Читать книгу Victor, ou L'enfant de la forêt - Ducray-Duminil François Guillaume - Страница 12

TOME PREMIER
LES NUITS DE LA FORÊT
IVe NUIT DE LA FORÊT

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«Je vous laisse à penser, mes amis, quelle foule de réflexions m'assiégea pendant toute la journée du lendemain. Le rôle que la mère inconnue me faisait jouer, était si bizarre, si dangereux même, que malgré mon goût pour les aventures extraordinaires, celle-ci commençait à me déplaire singulièrement; non que je me détachasse de l'enfant; hélas! cet innocent nouveau-né était-il cause des inquiétudes que j'éprouvais, des courses qu'on me faisait faire? devait-il souffrir des malheurs ou de la bizarrerie de ses parens? fallait-il que je l'exposasse de nouveau aux dangers que paraissait courir sa mère infortunée, à la mort même que cette mère égarée par le malheur sans doute, pouvait lui donner dans un moment de désespoir, ainsi que me l'avait fait entendre le guide de la forêt! Devais-je m'exposer moi-même à la cruelle incertitude d'en être privé, à la crainte de me le voir enlever par sa mère, plus calme ou moins malheureuse? Je l'aimais déjà ce pauvre enfant, oui, je sentais déjà que son existence était nécessaire à la mienne, et que si je devais le perdre, il fallait me résoudre à perdre la paix et le bonheur. Charme inconnu qu'on éprouve à la vue de l'enfance abandonnée, qu'êtes-vous? par quel talisman pénétrez-vous l'homme sensible!.. Oh! quel empire vous aviez sur mon ame! comme vous faisiez palpiter mon cœur! combien de larmes, combien de soupirs vous m'arrachiez en fixant le petit Victor, ce fils du crime ou du malheur!.. J'étais père, j'avais reçu Clémence dans mes bras, je lui avais donné le premier baiser de la paternité, et jamais je n'avais éprouvé, à la vue de ma fille naissante, les sensations délicieuses que me faisait éprouver le petit Victor qui m'était point mon fils!.. Qui n'était point mon fils, que dis-je! il l'était dès ce moment, tout autre homme l'aurait adopté pour moi: eh! les émotions de la commisération sont-elles autre chose que les douces étreintes de la tendresse paternelle!..

»Je chérissais donc davantage l'enfant abandonné; mais je ne voulais plus m'exposer aux dangers qu'on me faisait courir pour lui. Trois courses nocturnes m'avaient fatigué, je me proposais de garder Victor, de le faire sévrer chez moi, et de ne plus le conduire à une mère assez peu confiante en ma probité pour me cacher ses traits, son nom et ses aventures. D'après ce que je faisais pour son fils, que craignait-elle de m'ouvrir son cœur? Son secret eût-il été moins sacré pour moi que son enfant? Non, me dis-je, je ne le lui porterai plus; elle m'inspire trop peu d'estime: elle peut être infortunée, mais, à coup sûr, elle a la tête égarée, romanesque; elle a une ame qui n'est pas faite pour s'épancher dans le sein d'un homme sensible et généreux, elle ne reverra plus son fils!..

(Ici madame Wolf, qui paraissait émue, fit un mouvement pour interrompre le baron. Celui-ci, qui s'en apperçut, se tut comme pour lui laisser la faculté de parler… Madame Wolf se contenta, après une pause qui étonna singulièrement son bienfaiteur, de soupirer, de lever les yeux au ciel, et de lui dire, d'une voix étouffée: Je vous demande pardon, monsieur, je n'avais rien à dire… J'ose vous prier de continuer!.. Fritzierne fut le seul de sa famille qui fit attention à cette espèce de réticence de madame Wolf. Il parut s'inquiéter; mais bientôt il se remit, et reprit ainsi son intéressante narration.)

