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Les Poètes: Homère, Hésiode, Théocrite. — L’Anthologie.

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Comme partout, Homère se présente ici le premier. Salué par les anciens comme le maître des peintres, il est aussi celui des critiques. La description du bouclier d’Achille a toujours été pour l’antiquité un morceau de grand prix. Admirée dans tous les âges de la littérature, elle était encore proposée comme un modèle du genre dans les écoles grecques sous l’empire des Césars; et le rhéteur Himère, à une époque de décadence, voulant montrer à la jeunesse comment l’art peut essayer de se rajeunir, lui cite le célèbre bouclier dont la riche variété doit l’instruire et l’inspirer.

Il ne saurait être question de discuter ici le problème souvent agité par les savants de l’existence de l’œuvre décrite par Homère. Cet examen nous entraînerait hors des limites de notre sujet; et d’ailleurs, après la démonstration lumineuse de Lessing, nous ne comprenons guère qu’il puisse y avoir encore quelques doutes à cet égard. Ce judicieux critique, en effet, a très bien prouvé par une analyse d’une sagacité supérieure et une étude comparée des procédés différents dont usent la peinture et la poésie, que la prétendue multiplicité des scènes représentées n’était qu’une illusion; que ces scènes devaient être ramenées à un très petit nombre, à dix, par exemple, et que leur distribution sur la surface étroite d’un bouclier devenait dès lors possible. Quoique les conclusions de Welcker ne soient pas aussi absolues que celles de Lessing, il déclare néanmoins qu’en supposant même que le poète n’ait pas eu sous les yeux une véritable œuvre d’art, il est impossible de ne pas reconnaître que les reliefs qu’il décrit sont retracés par lui d’après les principes mêmes de l’art. En effet, toutes les scènes sont si bien conçues d’après ces principes que la science d’Homère ne peut être mise en doute. Que si l’on reconnaît cette science, pourquoi donc suspecter la sincérité du poète? Pourquoi prêter un mensonge à sa muse naïve?

Pour nous, nous admirerons avec sécurité dans cette magnifique description ce que Lessing appelle «la grande manière du poète grec.» En effet, quel dessin à la fois large et précis! Comme la composition est supérieurement entendue! Je n’en veux pour preuve que la scène de la moisson où tout est si bien compris au point de vue de l’art: le paysage indiqué en deux traits avec une sobriété de génie, le groupe des moissonneurs et des enfants se détachant sur ce fond devant les gerbes tombées le long du sillon, le profil du maître qui domine la scène; puis, à distance, assemblés sous un chêne, les hérauts et les femmes préparant le repas. Comme tout cela est ordonné ! avec quelle simplicité et quelle grandeur! Seule, l’expression du personnage principal est rendue, ce qui maintient l’importance de la figure, et donne un centre à la composition.

Nous pourrions, en parcourant les diverses scènes que présente le bouclier, renouveler la même analyse; mais n’insistons pas. Telles qu’Homère les décrit, toutes ont cette beauté antique qui ravit l’imagination; et rien n’égale l’art du poète, si ce n’est le génie de l’artiste qui avait conçu cette épopée grandiose de la vie humaine, et qui dans un même ensemble l’avait représentée tout entière, avec ses travaux divers, opposant la vie des champs à celle des cités, les tableaux de la paix à ceux de la guerre, la joie des festins et des danses légères à l’horreur des combats sanglants.

Il n’est pas jusqu’à l’ingénieuse combinaison des métaux différents employés dans la fabrication de ce bouclier qui ne soit digne de remarque. L’habile auteur de cette œuvre en avait fait un usage tout artistique, ne s’en servant pas seulement pour détacher les objets les uns des autres, mais aussi pour donner à chacun son caractère et sa valeur propres, pour distinguer, par exemple, ce qui est principal de ce qui est accessoire. La description de la vigne offre sous ce rapport des particularités intéressantes; l’importance du métal est déterminée par celle de l’objet représenté. La haie qui borde la vigne, objet tout à fait accessoire, est en étain; les pieux qui la soutiennent sont en argent; la vigne elle-même est en or avec des grappes d’un métal foncé ; et tout cela est naïvement remarqué par Homère: nouvelle preuve de sa sincérité. Mais voici un curieux détail: le fossé qui entoure cette vigne est d’un ton foncé. Or, l’emploi de ce même ton pour exprimer un creux, une profondeur, était plus tard un des principes de la technique des Grecs, comme nous l’apprend un commentateur d’Aristote qui se sert, pour distinguer ce ton, du même mot qu’Homère . N’est-ce pas là un trait de vérité, et ne dénote-t-il pas chez Homère la plus scrupuleuse exactitude dans l’observation du détail, comme l’ensemble de la description nous avait déjà révélé sa profonde science de l’art ?

