Читать книгу Victor, ou L'enfant de la forêt - Ducray-Duminil François Guillaume - Страница 8

TOME PREMIER
CHAPITRE VII.
TACTIQUE, EXPOSITION

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L'aurore avait à peine déchiré les voiles de la nuit pour tracer sa route du jour au père de la lumière, lorsque le baron de Fritzierne fit appeler Victor dans son appartement. Mon fils, lui dit-il, tu sais ce que je t'ai dit hier sur le caractère de Roger. Il est capable de tout, pour venir à bout d'enlever madame Wolf; il faut nous mettre sur la défensive, mon ami; il faut ne pas perdre un instant. Mon château est fortifié; j'ai des hommes, des armes et de la poudre; non-seulement nous sommes en état de faire une longue résistance, mais nous pouvons nous flatter encore de repousser les assiégeans les plus nombreux. C'est toi que je charge de l'expédition, mon ami, si toutefois Roger a l'imprudence de nous attaquer. Je suis âgé, moi, je n'ai plus ta force, ni ta souplesse, j'ordonnerai en dedans; je veillerai à ce que vous soyez bien servi, à ce qu'il ne vous manque rien; toi, tu commanderas notre petite troupe, et je ne crains rien, si tu sais unir la prudence à la valeur; car, mon fils, ce n'est pas tout que de savoir commander une armée, même la plus imposante, ce talent du général n'est pas seulement de remporter la victoire, il faut encore qu'il sache ménager le sang des hommes qu'il commande: c'est en épargnant la vie de ses soldats, en les exposant le moins possible, qu'il prouve un véritable talent. Eh! quels sont nos soldats à nous, dans cette occasion? tous gens utiles, qui font valoir nos terres, nos possessions. Je puis rassembler à-peu-près cent hommes dans tous ceux que j'emploie dans l'intérieur comme à l'extérieur de mon château. Leurs jours me sont tous précieux; et je t'en avertis, je crains leur valeur, je crains même leur témérité; tous me sont attachés, tous périraient pour moi. Il faut ici les guider, réprimer leur impétuosité, et les ménager sur-tout; ce sont presque tous des pères de famille, sages, vertueux et laborieux. Mon ami, nous triompherons sans doute; mais si nous succombons, si nous périssons dans cette entreprise, eh bien! nous mourrons pour avoir défendu la vertu, pour avoir combattu le crime. Ah, mon fils! comme cette mort est belle! comme elle est glorieuse!

Victor presse la main du vieillard: Mon père, lui dit-il, s'il faut que je vous parle franchement, sans crainte d'être accusé de timidité, je ne pense pas moi, que Roger, ce chef prétendu si redoutable, commette l'inconséquence de nous attaquer dans un château-fort, pour ainsi dire inexpugnable. Je crains davantage ses ruses et ses hostilités sourdes: je crains, en un mot, la trahison, et envers vous et envers madame Wolf. Voilà je crois, les seules armes qu'il soit capable d'employer. Si nous faisons tant de préparatifs, il a des espions, soyez sûr qu'il a des espions, nous aurons l'air de le craindre, d'avoir peur de lui et de la troupe de bandits qu'il commande. – Tu crois que ses agens s'introduiraient jusqu'ici? – Je ne doute pas qu'il n'en soit déjà venu, ou que quelqu'un de vos gens vous trahisse. Comment aurait-il appris que madame Wolf est chez vous, que ce sont deux personnes attachées à vous qui ont secouru cette femme et son petit Hyacinthe? comment peut-il avoir découvert tout cela? – Ta remarque est juste. – Dans une maison comme la vôtre, aussi vaste, aussi habitée, il va et vient tant de monde, on saura que vous vous mettez en état de siége, il l'apprendra aussi-tôt que nous en aurons divulgué le projet; et, s'il ne prend pas les précautions pour doubler ses forces, pour se rendre plus redoutable, au moins sa vanité sera flattée de l'espèce de terreur, qu'il inspire; et il est humiliant d'être l'objet du mépris d'un pareil scélérat!..

