Читать книгу Victor, ou L'enfant de la forêt - Ducray-Duminil François Guillaume - Страница 4

TOME PREMIER
CHAPITRE III.
TRAIT DE LUMIÈRE

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Qu'il est délicat, l'amour qu'éprouve un cœur honnête pour un objet que la barrière des préjugés ou des devoirs; sépare pour jamais de lui! Comme il est malheureux aussi, cet amour pur et touchant que l'espoir ne peut alimenter! Tel le voyageur; séparé d'une terre délicieuse par un abîme qu'il ne peut franchir, fixe avec des yeux mouillés de larmes cette terre où tendaient tous ses pas; tel l'amant honnête et timide adore en silence, et sans oser exprimer sa tendresse, l'objet qu'il sait ne pouvoir jamais posséder. Il souffre, l'infortuné Victor; mais il est incapable de manquer aux devoirs sacrés de la reconnoissance et de l'hospitalité. Son amour est cependant à son comble: il lui est impossible d'aimer moins ou d'aimer davantage; il faut absolument qu'il prenne un parti, sans quoi il se trahira, il parlera, ou bien il mourra de douleur. Un jour, un seul jour peut lui faire rompre le silence, le perdre pour jamais, et avec lui, peut-être, l'objet charmant dont il est épris.

Oh! comme il est à plaindre!.. C'est la solitude qu'il cherche; c'est dans un bosquet éloigné du château qu'il va gémir de ses maux. Seul, étendu sur le gazon, il fixe le ciel en versant des larmes; il accuse sa destinée, il accuse l'amour, l'amour qu'il ne peut vaincre, et qui va le forcer à la fuite ou à l'ingratitude. La fuite, c'est toujours le parti qu'il veut prendre, c'est toujours le seul moyen qui lui reste de reconnaître les bienfaits de son protecteur. Mais ces nouveaux venus ne semblent-ils pas devoir l'attacher au château? Ce petit Hyacinthe, il attend ses leçons; on le lui a déjà donné pour élève. Il faut que Victor reste pour former Hyacinthe, pour l'élever, pour en faire un homme instruit et vertueux… Eh bien! ce jeune Hyacinthe est encore trop enfant pour profiter de ses soins. Victor ne peut entreprendre l'éducation de cette touchante créature que dans trois ou quatre ans: qui empêche Victor de voyager pendant ce temps? Trois ou quatre ans suffiront pour éteindre sa passion, pour changer son cœur, et peut-être la situation de Clémence! Effet bizarre et nouveau de l'amour de Victor, il adore Clémence, et il voudrait la voir unie à un autre. S'il pouvait lui trouver un époux, engager son père à la marier sur-le-champ, comme Victor s'empresserait de contribuer à cet hymen! quelle reconnoissance il aurait envers son rival! ce serait un dieu pour Victor; il lui sauverait la vie… Mais Clémence n'a que quinze ans, il faut attendre encore. Attendre? oui, attendre; mais en s'éloignant, mais en se séparant pour quelque temps de cet objet trop séduisant. Le danger est pressant: un mot peut perdre Victor: ce mot il erre à tout moment sur ses lèvres. Il ne faut qu'un instant pour qu'il dise à Clémence: Je ne suis point ton frère, je suis… ton amant!.. Dieux! quelle imprudence! S'il disait ce mot fatal, Victor, Clémence, Fritzierne, tous, tous seraient à jamais malheureux. Il faut donc se taire, il faut donc fuir!..

Victor cherche à s'affermir dans ce dernier parti, lorsque l'objet qui trouble son repos, l'objet qu'il aime, qu'il redoute qu'il veut fuir, se présente à ses regards. Un léger bruit agite le feuillage, Victor tourne la tête; il apperçoit Clémence qui, la tête penchée, les bras tendus vers lui, s'avance, s'asseoit à côté de lui, lui prend la main et l'embrasse sans prononcer une parole. Clémence embrasse Victor! Quel baiser de feu pour ce dernier, tandis que Clémence ne croit lui donner que le baiser de la nature!..