Le bouclier attribué à Hésiode ne peut se séparer de celui d’Homère; et cependant c’est le monument d’un art bien inférieur et d’un goût différent. L’auteur, du moins dans certaines parties de son œuvre, n’est qu’un imitateur d’Homère auquel il emprunte des traits et des comparaisons. Si l’on considère toute la description, on y regrette cette belle unité et ces savantes proportions qui caractérisent l’œuvre homérique; il y a de fâcheuses dissonances. Il est certain que les dernières scènes, imitées d’Homère, et qui représentent des jeux et des fêtes sont comme une note fausse dans l’ensemble. Car le caractère général de la composition est une sombre tristesse inspirée par la guerre dont les lugubres tableaux épouvantent l’imagination. Quelle surprise pour l’esprit, lorsque tout à coup, au milieu des’ spectres qu’évoque une muse sinistre, arrivent aux oreilles les sons joyeux de la flûte et de la syrinx! C’est comme un jour aigu et violent qui perce soudain d’épaisses ténèbres. Les tons ne sont pas fondus. Où est la sérénité de cette calme lumière qui éclaire les scènes homériques?

Dans cette poésie antique où nous étudions à son origine l’interprétation de l’œuvre d’art, n’est-il pas intéressant de surprendre, comme tout à l’heure dans la peinture, les premières traces de ces deux goûts si différents qui se partagent le domaine de l’art: l’un, celui de l’idéale beauté, l’autre, celui du réel. Si le premier se montre dans Homère, le second apparaît dans le poète d’Ascra. Hésiode est réaliste. Non seulement il goûte le réel, mais il voit même le laid: les tons crus, les détails voisins du dégoût, son vers les affronte hardiment. Ce sont de bien étranges personnages que ces sombres Parques, aux dents blanches, êtres farouches et sanglants, se disputant les corps qui tombent et avides de boire le sang noir. Que dire de la déesse des Ténèbres, maigre et pâle fantôme, desséché par la faim, aux genoux osseux, aux longs ongles, aux joues tachées de sang, dont le portrait est achevé par un détail qui scandalisait Longin et que Boileau ne devait traduire qu’en frémissant .

Rien de pareil dans Homère. La Parque qui «tire par les pieds un cadavre sur le champ de bataille» est sans doute une hardie figure, mais le génie du poète sait jusque dans l’horrible garder une sage mesure. Une grâce divine embellit tout dans ses vers.

Si la description d’Homère se concilie très bien avec la supposition d’un bouclier réel ayant servi de modèle au poète, celle d’Hésiode fait naître quelques doutes à cet égard. Les traits empruntés qu’on y découvre lui donnent le caractère d’un ouvrage factice. D’autre part, la multiplicité confuse des scènes, les parties incohérentes et disproportionnées de la composition décèlent des pièces disparates ajustées par une main peu industrieuse. Il ne serait pas impossible que l’auteur eût groupé dans un ensemble artificiel différents morceaux empruntés à la vue d’œuvres d’art véritables.

Quoi qu’il en soit, le réalisme d’Hésiode ne devait pas prévaloir dans la critique ancienne. La beauté telle qu’elle se montre chez Homère restera son culte et son inspiration, et pour elle comme pour la poésie, le chantre du bouclier sera toujours le modèle du grand style. L’interprétation de l’œuvre d’art pourra devenir plus ingénieuse; elle ne sera ni plus large, ni plus savante. Il suffit de le comparer sous ce rapport à Théocrite pour comprendre la sublimité de sa manière. Celle de Théocrite a bien son prix; elle est pleine d’esprit, de finesse, de distinction. Mais son goût élégant brille surtout dans les petits sujets. Ce n’est plus cet art puissant, ce dessin à la fois si simple et si grand; aux tableaux qui représentent l’humanité tout entière succèdent des scènes de genre. D’une pointe fine le poète grave ses spirituels motifs. Qu’elle est ravissante cette coupe ciselée avec un art digne de Mentor! La coquette qui entourée de ses deux amoureux les encourage l’un et l’autre de ses œillades; le vieux pêcheur traînant avec effort son filet; le jeune enfant naïvement occupé à tresser une petite cage pour des cigales pendant qu’un renard guette sa besace, toutes ces jolies scènes sont vues et traitées avec esprit. Le détail en est exquis: rien n’échappe à l’observation du critique qui dans un ouvrage d’un travail si délicat sait apercevoir jusqu’à ces veines que la tension et l’effort gonflent sur le cou du vieux pêcheur .

