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TOME PREMIER
CHAPITRE II.
LE SONGE ET L'HOSPITALITÉ

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Madame Wolf (c'est le nom que se donne l'inconnue) a fini son repas frugal; son fils, Hyacinthe, s'est déjà endormi sur un siége. Victor engage madame Wolf à se reposer dans son propre lit: elle résiste d'abord; enfin elle cède. L'enfant est mis à côté d'elle, et Victor se propose de passer le reste de la nuit dans un fauteuil, à côté de ses hôtes. Valentin veut rester avec son maître; mais Victor lui ordonne de se retirer, et le domestique obéit.

Victor est trop ému pour pouvoir sommeiller; il regarde madame Wolf dormir avec ce calme de l'ame que donne toujours la vertu; il examine l'enfant qui entre dans la carrière tortueuse de la vie, et se demande quel sort attend cet aimable enfant.

Victor réfléchissait sur la bizarrerie de la fortune, qui tourmente chaque individu séparément. Des pensées un peu plus pénibles avaient chassé les idées agréables que venait de lui faire naître le bonheur qu'il avait eu de sauver la veuve et l'orphelin des mains de trois scélérats. Madame Wolf et Hyacinthe étaient sans appui, sans secours. Victor connaissait assez le cœur du baron de Fritzierne pour espérer qu'il les garderait dans son château, et qu'il ferait pour le jeune Hyacinthe ce qu'il avait fait pour lui. Il n'en doutait pas un moment; mais il sentait que ces deux infortunés, qui lui devaient la vie, étaient un lien de plus qui l'attachait au château; il ne pouvait s'en séparer. L'enfant attendait ses soins; il devait l'élever comme un fils que le ciel venait de lui envoyer. Il se proposait donc de former son cœur à la vertu, et de développer ses facultés physiques et morales. Cette occupation d'ailleurs pourrait le distraire de sa fatale passion; il lui donnerait tout son temps, ne verrait Clémence qu'aux heures du repas, et toujours devant son père. C'est une espèce d'absence qu'une grande occupation. Près de Clémence, il ne la verra pas plus que s'il en était très-éloigné; car Victor peut prendre ses repas chez lui, séparément, ne rendre ses devoirs à M. de Fritzierne que le matin, et se renfermer pendant tout le reste de la journée avec son élève, son petit Hyacinthe. Oui, cela peut s'arranger ainsi; voilà qui est décidé. Victor restera au château, Victor ne verra plus Clémence qu'autant que la bienséance l'exigera. Sa passion, distraite par un autre objet, s'affaiblira bientôt; il oubliera Clémence, il l'oubliera…

Insensé, quelle est ton erreur! que ta raison est fragile, quand c'est ton cœur qui la guide! Crois-tu qu'une première impression s'efface aussi aisément? crois-tu qu'on puisse oublier Clémence quand on a eu le bonheur de la voir, d'admirer ses talens, ses perfections?.. Tu ne la verras que rarement, et devant son père! Mais Clémence s'attachera à ton élève; elle te le demandera; elle viendra le trouver chez toi; elle voudra lui donner des leçons de musique, de talens agréables: tu l'entendras chanter, cette fille céleste! tu la verras sourire, tu la rencontreras chez toi, dans le parc, et par-tout dans ton cœur!.. Eh! tu pourrais l'oublier! l'oublier! Il te faudra donc oublier aussi que tu as une ame sensible? Il te faudra donc oublier les jeux de ton enfance avec Clémence, ses agaceries piquantes, sa voix si touchante, ses regards si doux, si expressifs? Non non, Victor, n'espère pas te soustraire facilement à ses traits dangereux; n'espère pas vaincre un amour si pur, si délicat… Eh! quand tu ne la verrais plus, pourrais-tu jamais oublier que tu l'as vue, que tu l'as connue? Fuis le danger, Victor; laisse la veuve et l'orphelin dans le château, confie-les aux soins généreux de ton bienfaiteur. Il demandait une compagne pour sa fille, pour lui des amis, un appui dans sa vieillesse; eh bien! les voilà, ces amis qu'il cherchait. Madame Wolf paraît bien née; elle est vertueuse, elle a du moins l'accent de la vertu: peux-tu, Victor, peux-tu jamais être mieux remplacé?