Victor, trop ému, repousse légèrement Clémence de la main. Mes caresses te déplaisent, mon frère, lui dit naïvement cette touchante créature! tu repousses ta sœur! – Ma sœur!.. – Ai-je mal fait d'embrasser mon frère? – Ton frère, Clémence! – Eh! oui, mon frère. Voyez donc comme il prononce ce nom, ce nom autrefois si doux pour lui, et qui paraît aujourd'hui lui être étranger! – Ah! Clémence, laisse-moi. – Je vous suis importune? – Non; mais j'ai… – Vous avez du chagrin? Eh bien! est-ce là le cas de me renvoyer? Qui partagera tes peines, qui les adoucira, si ce n'est ta sœur, ta bonne sœur, qui t'aime, oh! qui t'aime!.. – Tu m'aimes? – Il en doute, je crois! Tiens, il faut que je te dise une remarque assez singulière que j'ai faite. Tu sais combien je respecte, combien je chéris mon père: eh bien! je ne sais pas pourquoi, il me semble que tu m'es encore plus cher que lui. C'est peut-être mal à moi; mais mon cœur n'est pas maître de surmonter cet excès de tendresse. – Que me dis-tu?.. – La vérité. – Clémence, ah! Clémence, par pitié, éloigne-toi; ne me vois, ne me parle jamais. – Bien obligée de ta reconnaissance. C'est ainsi que tu réponds à l'aveu que je te fais? – Clémence, il faut que nous nous séparions. – À propos, c'est ton dessein à toi, je sais cela. – Tu sais? – C'est-à-dire, que tu veux me faire mourir. Moi! moi! que t'ai-je fait, méchant? – Hélas! – Oui; parlez, monsieur; dites-moi pourquoi vous me traitez, depuis quelque temps, avec tant froideur? C'est affreux: vous m'évitez, vous ne me parlez plus, vous repoussez mes caresses: là, tout-à-l'heure encore… – Ah! si tu savais!.. – Eh bien! parle, si tu as quelque secret, confie-le-moi; verse-le dans mon sein. Je ne suis qu'une enfant, il est vrai, mais je suis digne de ta confiance; je suis capable de garder ton secret aussi bien que toi. Ô mon frère! mon cher frère! mon cher Victor!..

En disant ces mots, Clémence verse quelques larmes; elle passe ses bras autour du cou de Victor; elle le presse, elle le serre contre son cœur… L'état de Victor est trop violent; il va succomber, il va parler; sa tête est égarée, sa raison chancèle; il ne voit que son amante, il ne cède qu'à l'amour… Clémence! Clémence! s'écrie-t-il dans un délire effrayant, promets-moi, promets-moi de ne rien dire, de garder dans ton sein l'aveu que je ne puis plus te céler? – Parle, oh! parle, Victor. – Jure-moi… – Eh! ton cœur et le mien ne font qu'un; ton secret, partagé avec moi, n'est-il pas toujours à toi? – Femme divine!.. apprends que je brûle, apprends que je t'aime, que je t'adore… – Eh bien quel mal? Et moi aussi, je t'aime, je t'adore… – Mais je t'aime… en amant!.. – Et je t'aime aussi… en amante! – Plus… qu'un frère. – Plus qu'une sœur. – Eh! sais-tu, sais-tu ce qui fait mon tourment?.. C'est que tu n'es pas ma sœur! – Je ne suis pas… – Non, tu n'es pas ma sœur, je ne suis pas ton frère; je ne suis qu'un amant ivre de tes charmes, de tes vertus, de tes perfections… un enfant trouvé dans une forêt, recueilli, élevé par ton père comme son propre fils: voilà, voilà tout ce que je suis… – Tu n'es pas mon frère!.. Dieux! quel bonheur! – Eh quoi! tu me pardonnes de t'aimer! tu ne me punis point!.. – Eh! de quoi, mon ami? Au contraire, nous avons maintenant l'espoir d'être unis. – Qu'entends-je? – Ah! Victor, quel heureux changement! Moi qui t'aimais, qui t'adorais… plus qu'une sœur ne le devait, sans doute, c'était mon amant que j'idolâtrais, c'était mon époux! – Ton époux? – Oui, mon époux!.. Victor, connais-tu mon père? – Je sais qu'il est bon. – Sais-tu aussi qu'il est exempt de préjugés, d'orgueil et de cupidité? – Que veux-tu dire? – Qu'il nous unira. – Comment espères-tu? – Apprends que ce secret que tu viens de me confier, j'ai été vingt fois sur le point de le pénétrer. Oui, j'ai eu vingt fois l'idée… Mais ma légéreté, mon inexpérience, tout m'a empêchée de réfléchir plus sérieusement sur la conduite de mon père à mon égard. Apprends que mon père m'a cent fois, mille fois dit: Aime Victor, ma fille aime-le de toutes les forces de ton cœur. J'ai des projets sur lui. Un jour ce frère chéri pourrait faire ton bonheur et celui de ma vieillesse. J'ai des raisons pour t'engager à l'aimer autant que tu m'aimes… Entends-tu, Victor, ce que mon père voulait dire? Comprends-tu que c'est de notre hymen qu'il parlait? Oh! mon ami, quelle heureuse destinée nous attend!