Fritzierne admire le jugement et la délicatesse de son fils adoptif. Celui-ci continue: Je pense donc, mon père, pardon si j'ouvre un autre avis que le vôtre… – Parle, parle. – Je crois donc qu'il vaut mieux laisser tous nos amis à leurs travaux, les prévenir seulement de se tenir prêts au moindre avertissement, préparer nos armes chez nous en silence, affecter, en un mot, la plus grande sécurité. – Charmant jeune homme!.. Oui c'est cela, voilà le parti qu'il faut prendre. Moi, vois-tu, j'ai été militaire, je n'ai jamais suivi les cours des grands; j'ai passé ma vie dans les camps, dans les combats; je voyais déjà dans cette affaire-ci un siége ouvert, une attaque dans les règles. J'oubliais que mes adversaires ne sont point des ennemis ordinaires, qu'il n'y a point de champ d'honneur avec eux. Que veux-tu, mon projet était celui d'un homme qui aime encore le métier des armes, et qui est plein des règles de la saine tactique. Ton avis vaut mieux; oh! il vaut bien mieux que le mien, je l'adopte. Ainsi, fais, agis, dispose, prends tes précautions dès ce moment; moi, comme je te l'ai dit, je vais passer la journée à visiter mon arsenal, mes armes, mes munitions de guerre, à mettre tout en ordre, afin que tout se trouve sous votre main au moment de l'attaque, si elle a lieu. Mon ami, ce Roger que tu ne crains pas, a déjà pillé, incendié des châteaux presque aussi forts que le mien. C'est un diable! cet homme-là; s'il eut été vertueux, il était digne d'être général d'armée. Oh! il ne faut pas s'aveugler sur le péril, quand on veut être sûr de le surmonter. – Vous avez raison, mon père: aussi je ne veux pas faire à vos yeux preuve de témérité; mais d'une prudence et d'un courage raisonnés. – Bien, bien, mon fils: allons, va, je te donne carte blanche; mais sur-tout rassure nos dames, qu'elles ne s'effraient point, et qu'elles ne viennent pas mêler à nos efforts guerriers, leurs cris, leurs larmes, ou leur évanouissement; car les femmes sont comme cela, je les connais. – Ne craignez rien, mon père; l'asyle que je leur prescrirai sera sûr, inviolable; elles ne pourront ni trembler, ni nous troubler.

Victor quitte le vieillard pour aller donner des ordres, et commencer l'exécution de son projet. D'abord il va trouver séparément chacun des individus qui doivent composer sa petite garnison: tous lui jurent le secret et l'obéissance; il leur recommande aussi à tous de ne point quitter leurs travaux pendant la journée; mais de venir passer la nuit au château, et de se réunir au moindre signal. Il ne leur promet point de récompenses, mais des armes: c'est la seule promesse à laquelle ils soient sensibles. Cependant il ordonne à quelques-uns de se répandre, bien armés, dans la campagne, du côté de la Croix de Kingratz particulièrement, d'examiner tous les pas, toutes les démarches des gens de Roger. Comme les brigands n'en veulent qu'aux gens très-riches, très-bien vêtus, ces bons laboureurs ne craignent point d'être attaqués par eux. Ceux-ci partent pour leur mission, en promettant à Victor de l'avertir de temps en temps, s'ils découvrent quelque chose de nouveau; d'autres ont ordre de veiller, pendant le jour, à toutes les issues du château, d'examiner attentivement ceux qui entrent, ceux qui sortent, et d'arrêter indistinctement quiconque ferait même une question indiscrète. Victor, sûr que tous ses ordres seront suivis, revient trouver le baron dans son arsenal, et l'aide, avec Valentin et quelques domestiques affidés, à en retirer les canons, les mortiers, les boulets, les fusils, les pistolets, toutes les armes dont on peut avoir besoin. Le lecteur demandera sans doute si son bon Valentin est chargé de quelque ordre particulier? Il a une place superbe, Valentin, il est commandant en second. Quel honneur! comme il en est tout fier! au reste il a servi autrefois, Valentin; c'est un César pour la prudence, un Alexandre pour la valeur.