Victor était occupé de ces diverses réflexions; ses yeux étaient attachés sur la veuve et l'orphelin, qu'il voyait reposer tranquillement… Tout-à-coup madame Wolf paraît agitée par un songe funeste; son front se couvre de sueur, ses traits s'obscurcissent, sa bouche veut articuler quelques mots… Victor craint qu'elle ne se trouve indisposée; il va s'approcher d'elle, la secourir. Elle paraît se calmer… ses yeux se referment… elle dort… Mais non: bientôt un nouveau trouble s'empare de ses sens; elle s'agite, elle jette un cri… À ce cri lugubre et sourd succèdent quelques murmures étouffés. Victor l'entend prononcer distinctement ces mots: Roger! barbare Roger!.. que fais-tu? que veux-tu? la beauté, l'innocence, rien ne peut te désarmer!.. Cruel! frappe, frappe donc! arrache-lui la vie… Cet enfant, tu le demandes! Non, non, cet enfant n'est plus en ton pouvoir; je l'ai soustrait à la mort, a l'ignominie… La mère te reste!.. Le monstre! il l'étend sans vie à mes pieds, ciel! oh ciel!..

À ce cri affreux, madame Wolf se réveille en sursaut; elle regarde autour d'elle d'un air inquiet, apperçoit Victor, et s'écrie, en cachant sa tête dans ses mains: le voilà! c'est lui! – Qui donc, lui, s'écrie à son tour Victor étonné?.. Il s'approche d'elle, lui prend la main, et lui demande la cause de son trouble. Madame Wolf se frotte les yeux, le considère long-temps avec une expression mêlée de douleur et d'effroi: puis, revenant à elle, elle lui dit en soupirant: Pardonnez, généreux inconnu, pardonnez mon égarement: il est la suite d'un songe effrayant. Je voyais… je croyais voir… un homme qui… vos traits… Un rapport, bien éloigné sans doute, tout a prolongé mon erreur. Pardonnez-moi si j'ai interrompu votre sommeil. – Mon sommeil! je ne dormais point… Je vous l'avouerai, madame, vous m'avez glacé d'effroi. Ce Roger que vous avez nommé… – Roger? Ciel! j'ai nommé Roger? – Oui, madame; vous le voyiez prêt à frapper la mère d'un enfant que vous lui aviez soustrait; il semblait même qu'il l'immolait à vos yeux. – Malheureuse! qu'ai-je dit? (se remettant.) Excusez-moi encore une fois, homme sensible et délicat. C'est… oui, c'est la scène de ce soir qui s'est retracée à mon imagination… Je croyais voir les brigands dont vous m'avez délivrée; ils frappaient mon petit Hyacinthe. Sa mère, qui n'est plus… car elle n'est plus, sa mère!.. elle était exposée à leurs coups. Voilà tout. – Voilà tout, madame? Permettez-moi une seule question. Vous m'avez dit que ce Roger, dont vous avaient parlé les voleurs, vous rappelait des souvenirs bien douloureux… Auriez-vous connu un homme qui portât ce nom? – Que trop, monsieur. – Ce n'est pas sans doute ce Roger, ce chef des brigands qui infestent les forêts de l'Allemagne, celles de la Bohême? – Par pitié, monsieur, par pitié ne m'interrogez point. Je vous ai dit que personne ne connaîtrait mes malheurs, non, non, personne! S'il faut vous les raconter, s'il faut à ce prix reconnaître le service signalé que vous m'avez rendu, je le sens, le sacrifice est au-dessus de mes forces, et je me vois dans la dure nécessité de vous avouer mon ingratitude. – N'en parlons plus, madame Wolf, n'en parlons plus; on doit respecter le secret des infortunés, comme on doit respecter leur sommeil… Remettez-vous un peu, madame; le jour paraît, tâchez de reposer encore quelques heures.

Madame Wolf ne pouvait plus dormir; ses sens avaient été trop agités par son rêve pour pouvoir se plonger de nouveau dans cet engourdissement salutaire que procure le sommeil. Elle se leva, et attendit, en causant avec Victor de choses indifférentes, le lever du baron de Fritzierne, qui, dès six heures du matin, était tous les jours dans son parc. Victor regardait attentivement par la croisée; il apperçut enfin cet homme respectable qui, un fusil sous le bras, s'amusait de temps en temps à chasser les oiseaux. Victor recommande à madame Wolf de l'attendre. Il vole au-devant de son bienfaiteur, et se précipite sur sa main, qu'il couvre de baisers. Ô mon père! avez-vous bien passé la nuit? – Très-bien, mon Victor, et toi? – Moi, mon père, la nuit la plus délicieuse… – J'entends, tu as bien dormi. À ton âge!.. Cependant je te trouve les yeux un peu… rouges; tu es pâle. – Mon père… – Achève: aurais-tu quelque chagrin? Penserais-tu encore au refus que je t'ai fait hier de te laisser voyager? Crois-tu que je puisse aisément me passer de toi, mon ami? Si c'est cela qui t'affecte, si tu viens encore m'en parler, je t'en avertis, nous nous fâcherons nous deux, mais sérieusement… Allons, mon Victor, consulte ton cœur, et s'il te dit que tu peux me quitter sans regret, je te laisserai partir sans peine.