»Fort de ces réflexions, je formai d'abord le projet de ne plus retourner à la forêt… Cependant je changeai d'avis… Je veux absolument connaître cette femme singulière, me dis-je… J'irai la trouver cette nuit; mais j'irai seul, sans son fils; je la questionnerai, je la supplierai de m'accorder sa confiance, de me raconter ses malheurs: si elle s'y refuse, si elle s'obstine à me cacher son sort, son nom, celui du père de Victor, alors je la fuirai, je l'abandonnerai pour toujours; et dussé-je cacher son fils dans le coin le plus obscur de l'univers, jamais elle ne découvrira son asyle ni le mien!

»Ce parti, j'en conviens aujourd'hui, ce parti était peu réfléchi; il prouvait le désordre de ma raison et de mon cœur; car allant seul voir cette femme, en mettant la vue de son fils à des conditions que la nécessité pouvait la contraindre de rejeter, je m'exposais à tout son ressentiment, je m'exposais à perdre ma vie, ma liberté, ou à voir cette mère désolée s'attacher à mes pas, me suivre, ou me faire suivre par-tout par ses gens, peut-être par le guide vigoureux qui m'avait déjà entraîné dans la caverne, et cela dans l'espoir de découvrir mon nom, ma retraite, celle de son fils… Toutes ces conjectures, que je ne fis pas alors, pouvaient être fausses; mais enfin il était possible aussi qu'elles se vérifiassent: j'ignorais à qui j'avais affaire: servais-je le crime, l'imprudence ou le malheur, je n'en savais rien! et mon Victor, que je vois sourire sans doute de la peur à laquelle il suppose que je cédai, ne peut pas me taxer de faiblesse, s'il se rappelle que pendant trois nuits j'avais couru les aventures les plus extraordinaires, des aventures que mille autres, à ma place, auraient abandonnées dès la première.

»Je pris donc le parti de retourner seul à la forêt, et j'y fus à mon heure accoutumée, je le répète, sans le petit Victor, que j'avais confié à sa fidelle nourrice; mais il était écrit que mon projet serait renversé cette nuit-là, et que la fortune, cruelle me préparait un événement terrible autant qu'inattendu. Prêtez-moi toute votre attention.

»La nuit la plus sombre couvrait la nature; le ciel n'était éclairé que par des milliers d'étoiles, qui, par leur scintillation, ne donnaient pas assez de clarté pour distinguer les objets, mais en jetaient cependant assez encore pour me faire reconnaître la route tortueuse qui devait me conduire à mon souterrain… Je marchais absorbé dans mes réflexions, et méditant dans mon esprit les moyens qu'il me fallait prendre pour m'insinuer dans la confiance de la mère inconnue… Déjà j'en avais trouvé un que je croyais excellent, lorsqu'un coup de sifflet, parti à mes côtés, me réveille de ma méditation, et me rappelle à la prudence, au courage. Je m'élance contre un arbre, et je me jette sur mes armes; mais soin inutile!.. Une corde, que je n'avais pas remarquée à mes pieds, se dresse soudain; je me sens garrotter les jambes, l'estomac et les bras, après l'arbre que j'avais embrassé comme un abri. Tout cela se fait sans que j'aie le temps de me défendre, et par des gens que je ne puis voir, car j'ai le dos tourné contre l'arbre, et l'arbre me sépare de mes bourreaux, qui, dans le moment, s'élancent sur mon sabre, sur mes pistolets, et me désarment avec une agilité qui prouve leur long exercice dans ce genre de travail.