Voilà donc toutes les précautions prises, et cela par un jeune homme de dix-huit ans, élevé, non au milieu d'un camp, comme son père adoptif, mais dans un cabinet, au milieu des livres et des instrumens de physique, de mathématiques, &c. Qu'il est aimable, mon Victor! qu'il est intéressant! peu de héros, dont jusqu'aujourd'hui j'ai entrepris l'histoire, m'ont touché comme ce jeune orphelin; peu ont autant mérité mon estime. Lolotte et son frère Fanfan sont intéressans; mais ce sont des enfans1. Alexis est un jeune homme bien infortuné; mais aussi il est trop susceptible, trop misanthrope2. Petit Jacques et Georgette ont de la grace, de la naïveté; mais ce sont aussi des enfans privés d'éducation, d'instruction3. Mon Victor, au contraire, est bien élevé, plein de candeur, de délicatesse; il n'a pas un seul défaut; du moins, jusqu'à présent, je ne lui en ai découvert aucun; il est doux, modeste, sensible, généreux, plein de tendresse pour ceux à qui il doit tout; il chérit la vertu, et la croit supérieure à tout. Oh, mon Victor! comme il m'attendrit! comme il mérite d'être heureux! Hélas! le sera-t-il?.. le sera-t-il, ce pauvre Victor?..

La journée se passa ainsi en préparatifs secrets: tout se disposait dans l'intérieur du château pour une résistance opiniâtre, tandis qu'à l'extérieur on ne se doutait pas qu'on y fût plus occupé qu'à l'ordinaire. Clémence sûre du courage et des talens de son ami, voyait ces travaux sans crainte, y prêtait même la main avec une espèce de volupté, puisqu'elle aidait Victor; mais madame Wolf n'était pas aussi tranquille. Comme elle était la cause de tous ces embarras, elle se reprochait d'avoir troublé la tranquillité d'une famille trop généreuse; elle accusait sa destinée, dont l'influence maligne tourmentait, avec elle, tous ceux qui lui étaient chers, tous ceux qui s'intéressaient à son sort. Il fallait toute la fermeté, tous les témoignages d'amitié du baron, de Victor et de Clémence, pour l'empêcher de se livrer au plus sombre chagrin. Elle les fatiguait de ses regrets, de ses excuses, au point qu'on la pria très-sérieusement de ne plus se servir de semblables expressions; elle céda, mais elle n'en fut pas plus tranquille.

Vers le soir, les émissaires de Victor vinrent lui apprendre qu'on avait vu beaucoup de mouvement dans la forêt, qu'on y avait entendu rouler des pièces de canon, essayer des armes, et que les brigands, plus armés qu'à l'ordinaire, faisaient des apprêts de voyages, et paraissaient former quelque grand projet. Tant mieux, dit Victor; ils nous verront de près, et se repentiront d'une entreprise à laquelle le ciel a peut-être attaché leur châtiment.

Victor se garda bien de négliger cet avis salutaire; il était possible que les brigands tournassent leurs pas d'un autre côté; mais il se pouvait aussi que leur but fût de venir attaquer le château, ainsi que Roger en avait menacé Fritzierne. Nous passerons tous la nuit, dit Victor; et si personne ne paraît d'ici à demain, nous tâcherons de savoir quelle aura été la marche de ces scélérats.

En effet, toute la garnison de Victor se rendit au château: on lui distribua des armes, des munitions; les pièces furent pointées sur les tours, tout fut prêt, en un mot, pour attendre de pied-ferme les premiers assaillans qui se présenteraient. Passons la nuit avec eux, ami lecteur, et voyons ce qui leur arriva.