Ce peu de mots avait foudroyé Victor; il ne venait point réitérer sa demande, ce n'était point là ce qui l'amenait auprès de M. de Fritzierne; mais il avait le projet de lui en parler dans un autre moment, et tout son espoir s'évanouissait. Cependant l'intérêt de la veuve et de l'orphelin l'emporta sur le sien propre: il oublia ses affaires pour s'occuper de celles de ses protégés. Il se remit donc de la première impression que lui a faite la défense du baron. Mon père, lui dit-il, je ne viens point vous parler d'un projet qui a eu le malheur d'affecter hier votre sensibilité; je ne réitérerai point ma demande, puisqu'elle vous déplaît; un motif plus puissant m'engage à réclamer votre générosité – Qu'est-ce que c'est, mon fils? as-tu besoin de quelque chose? Parle, parle; que tes desirs soient inépuisables comme l'envie que j'ai de t'accabler de mes bienfaits. – Homme divin!.. ce n'est pas pour moi; non, ce n'est pas pour moi que je vous intercède; vos bontés savent prévenir mes moindres vœux, et je n'en puis plus former que pour votre bonheur!.. (en souriant un peu.) Vous allez peut-être trouver plaisant l'aveu que je vais vous faire… Une… une femme a passé la nuit dans ma chambre. – (souriant aussi.) Une femme? Quel âge? – Quarante ans, à-peu-près. – Oh! tu ne choisis pas bien. – Pardonnez-moi, mon père; je choisis très-bien, comme vous choisiriez; car c'est la vertu, c'est l'infortune à qui j'ai accordé l'hospitalité depuis une heure du matin. – Bon jeune homme! conte-moi donc cela. T'es-tu trouvé dans les grandes aventures? – Oh! très-grandes, mon père: écoutez-moi.

Victor lui fait un récit exact de tout ce qui s'est passé pendant la nuit; il n'oublie rien, pas même les plus légères circonstances du songe de madame Wolf. Quand il a fini son récit, le baron s'écrie: Où est-elle, cette femme respectable, où est-elle? je veux la voir: si elle est digne de mon estime, de la tienne, je la garde ici, je la donne à ma fille pour compagne et pour amie.

Victor court promptement chercher madame Wolf; elle descend, tenant son petit Hyacinthe par la main; elle se précipite aux genoux du baron, qui la relève avec bonté, lui adresse quelques questions, fait venir un domestique, et lui ordonne de préparer, sur-le-champ, un logement pour la veuve. Les larmes de madame Wolf inondent les mains du bon Fritzierne. Victor ne peut retenir les siennes, et le baron lui-même essuie sa paupière, que le sentiment a humectée de ses pleurs délicieux. Madame, dit-il à la veuve, mon fils m'a dit que vos aventures étaient un secret pour tout le monde; je le respecterai, et personne dans cette maison ne vous fera des questions qui pourraient troubler la tranquillité dont je veux que vous y jouissiez. Vous paraissez bien née; soyez la mère de ma fille: elle est encore enfant; c'est volage un peu, c'est étourdi: formez son esprit, son expérience; pour son cœur, je ne vous en parlerai pas; c'est le chef-d'œuvre de la nature, selon moi du moins; et je suis père!.. Mais Victor vous dira… Qu'en penses-tu, Victor? crois-tu que l'éloge soit outré?

