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CHAPITRE III
Défaillance.

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Table des matières

Si le spectacle de l’enthousiasme patriotique est beau et consolant à décrire, combien est pénible et écœurant le souvenir des défaillances ou des calculs honteux dans les jours d’infortune publique!

Nous avons vu Israël, le banquier millionnaire, faire à la France le sacrifice de sa vie et de sa haute position. Nous avons vu, d’un autre côté, Heinrich, le chasseur, donner le branle au patriotisme dans la grande cité de Strasbourg, et ne pas hésiter à conduire ses fils au cœur du danger. Un tout autre exemple était donné en même temps dans la métropole de cette Alsace, qui pourtant nous a fourni mille preuves de patriotisme fervent et élevé.

Je ne trouve d’autre explication à cette différence d’appréciation du devoir que les divergences de race et de tempérament. Voilà pourquoi j’ai voulu mettre en parallèle deux jeunes Français, appartenant par leur naissance à la religion antique de Moïse, c’est-à-dire ayant un point puissant de similitude, mais nés sous des climats divers, l’un d’origine latine, l’autre de race à demi-germaine.

On jugera ces deux caractères pris sur le vif.

On verra par les mille détails de cette étude, toute d’observations scrupuleuses, combien la latitude et le climat, encore plus que l’éducation, modifient les idées et les instincts des hommes.

Israël, l’Africain au sang généreux, n’avait ressenti, à l’annonce de nos premiers désastres, que le désir d’aller se mesurer avec les ennemis de son pays, qu’une ardeur nouvelle de dévouement.

Ludwig, le juif alsacien, jeune comme lui, robuste comme lui, n’ayant pas sa grande fortune, mais jouissant d’une aisance honnête et suffisante, n’y vit qu’une occasion de gagner de l’argent, en profitant des circonstances et pressurant la patrie.

D’un côté l’instinct du lion, de l’autre la rapacité du corbeau.

Et pourtant Ludwigavait, ainsi que nous allons le voir, un père digne du nom de Français, mais qui avait eu la faiblesse d’épouser une Allemande.

Nous avons choisi nos personnages principaux parmi la grande et forte race israélile, parce qu’aucune autre n’est douée à la fois d’autant de qualités et d’autant de défauts. Ce contraste nous a paru intéressant à présenter.

Aucun autre peuple n’a montré, par sa ténacité à vivre dispersé depuis des siècles, par sa résistance aux épreuves et aux persécutions de toute espèce, combien il est digne d’arriver à sa reconstitution.

Les Israélites se reconnaissent partout; bien qu’ennemis privés, ils se soutiennent dans le combat de la vie. Voilà ce qui fait leur force; voilà ce qui les amène sûrement à la domination.

Ils ont gardé la foi eu tout ce qui forme la base des nations fortes. Ils ont gardé le respect pour ce qui fait les peuples impérissables, pour ce qui constitue leur essence beaucoup mieux que le langage et la religion,–pour le sang.

Comment s’étonner à notre époque d’égoïsme féroce, de scepticisme réel ou affiché, de les voir arriver partout à d’éclatants succès?

Une scène toute contraire à celle que nous avons décrite dans le chapitre précédent, se passait dans un cabaret borgne, placé au coin des divers chemins se croisant dans ce qu’on appelle la zône militaire, c’est-à-dire en dehors des for tifications de la ville.

C’était une vaste brasserie, où les contrebandiers se donnaient rendez-vous, où les braconniers venaient déposer leur gibier en temps prohibé, où les voleurs étaient assurés de trouver à la fois aide, protection et recel.

Le titulaire de cet établissement deshonnête, le père Kraub, comme on l’appelait familièrement, avait eu bien des dêmêlés avec la police, mais on le tolérait pour se servir de temps à autre de sa brasserie borgne comme d’une souricière, où l’on pouvait opérer plus d’une capture importante.

Il passait, du reste, pour être rempli de loyauté, de délicatesse même, vis-à-vis des bandits qui devenaient ses clients.