Victor, étonné, écoute ce que lui dit Clémence; il est sur le point de se livrer au plus doux espoir. L'amour aime à se flatter; mais Victor sait penser. L'énorme distance qui le sépare du baron de Fritzierne vient frapper ses regards. D'ailleurs, c'est Clémence, c'est une enfant qui lui donne pour des réalités des conjectures vagues, des expressions à double sens, que la générosité, l'amitié ont seules dictées à son père. Victor ne peut espérer de devenir l'époux de Clémence; il ne peut se livrer à cette pensée consolante, mais chimérique. Non, Clémence, dit-il à son amante, non, il ne faut pas nous aveugler: je ne suis qu'un orphelin, sans parens, sans connaissance même de ma naissance; je ne dois pas élever ma pensée jusqu'à toi. Jamais, non, jamais ton père ne consentira à un hymen aussi disproportionné. Il faut renoncer à cet espoir flatteur, chère Clémence, il le faut. Ton père a la bonté de m'estimer, de m'aimer comme son propre fils: ce sont les liens de la fraternité, et non ceux de l'amour, qu'il a voulu resserrer entre nous deux… Clémence, te voilà instruite de mon origine, de mon sort, de mes projets. Garde bien ce secret dans ton cœur; que personne ne s'apperçoive que je te l'aie révélé. Clémence, j'ai ta parole, je la réclame. – Mais quelle manie à toi de désespérer comme cela de tout! D'ailleurs, tu parles encore de projets: mon bien-aimé, quels sont donc ces projets que tu formes toujours? – Celui de te fuir; il le faut. Après l'aveu que je t'ai fait sur-tout, je ne puis plus vivre avec toi; non, je ne le puis plus. J'abhorre jusqu'à l'idée de la séduction; elle m'effraie, et je crains déjà de m'en être rendu coupable. – Toi, toi, mon frère?.. Ah! pardonne ce nom, qui m'est échappé involontairement. – Appelle-moi ton frère, Clémence; que je le sois encore, toujours! Ce nom seul peut me ramener à l'honneur, au devoir. – Mais voyez donc comme il parle! À coup sûr, Victor, j'aime encore plus la vertu que je ne te chéris. Si je croyais que la déclaration que tu viens de me faire, que je t'ai faite à mon tour, pût enfreindre la plus légère loi de l'honneur, je ne me pardonnerais jamais cet entretien. Mais, Victor, mon père est bon, sensible, généreux; il ne ressemble pas à ces grands de la terre, qui n'écoutent que l'orgueil, que la cupidité, dans l'établissement de leurs enfans. Il voit les hommes, et non les titres; il te regarde comme un fils, comme un gendre, oui, comme un gendre, te dis-je. Si tu ne veux pas me croire? méchant, c'est que tu veux me faire de la peine…

Clémence emploie mille raisons pour persuader à Victor ce dont elle-même est persuadée, tous ses discours sont inutiles, Victor est désespéré d'avoir éclairé Clémence sans l'aveu de son père. Il pense avec raison que c'était à Fritzierne lui-même à dévoiler à sa fille le véritable état de Victor: et que puisqu'il ne l'a pas fait jusqu'à ce jour, c'est qu'il avait apparemment des motifs que Victor ne devait pas pénétrer, ne devait pas contrarier au moins par son indiscrétion. Cette réflexion effraie Victor: il craint les justes reproches du baron; il redoute les suites de son imprudence, et tout le raffermit dans le dessein qu'il a de s'éloigner, et cela dès ce jour, le plutôt possible; Clémence lui promet cependant de ne point témoigner qu'elle soit instruite. Tous deux se prennent par le bras, et reviennent lentement au château, pénétrés d'une tristesse qui n'aurait pas dû être la suite d'un entretien où l'amour pouvait s'exhaler sans crainte, sans être gêné par l'illusion de la nature.

