Читать книгу La Querelle d'Homère dans la presse des Lumières - David D. Reitsam - Страница 25
Les femmes et les érudites
ОглавлениеUne première question soulevée est celle de savoir si les femmes doivent acquérir une érudition savante ou, au contraire, si elles peuvent s’en passer. Sans aborder les défenses et critiques de l’érudition en général qui seront discutées dans la partie consacrée à la dimension épistémologique de la Querelle d’Homère, il faut constater que cette problématique semble passionner les lecteurs et contributeurs au Nouveau Mercure galant.
Dans la livraison d’avril 1715, « un galant homme1 » publie une lettre qui reproduit une discussion probablement fictive et d’abord tranquille, mais par la suite, de plus en plus animée entre deux femmes : une Blonde, la représentante des Anciens dans le dialogue, et une Brune, qui est proche des Modernes. Après quelques échanges de politesse, la Blonde loue Anne Dacier de manière excessive puisqu’elle libérerait les femmes et leur ouvrirait de nouveaux champs d’action : « [S]on exemple [de Dacier] suffit à faire voir l’injustice des hommes qui nous veulent exclurre de la République des Lettres, & qui non contents de nous faire un crime de l’usage de nos cœurs, nous interdisent encore l’usage de nostre esprit2. » Ainsi, la représentante des Anciens souligne que les femmes peuvent être les égales des hommes. Y compris la Brune, à savoir la Moderne du dialogue, est obligée d’admettre que les femmes ont « toutes interest à […] applaudir [Madame Dacier]3 ». Par conséquent, et malgré le fait que par la suite, l’auteur de cette lettre fasse triompher sa Moderne, il paraît partager l’opinion de son Ancienne quant à cette question précise et dénonce l’éviction des femmes de la République des Lettres.
Certes, il se peut qu’il s’agisse d’une simple captatio benevolentiae étant donné l’orientation féminine de la revue, mais, de la même manière, ces lignes traduisent également un sentiment plus largement partagé à l’époque de la galanterie. En 1673, François Poullain de La Barre, FrançoisPoullain de La Barre consacre un livre à la question – De l’Égalité des deux sexes – et il y écrit : « C’est pourquoi il n’y a aucun inconvénient que les femmes s’appliquent à l’étude comme nous. Elles sont capables d’en faire aussi un très bon usage et d’en tirer les […] avantages que l’on en peut espérer4. » Mais – tout comme Fénelon, François Salignac de La MotheFénelon, qui a d’ailleurs également rédigé un traité sur l’éducation des filles – Poullain de La Barre, FrançoisPoullain de La Barre met les lecteurs en garde contre « la figure repoussoir de la précieuse, vaine curieuse et mal disante5 ».
Une pareille observation peut également être faite par les lecteurs dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715 : si l’auteur de la contribution en question ne s’oppose pas à l’idée de son Ancienne, il explique néanmoins qu’il y a des qualités davantage nécessaires chez les femmes : la Moderne fictive, la porte-parole du contributeur, soutient que Anne Dacier aurait dû conserver « toute la douceur, toute la modestie qui font nostre partage & qui nous siéent si bien6 ». De cette façon, l’érudition est réduite à une qualité négligeable et non-nécessaire aux dames. Déjà, Madelaine de Scudéry, Madelaine deScudéry n’y accorde pas trop d’importance. Dans le tome X de son Artamène ou le Grand Cyrus, elle constate : « Je suis loin de proposer que les femmes soient savantes, ce qui, à mon sens, serait au contraire une grande erreur7. » Avant elle, en louant Madame des Loges, Jean-Louis Guez de Balzac, Jean-Louis Guez deBalzac s’est exprimé d’une manière similaire et décrit le modèle d’une « femme […] qui vaut plus que tous nos livres et dans la conversation de laquelle il y a dequoy se rendre honneste homme sans l’ayde des Grecs ny des Romains8 ». D’autres vertus sont clairement plus importantes pour les galantes femmes, mais nous y reviendrons plus tard.