»Vous dépeindre ma situation est une chose impossible. Je vous dirai seulement que ma première idée fut que j'étais trahi par les inconnus à qui appartenait l'enfant, ou surpris par leurs ennemis. La suite me prouva que mon malheur ne provenait d'aucune de ces deux causes. Heureusement que je ne l'avais pas avec moi, cet aimable enfant, heureusement… (Ô bonheur inoui! s'écrie ici madame Wolf, avec un accent plus fort que celui qui naît du simple intérêt qu'excite un récit… M. de Fritzierne, étonné de nouveau de cette exclamation, fixe un moment l'étonnante madame Wolf, et continue) Heureusement que ce pauvre enfant n'était pas dans mes bras, car je l'en aurais vu tomber, et peut-être se briser la tête à mes pieds…

Après que les brigands m'eurent ainsi garrotté, l'un d'eux m'adressa la parole, et nous eûmes ensemble la singulière conversation que je vais vous rapporter: Qui es-tu, me dit-il? – Qui es-tu toi-même, répondis-je? – Tu le sauras; mais réponds, ou tu es mort. Qui es-tu? – Militaire. – Comment t'appelles-tu? – Mon nom est un secret pour les scélérats de ton espèce. – Imprudent!.. que faisais-tu à cette heure dans cette forêt? – J'y cherchais ma route… – Un moment, reprend un autre brigand, je connais cette voix; je me trompe fort, ou c'est celle du fameux baron de Fritzierne. – Je le suis, répondis-je. – Tu es Fritzierne, je te reconnais, j'ai servi sous toi: je suis déserteur d'un de tes régimens. – Lâche!.. – C'est toi qui, dans la dernière guerre, as trouvé le secret de simplifier le travail des mines, et de faire sauter une plus grande étendue de terrain avec moins de bras et moins de poudre. – Eh bien! que me veux tu? – Camarades, c'est un des plus grands savans de l'Europe. Il faut le ménager et le conduire à notre capitaine. Quelle bonne prise!.. Comme Roger, qui aime l'art de la guerre, va s'instruire avec un homme comme ça! – Quel est ce Roger? (Madame Wolf frémit.) – Un grand homme, que tu aimeras, car tu deviendras son ami, si tu veux lui prouver de la confiance et de la franchise. – Un brigand qui vous commande aurait ma confiance! Jamais, jamais… – Nous pardonnons aux injures d'un homme dont le nom nous commande le respect. Notre capitaine nous a cent fois raconté tes exploits; il t'estime; et si nous t'estimons à son exemple, c'est te prouver assez que nous ne sommes pas des brigands. – Avez vous bientôt décidé de mon sort? – Ton sort? il est entre les mains de notre capitaine: c'est à lui que nous allons te présenter: seul il est maître de tes jours, de ta liberté. Viens avec nous, Fritzierne; nous te promettons d'avoir pour toi les plus grands égards.

»Ces égards, que ces messieurs me promirent, furent de me garrotter fortement les bras, de me faire descendre un long bâton entre les jambes, pour m'empêcher de courir, et de m'entraîner au milieu d'eux, après m'avoir détaché de l'arbre où ils m'avaient lié d'abord.

»Je marchais en silence, absorbé sous le poids du malheur qui m'accablait, formant mille réflexions plus douloureuses les unes que les autres, et ne m'arrêtant qu'à celle de l'abandon où le destin condamnait mon petit Victor, s'il me fallait rencontrer la mort parmi les monstres dont j'étais l'esclave. Ma vie, je ne la regrettais pas; mais mon fils adoptif, mon cher fils!..

»Après une heure de marche, nous entrâmes dans une espèce de chaumière, dont la porte se referma sur nous. Elle conduisait à un souterrain dans lequel mes bourreaux s'enfoncèrent. Trois d'entre eux m'attachèrent à une forte chaîne qui était scellée dans le roc. Ils me laissèrent un flambeau, qui brûlait à quelque distance; puis ils me dirent en riant: Bonne nuit, baron de Fritzierne; demain matin, tu verras Roger notre chef, notre père et notre ami.

«Bonne nuit!.. Les monstres!.. Ils partent, et bientôt je ne vois plus autour de moi qu'une affreuse solitude, des fers, toute l'horreur, de la plus dure captivité!..».

Victor, ou L'enfant de la forêt

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