un salon où les femmes peuvent s’exprimer librement et brise l’ethos féminin qui autorise seulement des « discrètes avancées dans l’espace public25 ».

À cela s’ajoute encore le fait qu’Anne Dacier défend des idées esthétiques et savantes qui ne sont pas partagées dans le monde galant. Nous avons par exemple déjà vu que l’obtention d’une certaine érudition ne constitue pas une priorité des femmes. Il s’agit donc d’un double scandale – une femme qui publie un pamphlet et qui ne défend pas les idéaux de la société mondaine, mais ceux du monde érudit. Par conséquent, il nous paraît possible que la traductrice d’Homère ait davantage rappelé à ses contemporains Les Femmes savantes ou Les Précieuses ridicules de Molière [Moliere]Molière, qui cherchent à gouverner leurs maris26, que sa Célimène, le personnage principal féminin du Misanthrope, qui malgré ses défauts incarne une salonnière presque parfaite : « [L]e salon de Célimène se présente avant tout comme microcosme. Dans ce lieu mondain, dont la vie sociale est rythmée par les habitudes salonnières de l’époque, les personnages sont en majorité des courtisans27. »

Par conséquent, force est de constater qu’Anne Dacier semble incarner une provocation aux yeux de nombreux Modernes : en tant que femme indépendante et courageuse qui ne laisse ni à Houdar de La Motte ni à d’autres auteurs le dernier mot28. Elle va clairement au-delà de l’espace que les hérauts de la galanterie, comme le Nouveau Mercure galant, accordent aux femmes et brise l’« équilibre subtil […] qui caractérise l’ethos d’une femme sur la scène de l’éloquence publique29 ». Dans une question qui relève tout d’abord de la critique du goût, elle ose contredire publiquement l’autorité d’un membre de l’Académie française. Ainsi, elle renverse la hiérarchie des qualités essentielles à une dame de la haute société qu’établit la Brune dans le dialogue fictif publié dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715 : l’érudition et la défense du monde ancien sont pour Anne Dacier plus importantes que « toute la douceur, toute la modestie […] qui […] siéent si bien [aux galantes femmes]30 ». Cet affront pèse encore plus lourd étant donné que la traductrice semble remettre en question la perception de soi des Modernes qui – rappelons-nous la querelle déclenchée par la « Satire X » de Boileau, NicolasBoileau ou la lettre de Thémiseul de Saint-Hyacinthe, Thémiseul deSaint-Hyacinthe31 – se considèrent comme les défenseurs des femmes. Or, l’exemple d’Anne Dacier suggère qu’il s’agit uniquement d’une conception bien définie de la femme que les Modernes sont prêts à soutenir et divulguer.

En guise de conclusion de ce sous-chapitre, il faut d’abord souligner que l’accent a été mis sur un aspect précis de la Querelle des Femmes : les femmes dans le champ littéraire. Un grand thème fut l’érudition des femmes32, ce qui est certainement dû au rôle primordial joué par Anne Dacier dans la Querelle d’Homère. Ainsi, bien que quelques contributeurs expriment leur admiration pour l’érudite33, la grande majorité ne recommandent pas la lecture des auteurs grecs et latins aux jeunes femmes. Selon eux, les valeurs de la galanterie, comme la politesse ou la douceur, leur sont plus essentielles et ils leur recommandent de lire des romans ou des nouvelles galantes34. En contrepartie, les dames peuvent toujours attendre un comportement irréprochable des hommes à leur égard – cela même si elles se montrent injurieuses35. Néanmoins, on note un manque d’engagement enthousiaste pour les idéaux de la société galante et des auteurs présentent parfois même les mœurs de la galanterie comme des coquilles vides et dénuées de sens36. Or, si ces prises de distance par rapport à une norme sociétale, qui vont d’ailleurs de pair avec la critique bien plus nuancée du mariage, ne forment pas un fil conducteur, les contributeurs au périodique s’en prennent régulièrement à Anne Dacier dont le comportement et l’ambition sont vivement critiqués. Éliane Itti parle dans ce contexte d’une véritable stratégie des Modernes qui accolent l’« étiquette37 » d’« injurieuse38 » à l’Ancienne. Tout en ne s’intéressant guère à sa véritable motivation, cette croisade publicitaire contre Dacier, qui va d’accusations banales à des mises en scène littéraires et divertissantes39, inscrit le périodique dans une longue tradition de réception à laquelle appartiennent également Houdar de La Motte ou Simon-Augustin Irailh, Simon-AugustinIrailh. Aux yeux des Modernes qui écrivent pour le Nouveau Mercure galant, le vrai scandale réside dans la transgression des règles de la société mondaine de la part de la traductrice d’Homère : selon eux, Anne Dacier ne se comporte pas comme une galante femme exemplaire40 et elle propose même un autre modèle de féminité qui valorise l’éloquence publique des dames. En poussant un peu plus loin cette interprétation, le fait qu’elle défie un membre de l’Académie française a pu être considéré comme une révolte contre l’exclusion des femmes de cette institution. Ainsi, il est peu surprenant qu’un acteur politiquement et socialement conservateur comme le Nouveau Mercure galant monte au créneau face à Anne Dacier qui occupe une place exceptionnelle dans le champ littéraire naissant.