C’est un sentiment bizarre que cette délicatesse de procédés de coquin à coquin, mais il existe plus qu’on ne pense. On peut trouver son explication dans l’état de révolte ouverte, où vit cette classe de gens avec la société. Ils se considèrent comme associés et solidaires les uns des autres, dans la voie du mal qu’ils ont adoptée. Ils croient avoir le droit de tromper tout le monde, excepté eux-mêmes.

Les loups ne doivent pas se faire la guerre entre eux.

Le père Kraub était en train degourmander ses aides, suivant son habitude quand la clientèle n’abondait pas. Il se dérida en cessant cette bruyante occupation, lorsqu’il vit apparaître plusieurs bandes de consommateurs venant des divers chemins aboutissant à la brasserie.

Sa physionomie s’épanouit comme celle d’un fauve à l’affut, lorsqu’il sent approcher la proie qu’il est venu guetter.

Le groupe qui attira le plus son attention dans cette invasion instantanée, se composait d’une douzaine de jeunes gens, n’ayant pas l’habitude de venir chez lui. A leur centre, l’air préoccupé, presque honteux, marchait Ludwig, fils dénaturé d’Heinrich, le brave soldat, le hardi chasseur des Vosges, le vieux volontaire venant d’offrir sa vie et son dévouement au pays menacé.

Ah! si le père l’eut vu là…

Ils arrivèrent en hâte, pressés de se dérober à tout regard, et demandèrent dès l’abord une salle séparée, pour pouvoir parler sans crainte d’être dérangés, ni entendus, disant qu’ils paieraient en conséquence.

–C’est bien, mein heer Ludwig, dit le père Kraub.

–Vous me connaissez donc, dit le jeune homme avec confusion.

–Oui, et j’ai confiance en vous. Je vais vous donner la salle du fond, le tombeau des secrets. Vous n’avez qu’à me suivre avec vos camarades. Il les fit descendre dans une sorte de cave dissimulée par plusieurs doubles portes, qui aurait pu servir aussi bien d’asile à une assemblée de société secrète, que de rendez-vous à une bande de malfaiteurs.

Les tables furent bientôt surchargées de cruchons de bière, les pipes furent allumées, et l’atmosphère ne tarda pas à être enfumée à l’allemande, c’est-à-dire de façon à donner des nausées à toute nature délicate.

Ils buvaient silencieusement. Les gens du Nord recherchent l’ivresse morne et sombre.

–Sommes-nous toujours prêts à nous soutenir dans le présent et l’avenir comme dans le passé? dit Ludwig. Les circonstances vont devenir critiques ou favorables, suivant que nous saurons agir. Êtes-vous toujours disposés à arriver à la fortune sans scrupules, coûte que coûte, et quels que soient les moyens?

–Oui, répondit un chœur de voix, réglé comme si un chef d’orchestre du grand Opéra lui eut donné le ton et la mesure.

C’était le cri unanime de jeunes gens sans cœur.

–Eh bien! voilà le moment de renouveler, ou plutôt de resserrer notre pacte d’union.

–D’abord, dit un des assistants, as-tu pris tes mesures pour que nous ne soyons pas inquiétés.

–Oui. A la moindre figure douteuse qui entrera dans l’auberge, nous serons prévenus par un signal du père Kraub.

–Eh! bien, parle. Nous t’écoutons.

Ludwig reprit:

–Voici ce dont il s’agit. La France va faire de nouvelles et nombreuses levées, pour essayer d’improviser des armées et de se défendre contre l’invasion. On voudra nous y incorporer, mais ceci n’entre pas dans nos plans de fortune, n’est-ce pas?

Ils étaient bien dignes les uns des autres, ces jeunes hommes, incapables de se laisser aller à un autre sentiment que l’amour du lucre, l’égoïsme et l’intérêt personnel.

–Plus souvent, dit Karl, entre deux hoquets d’ivresse, que j’irai me faire tuer pour des questions d’aussi mince importance. Que peut me faire la victoire ou la défaite? Nous autres Israélites, nous autres Juifs, les ioufs, comme on nous appelle avec mépris, nous sommes des révoltés parmi toutes les nations. Notre rôle est de pressurer tous les peuples, de leur faire suer l’argent de toutes les façons. Voilà tout. En cela, nous vengeons nos frères, également persécutés par tous. C’est une mission de race.