Cœurs vertueux, c'est ainsi que vous assujettissez les passions aux devoirs de la raison, aux loix de la délicatesse; c'est ainsi que vous savez éprouver, exprimer et sentir!

Tous deux arrivent au château, où ils apprennent avec surprise que M. de Fritzierne les a mandés pour une affaire importante. Ils se hâtent de se rendre chez lui, et sont encore plus surpris de le trouver plongé dans une sombre rêverie.

«Mes enfans, leur dit-il, je vous ai réunis pour vous faire part d'une remarque assez singulière que je viens de faire… Victor, cette madame Wolf, c'est une étrange femme, ou du moins ses aventures doivent être bien extraordinaires… – Que s'est-il donc passé, mon père? – Écoutez-moi tous les deux. Vous savez que j'ai fait donner à madame Wolf l'appartement qui est au bout de la seconde tourelle du nord, du côté de la grande route, elle venait de s'y retirer tout-à-l'heure, et moi, craignant qu'il lui manquât quelque chose, je m'y étais rendu dans le dessein de voir si l'on avait bien suivi mes ordres si tout y était en règle… J'arrive; quelques exclamations douloureuses qui frappent mon oreille m'engagent à m'arrêter sur le seuil de sa porte, qui est entr'ouverte. Je pousse même un peu cette porte, pressé, je l'avoue, par la curiosité; et j'apperçois, sans être vu, madame Wolf appuyée contre son lit, et tenant entre ses mains un bijou qu'elle mouille de ses larmes, qu'elle baise même de temps en temps avec transport… Quel rapport, s'écrie-t-elle! quel rapport frappant entre les traits de ce monstre et ceux du généreux jeune homme à qui je dois la vie!.. Oui, oui, c'est lui, c'est Victor, c'est l'innocence elle-même qui respire ici sous les traits du crime!.. Et cette femme, cette femme malheureuse, trop malheureuse, hélas! il a sa bouche, il a son sourire si doux!.. Mais où vont s'égarer mes sens! Le fils du baron de Fritzierne ne peut être… Non, non… Mais pourquoi, pourquoi faut-il que je rencontre ici les traits de mon persécuteur, ceux du scélérat qui a tant fait souffrir ma pauvre maîtresse!.. Ô Dieu! quel jeu bizarre de la nature! quelle étonnante fatalité! Je ne le regarderai plus, ce cher Victor; non, je croirais toujours avoir l'infâme ravisseur sous mes yeux!.. Ô ma maîtresse! ô ma chère maîtresse!..

»Madame Wolf baise encore cent fois l'objet qu'elle tient; puis, elle le dépose sur une table, et peu à peu elle s'endort profondément. Vous jugez, mes enfans, combien ses discours me frappèrent. Persuadé que, fatiguée comme elle l'était, elle ne se réveillerait pas de si-tôt, j'entrai doucement chez elle et je m'emparai du bijou dans le dessein de le remettre dans l'instant à sa place; mais je l'ai apporté jusqu'ici, ne pouvant résister au desir de vous le montrer. Le voilà, Victor le voilà; examine-le bien; tout à l'heure nous irons le rendre à cette infortunée, qui sans doute n'aura pas encore cessé de reposer».

Victor, à ce récit, frémit involontairement; il ne sait pourquoi ses cheveux se dressent sur son front. Une sueur froide glace ses membres. Il prend le bijou, et le regarde attentivement avec Clémence, qui partage son trouble par une sympathie qu'elle sait bien définir maintenant. Ce bijou, c'est une double boîte en or, enrichie de diamans. Sur le couvercle on voit le portrait d'une femme jeune et jolie, mais échevelée, mais dont les vêtemens sont dans le plus grand désordre. Elle lève une main vers le ciel, que ses yeux, humides de larmes, semblent invoquer. De son autre main, montre une tombe entr'ouverte, laquelle on lit: Ici s'engloutissent les passions, les plaisirs et les peines. Sur le devant du tableau, aux pieds de cette femme désolée, est le berceau d'un enfant nouveau-né; une banderole qui flotte sur le berceau laisse lire ces mots: Un malheureux de plus!..