L'appartement de Victor était le seul d'où l'on pût, par sa position, examiner les moindres mouvemens qui pourraient avoir lieu autour du château du côté du chemin qui conduisait à l'étoile de Kingratz. Ce fut là que se rendirent Fritzierne, et même Clémence et madame Wolf, qui voulurent partager leurs inquiétudes et leurs ennuis. Victor avait ménagé dans le milieu de la forteresse un asyle écarté, impénétrable et sûr, où les dames devaient se retirer au moindre signal d'hostilité. En attendant ce signal redoutable, elles demandèrent la permission de rester avec le baron et Victor, on la leur accorda; et l'on ne s'occupa plus, ainsi réunis, que du soin de se distraire, par une conversation intéressante, du besoin du sommeil, auquel il ne fallait pas succomber. Ce fut le vieillard qui se chargea de cette douce occupation. Quand il vit autour de lui son fils, sa fille et son amie, il leur tint ce discours:

«Ah çà, Victor, je t'ai choisi pour mon gendre, tu le sais à présent, tu en es bien sûr: c'est donc ta femme, c'est donc ton vieux père, ce sont donc tes possessions que tu vas défendre. Je ne te dis point cela pour exciter ton courage; il n'a pas besoin d'être doublé par ces motifs puissans. Ta conduite jusqu'à présent, ta tendresse, le desir de conserver mes jours qui t'a fait renoncer à ton projet de fuite, tout me prouve que je pouvais compter sur ton appui, sans même te donner des espérances pour le légitimer. Oui, Victor, oui, tu seras l'époux de Clémence; depuis long-temps, depuis ton enfance, j'ai nourri dans mon sein cet espoir consolateur; je me suis dit: Voilà celui qui me succédera, qui soutiendra ma vieillesse, qui me consolera et protégera ma fille, sa femme. Je ne choisirai point à ma Clémence un époux parmi les grands de l'Allemagne; je les connais trop bien, ces grands, vains, méchans et cupides. L'intérêt, l'ambition ne me guideront point dans mon choix. L'homme vertueux, voilà le seul homme digne de sa main. Formons donc à la vertu ce jeune enfant adoptif; inspirons-lui de l'amour pour ma fille; persuadons à celle-ci qu'il est son frère, afin que l'amour trompe la nature, et prenne sa place lorsque l'âge aura permis à l'hymen de réclamer les deux cœurs que je lui dévoue. Pour Victor, je ne suis pas fâché qu'il sache qu'il ne m'appartient pas; cela peut lui donner le goût du travail et des sciences dont il croira avoir besoin un jour; cela peut doubler sa reconnaissance, son attachement pour moi, et sa tendresse pour ma fille. L'erreur des liens du sang empêcherait peut-être cet amour que je veux lui inspirer de naître dans son cœur; l'idée repoussante d'une passion pusillanime pourrait arrêter en lui l'essor du sentiment; instruisons-le. Dans les femmes, le sentiment n'est pas aussi soumis que dans les hommes au calcul de la réflexion: elles se livrent plus bonnement, plus ingénument à toute la force des passions qu'elles éprouvent. D'ailleurs, en regardant Victor comme son frère, si le caractère de ma Clémence ne se développe pas d'une manière aussi heureuse que je le desire, elle ne le méprisera pas comme un enfant trouvé; l'envie ne trouvera aucun germe dans son cœur si elle me voit lui prodiguer des caresses, des bienfaits; en un mot la distance au titre de son époux lui paraîtra moins grande, moins indigne de sa naissance, en cas que l'orgueil et la vanité tourmentent son jeune cœur.

»Tels sont les raisonnement que j'ai faits, mes enfans, et qui m'ont conduit à laisser l'une dans une erreur que je n'ai pas voulu faire partager à l'autre. Tu seras son époux, mon gendre, ô mon cher Victor; c'est tout le bonheur, c'est tout l'espoir de ma vieillesse. Je n'exige, pour terminer ces nœuds, qu'un seul éclaircissement: oui, c'est à une seule condition, et qui ne te paraîtra pas trop dure, que je te donne et ma fille et mes biens. Victor, tu vas me connaître, tu vas m'estimer davantage.

