Читать книгу Un critique d'art dans l'antiquité - Philostrate et son école - Édouard Bertrand - Страница 15
L’art et la société. — Décadence de la peinture. — Passion croissante pour les œuvres d’art; amateurs et galeries de tableaux.
ОглавлениеIl y a une loi secrète en vertu de laquelle on voit dans l’histoire de la poésie et de l’art, succéder toujours au siècle de l’invention celui de l’analyse; c’est là une révolution naturelle dans les choses de la pensée. Lorsque le génie grec eut produit tous ses chefs-d’œuvre; que la poésie, l’histoire, la philosophie, l’éloquence, eurent épuisé leurs créations, toutes les sources de l’inspiration étant taries, le grand art disparut. C’est alors que la critique se montra avec l’école d’Alexandrie. On ne vit plus naître que des œuvres dépourvues de génie, attestant l’impuissance et la débilité de l’imagination. Toute l’activité des esprits s’était tournée vers l’étude des beaux ouvrages qu’un âge plus heureux avait produits; ils étaient commentés, discutés, analysés; les érudits et les philologues avaient remplacé les génies créateurs.
Le même phénomène se produisit vers le deuxième siècle de l’ère chrétienne dans l’histoire de l’art. La peinture expirait; ce grand art qui avait été porté si haut par tant de beaux génies était dans son déclin. Timomaque, au temps du dictateur César semble avoir été le dernier grand peintre et sa Médée le dernier chef-d’œuvre. L’imagination épuisée par une si longue production cessait d’enfanter des œuvres nouvelles,
.......... ut mulier spatio defessa vetusto,
comme dit le poëte. Pline, Vitruve et Pétrone sont d’accord pour signaler cette décadence de l’art qu’ils attribuent aux mêmes causes, aux progrès croissants du luxe et à l’altération du goût public. L’art, matérialisé, est devenu décoratif. Dans les demeures somptueuses, l’or et le marbre envahissent les murailles, et en chassent la peinture . Si celle-ci est encore appelée, c’est pour tracer sur les murs, d’une brosse rapide, des paysages qui déroulent pour l’agrément des yeux leurs vastes perspectives . Tel est le raffinement, que les marbres naturels n’ont plus de nuances assez riches ni de dessins assez curieux pour satisfaire une imagination blasée; il faut que l’homme supplée à l’indigence de la nature; il faut qu’il crée, pour ainsi dire, des marbres que n’a jamais recélés le sein de la terre, marbres d’un aspect nouveau, avec dès taches rares, incrustés de figures inattendues de plantes et d’animaux. Le minium employé si discrètement par les anciens pour la décoration intérieure est prodigué ; on en couvre des murailles entières, et on y joint pour le même usage les couleurs les plus éclatantes. En lisant ce que nous disent Pline et Vitruve à ce sujet, on se rappelle les réflexions de Lucien sur ce goût asiatique qui préfère à la beauté véritable, à la justesse des proportions, à l’élégance des formes, tout ce qui frappe d’étonnement les yeux, ce qui est capable d’exciter la convoitise de ceux qui regardent, et la vanité de ceux qui possèdent. «C’est le caractère des barbares», dit-il; «ils n’aiment pas ce qui est beau, mais ce qui est riche.» C’était donc un goût barbare qui régnait dans la société romaine. Ajoutez à cela un amour de l’or, ardent, insatiable, détruisant dans les âmes tout sentiment élevé. Les appétits des sens ont étouffé les nobles aspirations de la pensée; si l’on demande encore quelque chose à l’art, ce ne sont plus les plaisirs délicats de l’esprit, mais de voluptueuses jouissances.
En même temps que le luxe des palais augmente, l’imagination s’appauvrit. Vitruve lui-même, qui déplore le déclin de l’art et dénonce le goût dégénéré de son siècle, atteste par son propre goût cette décadence. Certaines critiques de lui condamnant l’art contemporain dans ce qu’il offrait encore de gracieux et d’original le prouvent assez . Une raison sèche, étroite, tend à dominer l’imagination; elle demande compte à l’art de ses inventions; elle lui conteste la fantaisie, les brillants caprices; il faut tout assujettir aux lois de la vraisemblance; tout ce qui est d’une invention neuve est proscrit comme étrange et contraire à la nature ainsi qu’à la vérité ; contrôle sévère, bien fait pour arrêter l’essor de l’art qui a besoin de liberté dans ses créations:
........ Pictoribus atque poetis Quidlibet audendi semper fuit æqua potestas .
La raison romaine paralysait l’inspiration et l’enthousiasme.
Sous l’influence de ces causes diverses la peinture s’éclipse. D’après la loi inévitable que nous avons établie au début, c’est au moment où elle expire que va naître la critique. Le dépérissement et la défaillance même de l’art en marquent l’origine. Il semble qu’à la chute de ce dernier, il se passe quelque chose d’analogue à ce qui arrive à la mort d’un maître. Aussitôt qu’il n’est plus, ses toiles sont rassemblées: on étudie, on analyse son talent; la production s’est arrêtée, l’œuvre des critiques commence.