Victor, interdit par cette question, rougit, et balbutie gauchement un oui, monsieur, que l'on n'entend pas. Le baron continue: madame Wolf, dans quelques années d'ici, nous confierons votre Hyacinthe à mon Victor: vous ne pouvez pas lui choisir un meilleur instituteur. Il est jeune encore, mon Victor, il a dix-huit ans; mais je vous réponds que sa raison est solide, que son cœur est pur, que son esprit est cultivé. Je l'aime, oh! je l'aime!.. comme un tendre père aime un fils reconnaissant. Il n'est rien que je ne fisse, rien que je ne lui donnasse pour assurer son bonheur; tous les biens, tous les sacrifices qu'il me demanderait, il aurait tout, et il le sait bien. N'est-ce pas, Victor, que tu me crois bien capable de te donner tout ce qui te ferait plaisir, tout sans exception? – Sans exception; ah, mon père!.. – Il connaît bien mon amitié pour lui: c'est qu'il la mérite aussi. Bon Victor! je ne te ferai point d'éloge sur ta conduite de cette nuit: ton cœur t'a déjà récompensé; mais je te remercierai de m'avoir procuré l'occasion de faire le bien. Tu le sais, Victor; c'est m'obliger au-delà de toute expression, que m'amener des infortunés à secourir.

M. de Fritzierne, après ce peu de mots, fit quelques tours de jardin avec Victor et madame Wolf. Cette femme estimable, qui entrevoyait enfin l'aurore du bonheur, après avoir éprouvé tant de chagrin, tant d'inquiétudes, sentait son cœur palpiter plus aisément. Elle pressait une des mains du baron tandis que de l'autre côté, Victor serrait contre son cœur l'autre main de cet homme généreux. On parla d'un genre de vie à régler, d'un plan d'éducation à suivre; ensuite tous se rendirent pour déjeûner au château, où Clémence attendait son père, sans se douter de la nouvelle compagne qu'il allait lui amener.

Par un effet de la sympathie naturelle à deux cœurs qui s'aiment, Clémence avait mal dormi aussi pendant toute cette nuit. Sans savoir quelle était la cause du chagrin de Victor, elle avait remarqué, la veille, que le front de ce frère qu'elle chérissait, était surchargé de nuages; qu'il respirait avec peine, et qu'il semblait méditer quelque grand projet. Quelques mots même échappés à son père, lui avaient fait entrevoir que ce projet était de la quitter, de l'éloigner d'elle. Clémence perdre Victor! s'en voir séparée pour long-temps, peut-être pour jamais! cette idée est affreuse quand on aime! Clémence donc avait souffert toute la nuit, et s'était bien promis de prendre son frère à part dès le lendemain matin, de l'interroger, de lui arracher son fatal secret. Clémence formait ce dessein, lorsqu'elle vit arriver son père, Victor tenant un enfant dans ses bras, et tous deux suivis d'une femme dont les traits annonçaient la vertu et le malheur. Clémence se lève étonnée; son père lui prend la main: Ma fille, lui dit-il, depuis long-temps tu n'as plus de mère; je vais t'en donner une, une bien estimable, une que tu chériras sans doute autant que tu me chéris moi-même. Vois-tu cette respectable femme? nous la devons à Victor; oui, c'est ton bon frère qui, toujours sensible aux maux des infortunés, lui a sauvé la vie cette nuit, à elle et à cet enfant qu'elle a adopté. Elle n'a point d'asyle, ma fille, cette chère madame Wolf; point de parens, point d'amis! qu'elle trouve ici une fille, des frères, et une demeure sûre et tranquille. N'est-ce pas, ma fille, que tu approuves l'accueil et les offres que ton père vient de lui faire? – Mon père, chaque action que vous faites est un nouveau bienfait pour moi: cette dame, dont l'air m'inspire déjà le respect, est bien sûre de trouver en moi une fille, puisque mon père et mon frère l'ont adoptée.

Madame Wolf, pénétrée de la grace et de la sensibilité de Clémence, lui demanda la permission de l'embrasser, non en qualité de mère, mais comme une amie, une tendre amie qui voulait toujours l'être. Clémence se livra à ces douces effusions, et l'on servit le déjeûner, pendant lequel on parla de la forêt, des dangers que madame Wolf y avait courus, et du secours que le ciel lui avait envoyé, en permettant que Victor entendît ses cris.

Chacun se retira ensuite pour vaquer à ses diverses occupations. Madame Wolf fut se reposer dans son appartement, et Clémence ne songea plus qu'à chercher le moment favorable de parler en particulier à son frère. Tous deux avaient les mêmes affections, les mêmes inquiétudes; tous deux devaient se chercher, se plaindre, ou se consoler ensemble.

Victor, ou L'enfant de la forêt

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