Karl était le beau parleur de l’association. Il ne dédaignait pas, à l’occasion, d’attaquer la corde politique et sociale, mais il mettait toujours, au service de sa morale de forban du petit négoce, une philosophie commode et des idées toutes spéciales.

On l’écoutait dans ce petit cénacle avec une certaine admiration, dont il était très vain. On était unanime pour envier sa faconde. Est-ce qu’on n’écoute pas toujours celui qui fait appel aux plus mauvais instincts, tandis qu’on s’éloigne de ceux qui prennent la mission ingrate de les réfréner?

–Tu as raison, Karl, s’écria Max, un gros garçon boucher, qui souvent dédaignait de prendre son merlin pour assommer les jeunes taureaux qu’on tuait chez son père, afin de les vendre sous le nom de bœufs, et se servait simplement de son poing. C’est une querelle dont nous n’avons pas besoin de nous mêler. Les balles, je n’aime pas ça, moi. Je ne veux pas de ce bal..... Joli, hein? Nous leur fournirons des vivres et les regarderons se battre. Nous jugerons les coups.

–Mais, objecta Raphaël, un mince commis aux écritures chez un prêteur à la petite semaine, ayant le museau d’une fouine et le regard vague et mal assuré d’un rôdeur de nuit, il s’agit de savoir à qui il vaut mieux fournir, aux Allemands ou aux Français.

Cette remarque cynique jeta un froid. Ils étaient jeunes encore; il leur restait quelque pudeur de sentiment.

Ludwig se leva.

Il dominait ses camarades par sa position de fortune, par la grande renommée d’honnêteté de son père, à laquelle ces coquins ne pouvaient s’empêcher de rendre hommage et respect, et par un ascendant pris dès leur enfance.

–Mes amis, dit-il, comme vous, je ne veux pas prendre le fusil, et je vous ai réunis ici pour nous entendre à ce sujet. Nous nous sommes toujours soutenus les uns les autres depuis notre enfance. Aujourd’hui, plus que jamais, nous aurons besoin de cette aide constante. C’est une association plus serrée qu’il faut cimenter. Le péril est là! Dans quelques jours, aujourd’hui peut-être, on va nous appeler et nous incorporer dans quelque régiment.

–Mobile, ou immobile, l’interrompit Karl, il n’en faut pas.

–C’est mon avis, reprit Ludwig, mais il ne faut pas courir le risque de nous mettre en lutte ouverte avec la loi. Elle ne plaisante pas. Pour cela, notre première démarche à faire, c’est de quitter le pays.

–Allons en Allemagne, dit Raphal.

–Non, cela me répugne.

–Psst, des préjugés. Nous sommes des libres penseurs, et n’avons d’autre patrie que la grande famille humaine.

–J’ai de la prédilection, sinon de l’attachement, pour le pays qui nous a vu naître.

–Une faiblesse.

–Admettons-le, mais quitter la France serait à la fois imprudent et inutile. Nous n’avons qu’à aller au devant de l’armée française et à nous offrir pour l’approvisionner. Nous excellons tous dans le commerce, ce sera notre manière de nous battre.

–Elle est plus intelligente que l’autre, prononça sentencieusement Karl, lephilosopheur.

–Et surtout elle rapporte davantage, fit observer le gros Max.

En ce moment le signal d’alarme du père Kraub se fit entendre.

Un silence absolu se produisit et tous se mirent à écouter anxieusement.

Le son d’une voix bien connue fit tressaillir Ludwig.

–Mes amis, dit-il tout bas, nous sommes perdus. C’est la voix de mon père. Comment a-t-il pu savoir que j’étais là? Si nous ne trouvons pas un moyen de fuir, nous serons plus sûrement incorporés dans l’armée, que si nous avions vingt ordres du gouvernement lancés contre nous. Que faire? L’hôtelier ne va pas pouvoir le retenir, ni lui donner le change longtemps. Il va tout fouiller ici, tout deviner, comme dans une de ses razzias d’Afrique, qu’il nous contait si souvent.