Elle est encouragée par le goût toujours croissant pour les statues et les tableaux. Car, par un effet contraire, si l’excessive opulence étouffe le génie de l’art, elle redouble la passion pour ses œuvres. C’est au moment où les artistes disparaissent que les amateurs deviennent plus nombreux que jamais. Les tableaux sont un objet de luxe et font partie de la richesse de l’ameublement. Il faut en posséder, et beaucoup, et de coûteux; de là de sompteuses galeries. La mode en datait déjà de loin. Du temps de Cicéron, tous les riches particuliers, ses voisins, à Tusculum, avaient de très belles collections dont ils permettaient l’accès aux curieux. Elles contenaient des œuvres si remarquables que Messala regrettait de les voir reléguées dans l’exil des villas et voulait qu’on les rappelât à Rome pour en offrir la jouissance à tous dans des expositions publiques. Plus tard, ce goût des tableaux ne fait que s’accroître. L’exemple, du reste, vient de haut. Tous les empereurs sont d’illustres amateurs. Tibère possède dans sa chambre à coucher deux Parrhasius . Telle est la violence de sa passion qu’il veut un jour s’approprier un Apoxyomène de Lysippe qu’Agrippa avait placé devant ses bains. Il le fait enlever quoique, dit Pline, il sut se commander dans le commencement de son règne; mais le peuple redemande à grands cris sa statue au théâtre, et l’empereur est obligé de la lui restituer . Caligula, lui aussi, est sensible aux curiosités de l’art. Il voit à Lanuvium, dans un temple en ruines, deux antiques peintures, une Atalante et une Hélène qu’un même artiste avait représentées l’une près de l’autre; enthousiaste de ces figures, il les eût dérobées à la muraille qui les portait si la nature de l’enduit eût permis de les en détacher . Qui ne sait la passion de Néron pour l’art? Comme toutes celles du maître elle se signale par d’étranges violences. Pour lui Crantor parcourt le monde entier, ravissant aux cités sur sa route tout ce qu’il trouve de statues. C’est ainsi qu’Athènes, Delphes, Olympies, sont dépouillées de leurs trésors artistiques . A ce brigandage se joignent des caprices bizarres. Il se fait peindre d’une proportion colossale, de cent vingt pieds de haut, sur de la toile, invention jusqu’alors inconnue; et Pline appelle ce portrait «la folie du siècle ». Epris d’une Amazone de Strongylion, qu’on avait surnommée «l’Eucnémos» à cause de l’exquise beauté des jambes, il veut qu’elle soit du cortège qui accompagne le prince dans ses voyages et la fait porter partout avec lui . Son goût n’est pas pur; car, par son ordre, on dore un bronze de Lysippe, l’Alexandre enfant, dont il était charmé, et l’on est ensuite obligé d’enlever la couche d’or, parce qu’elle avait dérobé à l’œuvre toutes ses finesses. Mais il a le culte des chefs-d’œuvre. Tandis que Claude ne craint pas de mutiler un tableau d’Apelle, Néron veut en sauver un autre des outrages de la vétusté ; et, faisant copier par le peintre Dorothée la Vénus Anadyomène que le temps avait détériorée, il essaie d’en conserver quelques traits à l’admiration des siècles . Il a son peintre officiel, Amulius Fabullus, qui consacre entièrement son talent à orner la maison dorée; et cette demeure fut, dit Pline, la prison des ouvrages du peintre . Artiste lui-même, il a appris tout jeune à peindre, à graver et à ciseler ; et, lorsqu’il meurt, c’est l’art qui a sa dernière pensée. Ces goûts artistiques semblent devenir une tradition chez les empereurs. On connaît la passion d’Adrien; Marc-Aurèle lui même prend des leçons de peinture auprès d’un certain Diognète; plus tard, Valentinien Ier et Constantin Porphyrogénète manient encore le pinceau.