Victor regarde long-temps ce portrait avec attendrissement. Ouvre la boîte, lui dit le baron; pousse un petit bouton à gauche, tu verras quelque chose de plus extraordinaire. Victor trouve le secret; et, dans, le double fond, il apperçoit un autre portrait, celui d'un homme dont la ressemblance est si frappante avec Victor, que Clémence jette un cri de surprise…

L'homme que retrace cette peinture peut avoir trente à trente-deux ans. Il est armé de sabres et de pistolets; un énorme bonnet fourré couvre sa tête altière; son visage est ombragé de deux épaisses moustaches; il semble se reposer contre un arbre, et regarder attentivement une femme qui, plus éloignée, et dans l'ombre, alaite un petit enfant; au bas du portrait est écrit: Je sais aussi connaître la nature!..

À la vue de ce portrait, Victor reste immobile de saisissement. Fritzierne s'en apperçoit, s'approche de lui, et lui prend la boîte des mains. Avez-vous remarqué, mes enfans, dit-il, le rapport frappant qui existe entre les traits de ce guerrier et ceux de Victor, quoique celui-ci soit plus jeune et plus délicat? Si nous rapprochons les dernières expressions de madame Wolf avec celles qui lui échappèrent cette nuit, dans ce songe où elle crut voir un nommé Roger, un monstre, percer de coups un enfant et sa mère; savez-vous que nous aurons deviné une partie de son secret?.. Mais ce qui me plonge, moi, dans une foule de doutes plus bizarres les uns que les autres, c'est que l'homme qui est peint dans le fond de cette boîte, l'homme sait aussi connaître la nature, je le connais! – Vous le connaissez, mon père, s'écrie Victor! – Oui mon fils; eh! je ne le connais que trop!.. – Qui est-il? – C'est Roger, c'est ce fameux chef des brigands qui infestent depuis si long-temps les forêts de l'Allemagne, et depuis peu les nôtres, celles de la Bohême, celles qui nous avoisinent. – Eh! comment, mon père, où avez-vous vu ce monstre si généralement détesté? – Dans une occasion, mon fils, où… ma vie… Ne m'interroge pas, mon Victor; laisse-moi mes malheurs! depuis si long-temps tu me les as fait oublier! – Pardon, mille fois pardon, mon père. Mais ce Roger… quoi! celui dont madame Wolf parlait dans son songe, celui qu'elle vient de désigner devant vous, celui qui est peint dans cette boîte… c'est ce scélérat atroce que la justice poursuit sans pouvoir l'atteindre, qui pille, brûle, dévaste les châteaux, et qui traîne à sa suite une armée redoutable? c'est ce monstre, et je lui ressemble!.. moi, moi! dieux! – Ne t'afflige pas, mon Victor: je le vois, les rapports les plus indirects avec le crime blessent toujours une ame honnête; mais ceci est un jeu du hasard. La nature produit souvent de ces ressemblances physiques, monstrueuses, si l'on considère l'éloignement moral qui existe entre les deux êtres qu'elle rapproche par les traits. Cet homme, ce Roger est bien, c'est un blond; il a de grands yeux bleus, un nez assez long, une petite bouche, le front haut. Tu as la masse de ses traits, comme mille autres hommes peuvent l'avoir; mais tu n'en as pas les détails. Laissons donc là cette ressemblance qui t'affecte sans cause, sans motif légitime, et parlons de madame Wolf. – Je ne m'étonne plus si, cette nuit, en se réveillant, elle s'écria c'est lui, en me fixant! Elle croyait voir ce Roger qui venait de tourmenter son imagination. – Sans doute, sans doute; mais, cette madame Wolf, quelle liaison peut-elle avoir eue… assez intime?.. Il paraît qu'elle était l'amie, ou la femme de confiance de cette infortunée qui est peinte sur le dessus de la boîte. Ce Roger apparemment… mais cet enfant; mais cette nourrice!.. Allons, quelque obstination que madame Wolf mette à nous cacher ses aventures, il faut qu'elle me les confie à moi; il faut qu'elle me détaille… d'ailleurs, j'ai des raisons, des aveux aussi à lui faire. Qui sait?.. Mais non, non, cela n'est pas possible, Voilà ma tête qui travaille, qui s'échauffe, qui enfante à son tour des chimères… Si cette femme est venue pour troubler mon repos! Que dis-je, elle est infortunée, et je pourrais regretter un moment l'hospitalité que je lui ai donnée! Ah! loin de moi cette idée! dût-elle m'arracher des larmes, dût-elle m'associer à ses peines; c'est une jouissance que de s'attendrir avec les malheureux; et l'insouciance sur les maux d'autrui est le plus bas de tous les vices du cœur!