»Je viens de te dire que la naissance, la grandeur, la fortune, tous ces hochets de la vanité m'étaient indifférens, absolument indifférens dans l'établissement de ma fille; mais il me faut la probité, l'honneur; voilà les seuls titres de noblesse que j'exige de mon gendre et de sa famille. Tes parens, Victor… je ne les connais point; j'ignore qui sont ceux à qui tu dois le jour, et il faut que je le sache; c'est bien la moindre chose que je puisse exiger: mais je vais te mettre à ton aise sur ce point. Quelque part que soit ton père, quelque état qu'il exerce, fût-il même dans la servitude, ou occupé à ces métiers manuels, que la société a l'orgueil d'appeler abjects, je ne lui demande qu'une seule qualité, c'est qu'il soit honnête homme. On n'est pas moins exigeant que je le suis, n'est-il pas vrai? Je te le répète, quels que soient la naissance, la fortune, l'état, l'éducation même de ton père; que ce soit un homme des champs ou de la ville, un riche ou un indigent, un homme en place ou un ouvrier, s'il a de la probité, son fils deviendra mon gendre: est-il possible de te donner plus de latitude? – Il est vrai, mon père; mais où le trouver? – Oh! je vais t'en faciliter tous les moyens, en te racontant l'histoire de ton adoption: tu vas savoir comment je t'ai trouvé dans une forêt, dans quel temps, à quelle époque, et tu connaîtras toutes les circonstances qui ont accompagné, sinon ta naissance, que j'ignore, mais les premiers pleurs que tu as versés en entrant dans la carrière de la vie. Ce sont même ces circonstances bizarres, extraordinaires, qui m'engagent aujourd'hui à réclamer le nom de ton père, pour sceller l'union que je veux former. Victor, voilà ma manière de voir; la trouves-tu déraisonnable? – Il s'en faut, mon père! – Exempt de la plupart des préjugés qui pèsent sur ce qu'on appelle les convenances sociales, je n'ai qu'un seul préjugé, moi; oui, je l'avoue, j'en ai un puissant qui dirigera toujours toutes mes actions: c'est que j'adore la vertu, et que j'exècre le crime. La vertu, sans naissance, sans fortune, est digne de tous mes hommages, de tous mes bienfaits; mais le crime, fût-il couvert d'or, de titres et d'armoiries, jamais, jamais!.. la ligne qui nous sépare ira se perdre dans mon tombeau!..»

Ah! monsieur, s'écrie Victor dans l'ivresse de la joie, si vous me donnez les moyens de retrouver mon père, je réponds de mon bonheur, je serai le plus fortuné des époux… Oh! n'en doutez pas, quel que soit mon père, il doit être honnête homme; je le sens à mon cœur, à mes principes, à mon amour pour le bien. Mon père m'a donné son ame, j'en suis sûr; il ne fut, il n'est peut-être que malheureux. – Eh bien, reprend Fritzierne, ce serait un titre de plus à mon estime! – Mais daignez donc me raconter ce qui vous arriva lorsque je me présentais à vos regards, faible nouveau-né, dans une forêt, ce récit que vous avez toujours différé… – Je vais te le faire enfin, mon Victor: écoutez-moi tous; vous allez connaître des événemens si bizarres, si singuliers, que long-temps ils paraîtront un songe à mes sens troublés à leur seul souvenir; mais avant de parler du hasard qui me fit trouver l'enfant que voici, je dois vous donner quelques explications préliminaires sur ma vie, sur mes propres malheurs.