On comprend que cet exemple des Césars dut influer sur la société tout entière. La passion pour les objets d’art devient même si vive que Tibère, en plein sénat, demandant la répression de l’opulence et protestant contre le luxe des édifices, des meubles, des costumes, dénonce en particulier celui des bronzes et des tableaux . Les galeries prennent des proportions considérables; dans les demeures des personnages distingués par leur noblesse, de ceux qui exercent les charges et les dignités publiques, Vitruve les veut spacieuses et vastes, d’une magnificence égale à celle qui règne dans les édifices publics . Ces galeries, du temps d’Ovide, possèdent des œuvres variées, parmi lesquelles on distingue des copies de la Médée et de l’Ajax de Timomaque, et de la Vénus Anadyomène d’Apelle. On y voit beaucoup de portraits de Sopolis et de Dionysios. Les petits tableaux de genre de Piréicos et les spirituels motifs de Socrate ont la vogue. Mais les vieux maîtres ne sont pas oubliés; ils tapissent même les galeries, selon l’expression de Pline . Celle que décrit Pétrone renfermait des Zeuxis, des Protogène, des Apelle. Polygnote a ses enthousiastes qui le préférent même aux maîtres postérieurs, et qui prisent la simplicité de son coloris. L’art archaïque plaît à l’imagination dans les autres genres comme dans la peinture. Dans l’art du ciseleur on ne recherche plus, dit Pline, que les morceaux anciens, et l’autorité s’attache à des ciselures usées au point qu’on n’en distingue pas les figures. C’est ainsi également qu’en littérature, les vieux auteurs sont tout à fait goûtés par les lettrés et les érudits; Fronton et Marc-Aurèle font leurs délices de la lecture du vieux poète Nævius, et le premier trouve une exquise saveur dans son style, comme les amateurs dont nous parlions tout à l’heure dans le coloris de Polygnote. Ce goût pour les vieux maîtres avait même suscité des fraudes, et il n’était pas rare de voir un artiste, pour donner plus de prix à une œuvre, signer du nom de Praxitèle un marbre nouveau, et mettre celui de Myron sur une statuette d’un argent usé .
Ce qui précède montre combien était vive dans la société romaine la passion pour les œuvres d’art. N’est-ce pas là une des conditions essentielles de la critique? Le premier critique, n’est-ce pas l’amateur qui veut se rendre compte de ses impressions, qui les analyse et vante les tableaux objets de son admiration? «Se taire devant une œuvre d’art n’est pas d’un ami du beau..... Il suffit aux ignorants d’ouvrir les yeux, de jeter autour d’eux et de promener leurs regards, de lever la tête vers la voûte, de remuer la main en signe d’approbation, d’admirer en silence dans la crainte d’exprimer des sentiments qui ne soient pas à la hauteur des objets dont ils sont frappés. Mais l’homme instruit qui considère les belles choses ne se contente pas de cette jouissance des yeux; il ne reste pas spectateur muet de ces beautés; il essaie de son mieux de s’en pénétrer et de les exprimer par une parole reconnaissante .» Tel est l’amateur de Lucien; il devient critique par enthousiasme. Que sera-ce si, comme l’amateur de Pétrone , il admire les vieux maîtres? Le goût pour l’art archaïque favorise encore cette disposition à parler de ce que l’on goûte et de ce que l’on comprend. Des discussions s’élèvent entre les partisans des anciens et ceux des modernes; les uns et les autres ne sont pas de sang-froid. L’amateur de Pétrone a un véritable culte pour l’art ancien; il ne manie pas sans un frisson les ébauches de Protogène; il se prosterne devant les Apelle. Le dessin de ce maître est loué par lui avec une admiration passionnée. D’autres se distinguent moins par leur enthousiasme que par leurs connaissances artistiques et leur érudition: tel est Vindex. «Qui donc disputerait le prix aux yeux savants de Vindex? Qui le surpasserait pour le talent de reconnaître le dessin des peintres anciens, pour la sagacité qui attribue à tel auteur une œuvre non signée? Il vous fera tout connaître, et l’œuvre due aux longs labeurs du docte Myron, et le marbre travaillé par le ciseau de Praxitèle, et l’ivoire qu’a poli le pouce de l’artiste de Pise et l’airain sorti des fourneaux de Polyclète, airain vivant, et la ligne qui proclame la main savante d’Apelle .»
Peu à peu du simple amateur se dégage le critique qui interprète l’œuvre, en signale les beautés cachées, et rend compte des intentions de l’artiste. Placé devant la statue de l’Occasion due à Lysippe, il explique pourquoi celui-ci a représenté l’Occasion sous la figure d’un adolescent avec des ailes aux pieds, des cheveux longs par devant et courts par derrière. En cela, dit-il, l’artiste lui a conservé son véritable caractère. Ainsi parle «un connaisseur, un de ces hommes qui, avec un sens artistique plus délicat, savent découvrir dans les ouvrages de l’art toutes les beautés qu’ils renferment, et mêlent le raisonnement à cette appréciation ». Voilà le vrai critique défini enfin par un ancien!
«Une œuvre d’art», dit encore excellemment Lucien,
«réclame un spectateur intelligent pour qui le plaisir des yeux n’est pas tout le jugement, mais qui sache aussi raisonner ce qu’il voit». Ici, remarquons un esprit nouveau qui s’éveille. Jusqu’à présent, pour la critique ancienne, la contemplation d’une belle œuvre a été avant tout une noble volupté de l’esprit et une exquise jouissance du regard; maintenant cette œuvre est aussi un sujet d’analyse; elle appelle le raisonnement et la discussion: l’interprétation, d’abord toute poétique, devient une science.