De plus, il faut encore évoquer deux autres aspects qui illustrent le caractère peu novateur de la revue : comme la plupart des titres de presse de l’époque et, cela malgré son orientation féminine, les plumes du Nouveau Mercure galant sont principalement masculines et elles s’inspirent en général d’autres penseurs. Lorsque les contributeurs de la revue reprochent par exemple à Dacier d’être grossière et « injurieuse », ils ne trouvent pas de nouvel angle d’attaque, mais suivent notamment Houdar de La Motte41. Cette vivacité et violence des attaques contre Anne Dacier sont par ailleurs un autre élément classique des Querelles des Femmes dont, selon Bock et Zimmermann, la polémique reste inséparable42. En revanche, il est intéressant de voir qu’aucun Ancien n’ose prendre la défense de la traductrice d’Homère : personne ne loue sa modestie ou sa modération, seule sa traduction suscite des réactions de leur part43. Si cela est explicable par la dominance des Modernes, cette monotonie des voix exclut pourtant la réciprocité ainsi que le jeu d’actions-réactions du périodique. Ceci ne doit pas être considéré comme une réfutation des théories de Bock et de Zimmermann44, mais illustre plutôt l’enracinement profond du Nouveau Mercure galant dans le parti des Modernes. En ce qui concerne cette question précise, la revue ne forme guère un « forum45 » qui favorise l’échange, mais elle semble s’inscrire pleinement dans la réaction à – ou plutôt contre – Anne Dacier, devenant de cette façon un véritable organe de combat46 au service du parti de La Motte.

Enfin, le degré de violence de cet étiquetage47 que nous venons d’observer dans les pages de la revue doit encore être précisé. Le Nouveau Mercure galant est-il un acteur provocateur ou plutôt une force modérée ? Aux yeux d’Éliane Itti, le Nouveau Mercure galant aurait par exemple été plus modéré que les Nouvelles littéraires48 et elle renvoie ses lecteurs à Suzanna Van Dijk qui, en 1988, écrit : le Nouveau Mercure galant « refuse d’insérer des lettres dans lesquelles on maltraite Anne Dacier49 ». Ainsi, les deux chercheuses s’opposent à Noémi Hepp qui est moins indulgente envers le périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay : « Tel était le Mercure en 1715 ; en Hollande les Nouvelles Littéraires prenaient la Querelle sur un ton à peine plus élevé50. » Le fait que Hepp mette les deux périodiques au même niveau est confirmé par nos observations : premièrement, quelques textes – par exemple, « l’Arrest du Conseil d’Appollon51 » – apparaissent dans le Nouveau Mercure galant et les Nouvelles Littéraires. Deuxièmement, à l’instar d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, Henri Du Sauzet, HenriDu Sauzet admet qu’Anne Dacier est une érudite remarquable, mais contrairement à son confrère, il parvient même à situer plus précisément Des Causes de la corruption du goût :

Tout ceux qui […] ont lû [les Causes de la corruption du goût] assurent qu’il n’est en rien inférieur aux autres Ouvrages de cette illustre Dame. On y reconnoît par tout une main de Maître ; & la maniére dont ce Livre est écrit, fait, dit-on, beaucoup pour la Cause que Madame Dacier y soûtient52.

Par conséquent, il est difficile de traiter de Du Sauzet, HenriDu Sauzet de plus brutal que Le Fèvre de Fontenay. Bien au contraire, un passage si positif fait défaut au Nouveau Mercure galant. À nos yeux, si les deux périodiques ont donc plus de points communs que le croit Suzanna Van Dijk, leurs auteurs expriment des sentiments différents à l’égard d’Anne Dacier.

La Querelle d'Homère dans la presse des Lumières

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