Victor, Clémence et madame Wolf se rapprochèrent du vieillard, tandis que Valentin se mit en observation à la croisée; tous lui prêtèrent la plus grande attention, et il commença son récit en ces termes:

«Je suis né à Pizeck, sur les bords du Moldaw, où mon père avait un château de plaisance. Je fis mes premières armes sous lui, et ce fut bientôt à tous les petits souverains qui tyrannisaient alors une partie des cercles de l'Allemagne. Je ne vous parlerai point de mes campagnes, ni des dégoûts que j'éprouvais lorsque ma réputation me fit fréquenter les cours étrangères; je ne vous dirai point que poussé, coudoyé par la foule de courtisans qui sont là, toujours là, j'eus lieu d'observer tout à mon aise, et la bassesse de ceux-ci et la sotte impertinence de celui qu'ils appellent leur maître. Qu'il vous suffise de savoir que je sus y étudier les hommes, et que ce n'est pas là qu'ils se présentèrent à moi du côté qui leur est le plus favorable. Fatigué de la grandeur, bien petite, de tous ces messieurs, affaibli par une blessure presque incurable que j'avais reçue à l'armée, je voulus me retirer dans une campagne que j'avais achetée sur les bords de l'Elbe, en Silésie. J'y avais passé deux ans lorsque j'appris que mon père venait de mourir, et qu'il fallait que je me rendisse sur-le-champ en Bohême, pour y recueillir sa riche succession qui m'appartenait, à moi seul. Je vendis donc ma petite possession rurale, et j'arrivai ici, ici même dans ce château où je songeai à mettre de l'ordre dans mes affaires.

»Faut-il vous dire tout, mes enfans; faut-il vous dire que j'avais comme vous connu l'amour, et que l'amour avait fait mes tourmens, comme il va faire votre bonheur. Cécile-Clémence d'Ernesté joignait aux graces de la figure, la finesse de l'esprit et le charme des talens. Elle avait tout pour plaire; je la vis, je l'aimai, que dis-je, je l'adorai; elle dépendait d'une mère, d'une mère spirituelle et sensée, mais sévère, trop sévère envers une fille aussi accomplie. Lorsque j'entrai dans cette maison, je fus surpris de la tristesse, de la timidité de Cécile et de la dureté de madame d'Ernesté. J'y allais souvent; la mère connaissait même ma passion pour sa fille, et ne ménageait pas davantage Cécile devant moi. Lorsque je prenais la liberté de remontrer à madame d'Ernesté qu'elle séchait le cœur de sa fille par ses manières brusques, brutales même, elle me répondait les larmes aux yeux: Ah! monsieur, mon cher monsieur!.. vous ne savez pas, vous ne vous doutez pas des motifs de haine que je dois avoir… Toute autre mère à ma place… Mais, non, non, je m'abuse: vous avez raison, mon cher Fritzierne, je sens que mes procédés envers cette enfant… Mais soyez mon, gendre, mon ami; devenez son époux, et chargez-vous du soin de la conduire, de la morigéner!.. Je n'aurai aucun droit sur elle, alors vous ne me gronderez plus.

»Sans faire beaucoup d'attention à ces discours, que j'attribuais à l'humeur contrariante de cette femme, je pris le parti d'avouer mon amour à la belle Cécile… Elle reçut cet aveu avec une espèce d'effroi… Vous, monsieur, s'écria-t-elle, vous voudriez épouser une malheureuse fille, privée de… de tout ce qui peut lui rendre la vie supportable! – Que dites-vous, mademoiselle?.. N'avez-vous pas une mère? – Une mère, une mère!.. Oh! oui, oui, je ne le sais que trop.

