Читать книгу Un critique d'art dans l'antiquité - Philostrate et son école - Édouard Bertrand - Страница 6
Le Public.
ОглавлениеOn raconte que le peintre Apollodore, ce vieux maître qui, selon l’expression de Pline, avait ouvert à Zeuxis les portes de l’art, se plaisait à inscrire au-dessous de ses tableaux: «On critiquera l’œuvre plus aisément qu’on ne l’imitera.» Cette boutade de l’artiste, ce dédaigneux défi jeté par lui à ses censeurs et à ses rivaux signale l’éveil de la critique. Déjà cependant elle avait inquiété Polygnote. Qui le croirait? Au milieu de ces magnifiques peintures dont il avait décoré le Pécile, elle était allée surprendre jusque dans un tout petit détail une faute échappée au grand artiste, et lui reprochait des cils donnés à la paupière inférienre du cheval. Cette observation qui avait plu aux esprits par sa justesse, et que l’antiquité a plusieurs fois reproduite, prouve la sagacité et l’attention pénétrantes avec lesquelles les œuvres de la peinture et de la statuaire étaient analysées par un peuple artiste.
Naturelles à la race, ces qualités accompagnées du goût le plus fin étaient encore développées par l’éducation. Pamphile, illustre maître d’Apelle, avait enseigné l’art avec tant de savoir et d’autorité qu’à partir de lui l’étude du dessin devint une partie essentielle de l’instruction. C’est grâce à cet artiste, dit Pline, qu’à Sicyone d’abord et ensuite dans toute la Grèce, on apprenait avant toute chose aux enfants libres la «graphique», c’est-à-dire à dessiner sur du buis, et que cet art fut reçu comme le premier acheminement vers les arts libéraux. Aristote, qui confirme le fait, nous dit les raisons pour lesquelles on introduisit ainsi le dessin dans la première instruction. On voulait par là apprendre aux enfants d’abord à apprécier la beauté du corps de l’homme; ensuite à mieux juger les ouvrages des artistes . C’est ainsi que, jeunes, ils étaient initiés à l’art, et qu’ils s’habituaient de bonne heure à goûter les belles proportions, les lignes élégantes, les plans magnifiques, la justesse et la précision des contours: ce qui leur permettait de critiquer un jour, en juges instruits, toutes les productions de la peinture et de la statuaire.
Tout contribuait à développer cet esprit critique: la vue continuelle des plus belles œuvres exposées partout, dans les édifices publics, dans les temples et les portiques, au Pécile et au Céramique à Athènes, dans la Lesché, à Delphes, œuvres qui étaient sans cesse examinées, discutées, analysées par un peuple de curieux, d’oisifs, de voyageurs qu’attiraient l’illustration de ces œuvres et la renommée des maîtres; les relations continuelles du public et des artistes qui le formaient et l’instruisaient, témoin ce jour où Phidias donnait au peuple d’Athènes une leçon de perspective; l’empressement que ces mêmes artistes mettaient à le consulter, comme faisait Zeuxis en exposant son tableau de la Centauresse dans un lieu public; Apelle, en soumettant ses ouvrages au jugement de la foule dont il recueillait les observations; Aétion portant à Olympie son tableau des Noces de Roxane et d’Alexandre.
Ajoutez à cela les concours établis depuis les temps les plus anciens parmi les artistes, concours supposant des juges, l’examen et la discussion du mérite respectif des œuvres, l’appréciation des talents. N’oublions pas les ateliers toujours ouverts aux amateurs et aux curieux, comme le prouve la tradition qui nous montre le satrape Mégabyze raisonnant peinture dans celui de Zeuxis, Alexandre dissertant sur la ligne et la couleur chez Apelle, Démétrius Poliorcète venant visiter Protogène, enfin Socrate s’entretenant avec Parrhasius le peintre et Cliton le statuaire.
Que dire de tant d’ouvrages qui contenaient les principes de l’art, de tant de traités écrits sur le dessin et la couleur par les artistes eux-mêmes, et qui en vulgarisaient les notions. Car il est à remarquer que beaucoup de ces grands peintres de l’antiquité, passionnés pour leur art, ne s’étaient pas bornés à le pratiquer, mais en avaient donné des leçons. C’est ainsi qu’on cite les ouvrages de Mélanthios, de Protogène, d’Euphranor, d’Apelle, traités qui renfermaient la science tout entière et révélaient aux autres tout ce que leur avaient enseigné à eux-mêmes leur expérience et leur génie. On conçoit combien, d’idées et de connaissances artistiques répandaient ces livres, combien ils contribuaient aux progrès de la critique. S’étonnera-t-on maintenant d’entendre Apelle, le grand artiste, déclarer le public un meilleur juge que lui-même?