L’un et l’autre art, celui d’Homère et celui de Théocrite, se retrouvent chez les poètes de l’anthologie dans les rangs desquels figure Philostrate. On sait que parmi toutes les pièces dont est composé ce recueil, un certain nombre sont des descriptions d’œuvres d’art, bien courtes, il est vrai, mais la plupart d’un goût parfait. Ces vers charmants ont été recueillis sur le socle des statues et au bas des tableaux auxquels ils servaient d’inscriptions. La critique d’art s’y présente dans des conditions particulières: sobre de traits, elle est toute d’impression. En face du chef-d’œuvre il n’y a plus de place dans l’àme que pour l’admiration; et la poésie seule est capable de lui servir d’interprète pour traduire son enthousiasme. On peut dire que la vraie critique d’art de l’antiquité, celle qui était la plus conforme à son génie, doit être cherchée dans ce livre; c’est là qu’on en trouvera l’histoire et les doctrines. Toutes les époques du goût y sont représentées, depuis l’âge où l’art est dans sa plus haute perfection jusqu’à celui de sa complète décadence. Avec Simonide, on remonte au sixième siècle avant l’ère chrétienne; avec Arabius Scolasticus et Paul Silentiaire, on descend jusqu’au sixième après Jésus-Christ. Dans l’intervalle que de noms illustres ou obscurs marquent toute la suite des temps: Parrhasius, Platon, Léonidas de Tarente, Antipater, Méléagre, l’auteur de la première anthologie; Démocrite, Archias, le client de Cicéron; sous Auguste ou un peu après, Philippe et Antiphile; puis, plus tard, Philostrate; enfin un groupe de byzantins, Christodore, Paul Silentiaire, Julien d’Egypte et Julien ex-préfet d’Egypte. Telle est la riche variété de critiques que nous présente l’anthologie; artistes et amateurs, philosophes, poètes de tous genres, politiques mêmes et gouverneurs de provinces, les génies les plus élevés, les talents les plus fins et les plus délicats se rencontrent réunis. C’est donc l’art ancien jugé dans les temps les plus divers et par des esprits bien différents; ou plutôt, c’est l’antiquité tout entière qui par la bouche d’interprètes distingués loue elle-même ses propres chefs-d’œuvre. Plusieurs, et des plus illustres, sont maintes fois célébrés: la vache de Myron, le Philoctète de Parrhasius, la Vénus de Cnide de Praxitèle, la Vénus Anadyomène d’Apelle, la Médée de Timomaque.

Ce qui frappe d’abord dans cette critique, c’est, malgré la différence des âges et des talents, malgré les variations du goût, la communauté et la permanence de la doctrine. En effet, toujours le même esprit se montre; il y a vraiment une école. Son caractère essentiel est le culte du beau. Elle décrit et explique, mais ne juge pas: elle admire. Chez nous, le critique juge l’œuvre et l’artiste; il blâme, corrige, conseille. S’il n’est pas le législateur qui établit la loi, il prétend être le magistrat qui l’applique. Les règles du beau et les principes du goût lui servent à condamner ou à absoudre. La censure des défauts le préoccupe autant que l’éloge des qualités; car c’est là principalement qu’il brille et qu’il peut étaler sa science. La critique ancienne, au contraire, est comme une initiation à ce beau qu’il faut, avant tout, savoir comprendre et admirer; c’est lui qu’elle voit et qu’elle signale; ainsi elle élève l’esprit, elle excite l’imagination. Car l’enthousiasme se communique d’une âme à l’autre, et c’est en l’éprouvant soi-même qu’on le transmet. Peut-être instruit-elle moins; mais à coup sûr elle inspire davantage, grâce à ce sentiment exquis de l’art qu’elle possède à un degré supérieur.

On peut dire: tel art, telle critique. Il est impossible, en effet, qu’il n’y ait pas chez une nation une correspondance intime entre le génie et le goût; le même esprit anime l’un et l’autre. C’est ainsi que les qualités de l’art grec se reconnaissent dans la critique ancienne. Si l’on considère d’une parties statues antiques, de l’autre ces pièces charmantes qui les décrivent, comment ne pas être frappé du rapport qui les unit; c’est des deux côtés le même art: l’exquise mesure, le goût parfait, l’élégance et la précision des formes, la grâce surtout, plus belle encore que la beauté elle-même. Ce que les poètes de l’anthologie remarquent avant tout dans une œuvre d’art, ce qu’ils admirent, c’est la vie, c’est l’expression morale, et par là leur critique est éminemment spiritualiste. Dans une statue, la matière toute seule, si riche qu’elle soit, ne les touche pas; elle n’est belle que transformée par le génie de l’artiste. De là tant d’observations sur la puissance de l’art changeant en quelque sorte la nature du marbre et de l’airain, et exerçant une espèce de domination sur cette matière rigide et inerte qu’il assouplit pour la soumettre à l’expression d’une pensée. L’anthologie tout entière est le poétique commentaire du spirantia mollius œra de Virgile.

Un critique d'art dans l'antiquité - Philostrate et son école

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