Cette mise à l’écart de l’érudition est approuvée non seulement par de nombreux contemporains, mais également par l’abbé de *** dont la « Comparaison des Discours de Monsieur de la Motte & de Madame Dacier, sur les Ouvrages d’Homere » est intégrée dans le numéro d’avril 1715 du Nouveau Mercure galant. Tout en exprimant son respect pour les connaissances philologiques d’Anne Dacier, il déclare : « Mme Dacier s’est élevée au-dessus de son sexe, & en deffendant Homere elle a plus fait qu’on ne doit attendre d’une Dame qui n’est point obligée d’avoir une si grande connoissance des belles Lettres, ny de sҫavoir le Grec9. » Distinctement, les auteurs grecs et latins ne constituent pas une priorité dans l’éducation d’une jeune fille10 et, à l’instar de l’auteur étudié précédemment, l’abbé de *** considère principalement Anne Dacier comme l’exception qui confirme la règle. Si les écrivains de l’Antiquité ne constituent donc pas un passe-temps recommandable pour les dames de la haute société, il faut s’interroger par la suite sur le type d’ouvrages qu’elles sont censées lire.
Une première réponse à cette question est certainement fournie par la présence régulière des nouvelles galantes dans le périodique qui était déjà évoquée dans l’introduction de ce chapitre. Effectivement, dans chaque livraison du Nouveau Mercure galant, les lecteurs peuvent découvrir une nouvelle histoire courte, inspirée du genre romanesque naissant11. Bien que ces contributions soient analysées de manière plus approfondie dans la deuxième partie principale du présent livre, il faut souligner ici la récurrence de ces textes dans le Nouveau Mercure galant, ce qui répond à la fois à une demande du public – masculin et féminin – et habitue ce même public à ce genre narratif naissant.
Hardouin Le Fèvre de Fontenay évoque par ailleurs à plusieurs reprises que ses lecteurs réclament des nouvelles galantes. Dans la livraison d’août 1714, il inclut par exemple une lettre d’un lecteur. Celui-ci ne prend pas de gants et demande de façon très directe à Le Fèvre de Fontenay : « Vous devez, en un mot, nous conter ce mois-ci les avantures d’une Moscovite avec un Lapon. Quand nous tiendrez-vous parole sur tous ces articles12 ? » L’auteur de ces lignes, qui prétend parler pour l’ensemble des lecteurs et lectrices de la revue, exige donc ouvertement que le responsable du périodique publie une histoire précise et déjà annoncée précédemment dans le Nouveau Mercure galant13. Force est de constater que cette revendication témoigne d’un intérêt incontestable pour les nouvelles galantes et que Le Fèvre de Fontenay s’empresse de satisfaire cette demande : dans les pages suivant cette prise de parole d’un lecteur, le responsable de la revue rédige l’histoire exigée, ce qui fait de la lettre de son lecteur une transition parfaite.
À cet exemple très concret de la forte demande de nouvelles galantes s’ajoutent des réflexions et avis plus théoriques qui illustrent bien le peu d’enthousiasme que suscitent les ouvrages apparemment démodés des auteurs gréco-latins. Revenons-en à nouveau à la lettre d’un « galant homme » qui paraît dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715 et qui met en scène une discussion entre une Ancienne, la « Blonde », et une Moderne, la « Brune ». Si la représentante du parti d’Houdar de La Motte prétend respecter Anne Dacier, elle formule néanmoins des reproches à son égard : « [M]ais ce que j’ay le plus de peine à lui pardonner, c’est qu’elle mêle dans sa querelle, les Romans & l’Opera. Qu’elle augmente nostre gloire à la bonne heure ; mais qu’elle ne retranche rien à nos plaisir14. » Ainsi, le contributeur anonyme à la revue suggère que la lecture des romans et la visite des opéras constituent un loisir typiquement féminin et il n’approuve pas la dénonciation de ces genres prononcée par Anne Dacier. La citation évoquée ci-dessus peut être interprétée comme une réponse aux Causes de la corruption du goût de l’érudite qui y écrit :
Mais nous avons encore deux choses qui nous sont partiuclieres, & qui contribuent autant que tout le reste à la corruption du goust. L’une, ce sont ces spectacles licentieux qui combattent directement la Religion & les mœurs […]. L’autre, ce sont ces Ouvrages fades & frivoles, dont j’ai parlé dans la Préface sur l’Iliade, ces faux Poëmes Epiques, ces Romans insensez que l’Ignorance & l’Amour ont produits15.
