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Le livre des Tableaux.

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Vers la fin du second siècle de l’ère chrétienne ou dans les premières années du IIIe, un sophiste grec, Philostrate, vint à Naples où se célébraient des jeux. Tous les cinq ans, il y avait, en effet, dans cette ville une espèce de concours, à la fois littéraire et gymnique, auquel prenait part tout ce qu’il y avait de distingué dans les cités voisines; Stace nous apprend qu’il avait lui-même disputé le prix dans ces luttes. L’institution de ces jeux était fort ancienne, et remontait jusqu’à l’arrivée des premiers colons grecs. Philostrate était descendu chez un riche particulier qui possédait une magnifique collection de tableaux. Amateur distingué, il visita avec beaucoup d’intérêt cette galerie qui, dit-il, renfermait des œuvres fort importantes. Après les avoir admirées, il eut la pensée de les décrire; il trouvait ainsi à contenter ses goûts d’artiste et à faire briller son talent d’écrivain. C’est le recueil de ces descriptions qui compose le petit livre intitulé les Images ou Tableaux, lequel fut accueilli avec faveur par les contemporains, et vivement goûté pendant des siècles par les amateurs et les lettrés. Mais laissons Philostrate raconter lui-même dans quelles circonstances est né son livre.

«On célébrait des jeux à Naples. C’est une ville d’Italie, grecque par l’origine, la politesse et la passion des lettres. Comme je ne voulais pas déclamer en public, les jeunes gens qui fréquentaient la maison de mon hôte redoublaient leurs instances. J’habitais en dehors des murs de la ville, dans un faubourg qui s’étendait du côté de la mer. Là était un portique, exposé au Zéphire, occupant, je crois, le quatrième ou le cinquième étage et ayant la mer Tyrrhénienne pour horizon. Il resplendissait de ces beaux marbres que recherche l’opulence. Mais son principal ornement consistait dans les tableaux qui le décoraient. Ces peintures avaient été, selon moi, choisies avec goût; et l’art d’un grand nombre de peintres y brillait. Déjà de moi-même j’avais formé le dessein de louer ces chefs-d’œuvre. Or, mon hôte avait un fils, tout jeune encore, de dix années environ, déjà curieux et avide de s’instruire. L’enfant m’observait, lorsque je parcourais tous ces tableaux, et me priait de les lui expliquer. Ne voulant pas paraître trop - maladroit, je lui répondis: «Eh bien! lorsque vos jeunes amis seront ici, nous pourrons-discourir sur ces tableaux.» Ceux-ci étant venus: «Que ce jeune garçon, dis-je, pose les questions, et que son désir préside à notre entretien. Vous, suivez ces explications, et ne vous contentez pas d’approuver, mais interrogez-moi, si quelque point vous semble manquer de clarté .»

C’est ainsi que le complaisant critique, entouré de cette jeunesse curieuse et empressée, se mit à, parcourir la galerie, décrivant et expliquant successivement les tableaux. Son livre ingénieux eut du succès. Aussi Philostrate trouva-t-il bientôt un imitateur dans son petit-fils que l’admiration rendit son émule. A l’exemple de son aïeul, Philostrate le Jeune composa aussi ses Tableaux et enrichit ainsi la galerie. Ce second ouvrage qui ne nous est pas arrivé complet est d’un mérite bien inférieur au premier. A notre avis, la différence est même considérable; tout dans cette œuvre décèle le copiste inhabile; en imitant le style de son modèle, l’auteur n’a pu lui dérober son savoir et son talent. Toutefois, tel qu’il est, ce livre a encore son prix. L’ouvrage de Philostrate l’ancien comprend deux livres dont le premier contient, outre une préface, trente descriptions, et le second trente-quatre. Celui de Philostrate le jeune en renferme dix-huit. Ainsi la collection entière se compose de quatre-vingt-deux tableaux.

On comprend tout l’intérêt qui s’attache à ces deux livres que rapproche la communauté du travail puisque le disciple s’est inspiré du maître. Ils offrent d’intéressants renseignements sur la peinture antique. Ce grand art que les Polygnote, les Parrhasius et les Apelle avaient élevé si haut, qui, sans atteindre peut-être la perfection de la statuaire avait cependant produit tant d’œuvres éminentes, célébrées par des juges aussi éclairés que les anciens, ce grand art a péri, et il n’en reste plus que quelques vestiges qui, tout précieux qu’ils soient, ne nous permettent cependant pas d’en concevoir une juste idée. Dans cette disparition de tant de chefs-d’œuvre qui honoraient le génie de l’homme, de quel prix n’est pas pour nous le livre qui garde le souvenir et peut-être l’image fidèle de quelques-uns? Et quand on recueille avec un soin si religieux les moindres débris de la statuaire, si mutilés qu’ils soient, ne doit-on pas être également empressé à interroger tout ce qui nous apprend quelque chose sur la peinture ancienne? Les recherches archéologiques, si actives aujourd’hui, nous révèlent tous les jours des documents nouveaux; mais les documents écrits sont en bien petit nombre, et parmi ceux-là l’ouvrage de Philostrate tient une place importante.

Toutefois, ce n’est pas seulement pour l’histoire et la théorie de l’art qu’il est intéressant. La critique ancienne a, dans ce livre, laissé son plus curieux monument; c’est là qu’elle apparaît avec les traits qui la rapprochent le plus de la nôtre. S’il est permis de comparer entre elles deux critiques, dont chacune appartient à un génie nécessairement bien différent, on peut dire que Philostrate rappelle sinon la verve et l’imagination, du moins l’esprit de celui qui a écrit les Salons; c’est le Diderot de l’antiquité. A ce titre seul, il doit exciter notre curiosité. Bien connu des archéologues, son livre est à peu près ignoré des artistes et du public, en France surtout. Car, en Allemagne, il a provoqué de nombreux travaux: mémoires, commentaires, discussions érudites et dissertations de tout genre. Mais cette science n’a pas encore pénétré chez nous; à peine un ou deux articles dans nos revues nous ont-ils instruits des études et des recherches qui sur ce point comme sur tant d’autres se poursuivent de l’autre côté du Rhin. Du reste, c’est seulement vers la fin du dernier siècle que ce livre a attiré l’attention des archéologues. Jusque là, il avait été assez négligé ; du moins ne lui demandait-on pas les notions qu’on peut en tirer relativement à l’art et à la critique dans l’antiquité. Car comme livre agréable il avait été fort goûté depuis la renaissance; on le lisait volontiers, et ce qui acheva d’en répandre la connaissance, ce fut la traduction française publiée au XVIe siècle par Blaise de Vigenère avec accompagnement d’un commentaire savant et de planches gravées qui reproduisaient les tableaux décrits par le rhéteur. Dans l’antiquité, sa fortune a été brillante; jamais il n’a cessé d’être entre les mains des lecteurs depuis le jour où il parut jusqu’à la ruine de l’empire byzantin.

Un critique d'art dans l'antiquité - Philostrate et son école

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