–Pourquoi s’inquiéter de ce vieux fou? dit Raphal. Est-ce qu’il est notre maitre?

–Ne parle pas ainsi, malheureux, supplia Ludwig. Respecte mon père, c’est une grande âme; et puis tu nous porterais malheur.

–C’est bien, on excusera son tic. Mais nous n’avons rien à craindre. N’as-tu pas la clef du souterrain, dont se servent les contrebandiers pour apporter leurs marchandises au digne père Kraub?

–Quelle clef?

–Comment, tu ne t’es pas fait donner la clef de cette porte dissimulée dans le fond de la salle par les moulures de la boiserie? Mais tu es indigne d’être notre chef, si tu ne sais prendre aucune précaution.

Tous les regards se portèrent effarés sur Ludwig.

Il semblait consterné.

–Une clef, dit Max, l’hercule boucher; c’est bien inutile, pourvu qu’il y ait une porte.

–Comment?

Max vint prendre l’oreille de Raphaël, comme un dresseur de chiens prend celle d’un de ses roquets lorsqu’il veut le faire obéir, et dit de sa grosse voix:

–Montre-moi la porte; la clef, la voici.

D’un geste olympien, il montra ses épaules d’athlète.

–Je comprends, glapit le pygmée, mais lâche-moi.

En quelques poussées, Max eut livré passage à la troupe de ces déserteurs, qui s’engouffra dans le passage destiné à la contrebande et aboutissant dans la campagne.

Il était temps.

Heinrich déjà fouillait la maison, tenant en respect devant lui le maître d’hôtel, qui n’avait pu résister longtemps à son insistance, et avait dû le conduire lui-même à l’entrée de la salle basse.

L’excès de prudence avait fait perdre du temps au vieux soldat. Craignant qu’on ne voulut lui donner le change, il ne laissait rien derrière lui sans l’explorer.

–Trop tard, s’écria-t-il avec douleur, en entrant dans la salle basse. Ah! je ne le croyais pas tombé si bas. Enfants, il n’est pas trop de tout noire sang, pour racheter cette défaillance.

Il demeura comme stupide pendant quelques instants.

Puis il laissa tomber sur le maître d’hôtel un regard si terrible que celui-ci s’affaissa à genoux malgré lui.

–Où va cette porte? demanda-t-il, en désignant l’entrée béante du souterrain.

–Dans la campagne.

–A combien de distance?

–A six kilomètres.

–Miserable, tu paieras pour les autres.

Puis se tournant vers ses fils:

–Nous emmenons cet homme avec nous. Il faudra qu’il combatte toujours au premier rang, sinon vous le fusillerez. Pour commencer, il va nous guider dans le souterrain, car il faut que nous retrouvions les fugitifs. Apprêtez des torches et en avant.

Le cabaretier obéit sans mot dire.

Les fuyards avaient de l’avance et lorsque la petite troupe d’Heinrich arriva au bout du souterrain, tout espoir de les rejoindre était déjà perdu.

Le souterrain aboutissait à une rivière large et profonde. Ils avaient pris l’unique barque amarrée au rivage, et ils étaient en train d’aborder de l’autre côté de la berge.

Le vieil Heinrich épaula son fusil et ordonna à ses compagnons de faire feu, en disant:

–Pour moi, je vise mon propre fils.

Mais Benjamin s’élança sur l’arme meurtrière, et la releva en s’écriant:

–Ne tire pas, père. Tu le tuerais sûrement. Ne tire pas, ni toi, ni aucun de mes frères. Les balles des autres suffiront.

Le vieux chasseur laissa faire l’enfant, qui lui-même alors commanda le feu.

Les coups mal assurés ne portèrent pas. Les fuyards étaient désormais hors d’atteinte, et en état de commencer le genre de leurs exploits médités et convenus. Nous les retrouverons autour des armées de province, puis dans Paris assiégé.

Heinrich versa une larme de rage douloureuse et on l’entendit murmurer:

–Les Prussiens me paieront çà!

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