»Je crus entrevoir un refus dans ces mots, ou le soupçon de tyrannie de la part de sa mère, tyrannie à laquelle j'étais bien loin de me prêter. Enfin, que vous dirai-je? ma persévérance, mes soins et mon ardent amour, tout parut vaincre la résistance de Cécile. Elle consentit enfin à m'épouser, ou plutôt elle céda aux menaces de sa mère, ainsi que je l'ai su par la suites… Quelques mois après notre mariage, madame d'Ernesté mourut, et mon épouse ne parut pas beaucoup la regretter. Cependant, pour l'éloigner de l'aspect d'un séjour où sa jeunesse avait été malheureuse, car elle était en Silésie, où nous demeurions alors, je l'emmenais avec moi dans ce château, où, comme je vous l'ai dit, la succession de mon père m'appelait. C'est ici, mes amis, que les plus cruels malheurs m'attendaient. D'abord je m'apperçus que ma femme faisait de fréquentes absences, qu'elle passait souvent des journées entières loin de moi, et que, le soir, elle s'emportait lorsque je lui demandais doucement les motifs de cet éloignement. Elle venait de donner le jour à une fille, à Clémence, que tu vois près de toi, cher Victor; et cette mère coupable, non contente d'avoir livré cette intéressante créature à des soins, à un lait mercenaires, ne s'occupait ni d'elle, ni de moi. À la fin cette conduite me révolta, et je pris tous les moyens d'en percer l'obscurité. Une seule femme-de-chambre était dans la confidence de mon épouse. Je pressai, j'intimidai si bien cette femme, qu'elle m'avoua que madame se rendait tous les jours, à une heure convenue à l'entrée de la montagne voisine, chez une fermière, où se trouvait un jeune homme; que le jeune homme et ma femme laissaient là la femme-de-chambre pendant des heures entières et qu'on ne savait où tous deux allaient passer leur temps. Cette découverte me rendit furieux: j'engageai la femme-de-chambre à garder le secret sur l'aveu qu'elle venait de me faire; et ce jour même, une heure après le départ de ma femme, je suivis ses pas, et me rendis chez cette fermière complaisante, dont j'avais l'adresse… J'entre: quel tableau frappe mes regards! Ma femme assise auprès de son amant, passant nonchalamment une main autour de son cou, et lui donnant l'autre, qu'il couvre de baisers. À cette vue, la rage s'empare de mes sens. Ô le plus perfide des hommes, lui dis-je, défends tes jours!..

»Ma femme jette un cri; l'inconnu se lève, nos sabres s'engagent, et je le jette mort à mes pieds… Cécile tombe évanouie; je la fais transporter chez moi, où elle ne recouvre ses sens qu'une heure après qu'on l'a mise dans son lit… Je m'apprêtais déjà à lui faire tous les reproches qu'elle méritait, lorsqu'elle me tint cet étrange discours: Monstre!.. homme barbare! tyran de ma jeunesse, digne de la mère qui m'a sacrifiée!.. apprends que c'est mon époux que tu as immolé à ta basse jalousie!.. – Votre époux! – Oui, homme féroce, oui, mon époux! Un mariage secret nous avait unis long-temps avant que je te connusse. Ma mère, qui nous avait tant persécutés tous deux, l'apprit, ce fatal mariage… elle força mon époux à s'expatrier. La cruelle me persuada ensuite qu'il était mort, que je l'avais perdu pour jamais… Je le crus, hélas! Vous paraissez, vous demandez ma main. Ma mère me menace de sa malédiction, de la mort même… Persuadée que les liens de l'amour sont rompus, je forme malgré moi ceux de l'orgueil, ceux de l'intérêt… Mon amant, mon premier mari revient; je l'apprends, je le vois… Nous nous occupons ensemble des moyens de vous apprendre cet événement, et vous l'assassinez dans mes bras! Il n'est plus, il n'est plus! et c'est moi qui cause sa mort!.. Je te rejoindrai, ombre chère et sanglante, nous nous reverrons… bientôt! Les hommes nous ont séparés, mais la mort nous réunira!.. Prenez soin, monsieur, au moins, prenez soin du fils, puisque vous avez immolé le père!.. J'étais mère… avant d'être à vous… Je le cachais à tous les regards, ce fils d'un homme à qui le sort avait refusé la naissance, la fortune; mais comme il aimait!.. quel époux!.. Vous trouverez dans ce secrétaire la preuve légitime d'un hymen que vous venez de rompre… (sa voix s'affaiblit.) Cet enfant, ce fils… chéri!.. la fermière vous dira… elle sait où il est… où nous allions tous les jours… l'embrasser… son père et moi… Songez…