M. de Fritzierne, en disant ces mots, se levait déjà pour aller reporter la boîte dans l'appartement de madame Wolf, lorsque celle-ci parut. Son repos avait été de courte durée: en se réveillant, elle n'avait plus trouvé près d'elle son bijou précieux, et l'inquiétude l'avait conduite chez le baron. Elle entre, apperçoit son bijou, et reste immobile. Le baron à son tour est interdit, et ne sait comment faire excuser son indiscrétion. Madame, lui dit-il, troublé, je ne sais comment… cette boîte… le hasard… l'intérêt que vous m'inspirez… – Monsieur, lui répond madame Wolf, aussi émue que lui: vous m'aviez promis de respecter mes secrètes inquiétudes…

Elle ne peut achever, le baron ne sait que lui dire, et Victor et Clémence se retirent par égard, pour ne pas gêner leur père, qu'ils voient forcé de rougir devant eux. Leur délicatesse leur apprend qu'il ne faut point ajouter au trouble de ceux que le hasard humilie à nos yeux. M. de Fritzierne est seul avec madame Wolf: il est plus ferme, plus tranquille, et l'engage à verser dans son sein les tourmens de son ame. Je l'ai connu, lui dit-il, cet homme que retrace le fond de votre boîte; c'est Roger, c'est ce chef de voleurs, qui maintenant rode dans nos forêts. – Quoi! monsieur!.. – Oui, madame, c'est lui, – Quoi! auriez connu ce monstre? – Hélas! tenez, confiez-moi vos malheurs; je vous dirai les miens, et tous deux nous nous consolerons mutuellement. – Monsieur, monsieur!.. Ah! n'insistez pas, en grace, ne me pressez pas davantage? C'est le secret d'une autre, d'une autre, qui n'est plus à la vérité; mais, en lui fermant les yeux, je lui ai promis de ne le révéler à personne, à personne! Vous entendez, mon cher monsieur? je l'ai déjà dit à votre aimable fils; s'il faut, par mon indiscrétion, reconnaître vos bienfaits, j'y renonce, oui, j'y renonce: laissez-moi partir; j'emporterai au moins le souvenir de vos vertus et… mon secret. – Femme cruelle!.. vous voulez donc gémir et pleurer seule? Je vous en avertis, je verrai couler vos larmes, et je ne les essuierai point. Vous ne savez pas, vous ne sentez pas ce que c'est qu'un ami! vous vous en privez; eh bien! je ne vous en parlerai plus… Peut-être votre récit m'eût-il été nécessaire pour quelques explications dont j'ai besoin, relatives à ce Roger… – Ah! ne prononçons jamais son nom! Oublions-le, oublions les chagrins passés pour n'admirer que votre bienfaisance et les vertus aimables de votre famille! – Madame Wolf, votre obstination m'a fait de la peine; je me suis emporté un peu: je vous en demande pardon. Ne pensons plus à ce petit démêlé? J'éviterai les occasions de le faire renaître, et j'attendrai, sans vous persécuter, que le temps, la confiance, l'amitié même, que je me flatte de vous inspirer par la suite, vous engagent à verser dans le sein d'un ami des peines qui, dès ce moment, s'allégeraient de moitié. Adieu, madame Wolf.

Le vieillard lui tendit sa main, qu'elle couvrit de larmes et de baisers. Tous deux se séparèrent; et Fritzierne fut rejoindre ses enfans, qui, en blâmant, comme lui, la résistance de madame Wolf, lui promirent de partager les égards qu'il voulait avoir dorénavant pour cette femme intéressante.

Victor, ou L'enfant de la forêt

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