Quelques mois plus tard, l’idée que les romans s’adressent aux femmes, et spécialement aux jeunes femmes, est exprimée d’une manière dramatique : dans le Nouveau Mercure galant d’août 1715, Le Fèvre de Fontenay publie la « Scene d’Arlequin, Deffenseur d’Homere » sans mentionner toutefois son auteur, Louis Fuzelier, LouisFuzelier16 : afin de distraire Grognardin, le père d’Angélique, qui s’oppose à l’amour de sa fille avec Leandre, Arlequin organise une mascarade et se présente en tant que « Bouquinides […] soûteneur d’Homere17 » à Grognardin. Il est accompagné par quatre serviteurs qui « apportent deux cabinets de Livres, ornez de deux grosses inscriptions. A l’un on lit ANCIENS, & à l’autre MODERNES18 ». Ce qui peut sembler paradoxal – un défenseur d’Homère qui voyage avec des livres des Modernes – est rapidement résolu : Leandre se cache dans la boîte « MODERNES » tandis que l’autre cabinet est rempli de livres d’auteurs gréco-romains. Et pendant qu’Arlequin conduit Angélique vers son amant caché, il entraîne le père vers les auteurs de l’Antiquité19.
Si l’intrigue de cette comédie n’est guère novatrice et rappelle les pièces de Molière [Moliere]Molière, la mise en scène retient notre attention. Pour le déroulement de l’action, il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse de boîtes « MODERNES » et « ANCIENS ». Par conséquent, il faut supposer que Jean Fuzelier, LouisFuzelier tient à s’inscrire dans la Querelle d’Homère et à soutenir la cause des Modernes. Tout comme l’auteur de la « Lettre curieuse & tres-amusante » d’avril 1715, il n’estime pas que les jeunes femmes doivent lire les auteurs anciens. Selon lui, les livres qui correspondent le plus à leur goût sont les nouvelles galantes ou les romans. En revanche, les auteurs anciens sont destinés aux personnes moins habituées aux idéaux sociaux que sont la galanterie et l’honnêteté – le prénom du père d’Angélique paraît relativement explicite. En le nommant Grognardin, Fuzelier, LouisFuzelier a probablement pensé au verbe « grogner » ou à l’adjectif « grogneux ». Voici comment Antoine Furetière, AntoineFuretière les définit :
GROGNER. v. n. qui se dit au propre du cri des pourceaux. On le dit par extension des hommes, quand ils font un bruit & murmure sourd, & qui n’est pas articulé, lors qu’ils sont mescontens, ce qui imite assez le cri du pourceau. […] GROGNEUX, EUSE. adj. Celuy qui grogne, qui murmure tout bas, qui fait la mine & qui tesmoigne du chagrin20.
De cette manière, Fuzelier, LouisFuzelier distingue clairement entre le public ordinaire – apparemment quelque peu misanthrope – des auteurs anciens et celui des ouvrages contemporains. En outre, il signale qu’une jeune femme est le prototype de la lectrice des romans et nouvelles galantes.
Ainsi, force est de constater que les contributeurs du Nouveau Mercure galant ne considèrent pas les écrivains grecs et romains comme des auteurs indispensables aux femmes. Selon eux, la lecture qui correspond le mieux aux dames de la haute société est celle des romans et des nouvelles galantes. Ces réflexions sont d’ailleurs confirmées par les nombreux textes appartenant à ce genre publiés dans la revue. Cette nette préférence pour les romans n’empêche cependant pas quelques auteurs d’admettre qu’Anne Dacier excelle dans son domaine et qu’elle est une femme exceptionnelle. Mais, au vu de la perte de vitesse de l’érudition – un aspect qui sera étudié plus précisément dans un autre chapitre –, Dacier ne peut pas devenir un modèle pour les jeunes filles.