»Cécile ne peut plus achever; elle expire… Étonné, attendri, effrayé même de cette mort peu naturelle, je me jette sur elle… Dieux! son sang coule… Elle vient de se percer d'un poignard homicide… L'infortunée!.. et c'est moi qui cause tous ces maux!.. c'est moi qui les tue, ces deux amans, ces deux époux!.. Malheureuse Cécile!.. mariée secrètement avec moi!.. Eh! pourquoi ne m'a-t-elle pas confié?.. J'étais assez délicat pour lui remettre sa foi; nous serions tous heureux…

»Vous jugez, mes amis, de l'excès de ma douleur, de mon repentir. Je me jette sur ce corps sanglant pour le ranimer du feu de mes baisers. Vains efforts; il reste froid, froid… glacé… Mais abrégeons cette scène d'horreur.

»Dès que j'eus fait rendre les derniers devoirs à l'infortunée Cécile, je courus au secrétaire, où je trouvais en effet un contrat en bonne forme, qui constatait son mariage avec le nommé Friksy, interprète de langues; mariage fait sous les auspices d'une vieille tante, de trois amis communs, et six ans avant que je me présentasse dans la maison de madame d'Ernesté. Un paquet de lettres frappa aussi mes regards: les unes offraient la correspondance de deux époux séparés par une mère ambitieuse et cruelle; les autres, de la main de cette mère, annonçaient à Cécile la mort de son époux: quelques-unes, plus récentes, semblaient détruire ce bruit; les dernières enfin étaient de ce Friksy, qui revenait en Bohême, et qui faisait à son épouse les plus vifs reproches sur son nouveau mariage.

»Que vous dirai-je? Étourdi de tant d'événemens imprévus, mon premier soin fut de courir chez la fermière, pour savoir l'asyle du fils de deux malheureux époux. Cet enfant, me disais-je, je l'adopterai; il sera le frère de ma fille, et les tendres soins que je lui prodiguerai pourront appaiser les mânes plaintifs de ses parens, dans le tombeau où je les ai plongés…

»Vain espoir: la fermière, effrayée de ma fureur, du malheur qui était arrivé chez elle, venait de fuir le canton à la hâte. Personne ne savait ce qu'elle était devenue. Impossible à moi de la retrouver, impossible de découvrir le fils de Cécile, dont cette femme seule connaissait l'asyle…

»Je ne vous dirai point quel fut l'excès de ma douleur, de mes regrets. Après avoir fait des recherches infructueuses, je me voyais privé de la consolation d'avoir auprès de moi un enfant intéressant que j'avais rendu orphelin. Je ne pouvais servir de père à cet infortuné, après lui avoir ravi le sien!.. Le chagrin s'empara de mon cœur; la vie me devint insupportable, le jour fatigant, la nuit cruelle par les tableaux affreux qui se peignaient à mon imagination… Quel état, mes amis, quel état!.. Oui, me dis-je, le premier orphelin que je trouve, le premier enfant abandonné que je rencontre, sera mon fils, quelque danger, quelque obstacle que j'éprouve à l'adopter, à l'élever. J'en fais le serment devant Dieu, je vous le jure à vous, à vous, ombres sanglantes, dont je n'ai pu exécuter les derniers vœux, il remplacera votre fils près de moi; il sera le mien; et puisse le ciel, en faveur de cette adoption, détourner les coups de la malédiction, du malheur, qu'il lance sur tout homme qui a versé le sang de ses semblables…

»C'est à ce serment que je te dois, mon cher Victor, c'est ce serment sacré qui m'a fait vaincre tous les périls auxquels je me suis exposé pour t'avoir, pour t'emporter chez moi, pour t'élever, pour te soustraire à l'espèce de fatalité qui entourait ton berceau. Redouble d'attention pour m'entendre, mon ami; me voici arrivé à toi, à ce qui te regarde».

1

Lolotte et Fanfan.

2

Alexis, ou la Maisonnette dans les bois.

3

Petit-Jacques et Georgette, ou les Petits Montagnards Auvergnats, trois ouvrages du même auteur, qui se trouvent chez le même libraire.

Victor, ou L'enfant de la forêt

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