Читать книгу Victor, ou L'enfant de la forêt - Ducray-Duminil François Guillaume - Страница 13

TOME PREMIER
LES NUITS DE LA FORÊT
Ve NUIT DE LA FORÊT

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«Vous n'exigerez pas de moi, mes amis, que je vous détaille les cruelles réflexions qui m'assiégèrent, ni que je vous fasse un tableau déchirant de la douleur à laquelle je fus en proie pendant toute cette nuit, plus affreuse, plus longue que celle qui couvrait la forêt; car le jour ne pénétrait pas dans mon cachot, et quand on vint m'en tirer, je crus voir l'aurore naître, tandis que le soleil avait déjà parcouru près de la moitié de sa carrière… Il était onze heures à-peu-près. J'étais accablé par la fatigue et le désespoir, lorsque je crus entendre les pas de plusieurs hommes. Je ne me trompais pas. Je prêtai l'oreille, et bientôt j'apperçus huit à dix brigands, chargés de flambeaux, qui venaient vers moi. L'un d'entre eux, qui paraissait supérieur aux autres par sa taille, la richesse de ses vêtemens et la fierté de son maintien, s'écria: Eh quoi! vous avez laissé M. le baron de Fritzierne dans ce caveau, chargé de fers comme un vil criminel! Qui sont ceux qui ont commis cette faute?.. – (Un brigand répond:) C'est Morgan qui l'a ordonné. – Eh bien! reprend le chef, je condamne Morgan aux arrêts pendant huit jours. (Il s'approche de moi:) Baron de Fritzierne, tu vois que ce n'est point par mon ordre qu'on t'a fait éprouver un traitement indigne de toi et de moi… Qu'on détache ses fers. (On me rend ma liberté; Roger continue:) Baron de Fritzierne, me connais-tu? – Non. – Tu ne me connais pas? tu n'as jamais entendu parler de Roger, chef des indépendans? – J'ai entendu parler de Roger, chef d'une troupe de brigands. – (Roger sourit avec amertume.) Baron de Fritzierne, épargne-moi les injures. Je suis digne de ton estime, et je veux la mériter. – Tu le peux, en me rendant la liberté. – Tu n'es point mon prisonnier; tu seras aussi libre ici que dans le sein de ta famille; mais je te prie d'y passer quelques jours, de m'aider de tes conseils, et de me donner ton amitié. – Mes conseils, mon amitié, à toi! – Écoute, baron, dépose ta fierté; elle est déplacée avec moi, et dans cette occasion. Reste ici quelque temps; c'est une prière que j'adresse à l'homme que j'estime: mais s'il me refuse, s'il me hait, tu sais que je puis le traiter en ennemi.

»Roger, à ces mots, me lance un regard furieux, se calme un peu, me prend la main, et m'engage, du ton le plus affectueux, à le suivre dans sa caverne… Que pouvais-je faire, le braver? J'étais seul, sans armes, en sa puissance: c'eût été le comble de l'imprudence. Je me déterminai à me contraindre, à le suivre, à attendre enfin le sort que le ciel me réservait.

»Il me conduisit dans une espèce de souterrain, à-peu-près pareil à ceux que j'avais déjà parcourus depuis quatre nuits; mais celui-ci était orné de meubles précieux, de sabres, de pistolets, et d'une quantité considérable de caisses, qui paraissaient contenir des effets. Là, Roger me fit servir des rafraîchissemens, et me quitta en me disant qu'il reviendrait passer la soirée avec moi. Deux de ses gens furent mis en sentinelle à ma porte, avec ordre de me traiter avec tous les égards possibles, mais de ne me point laisser sortir, quelque prétexte que je prisse.

»Seul, livré à moi-même, je ne pus que gémir sur ma fatale destinée, sans pouvoir toucher à aucuns des mets qu'on avait servis devant moi. Tout ce qui m'arrivait me paraissait un rêve, et j'en fus tellement abattu, que, vers le soir, lorsque Roger revint, il me trouva à la même place et dans la même position où il m'avait laissé le matin.

»Roger, précédé d'une douzaine de flambeaux, et de deux ou trois de ses affidés, entra donc dans mon cachot, et s'appercevant que je n'avais pris aucune espèce de nourriture, il s'assit près de moi, et me dit avec sensibilité: Vous voulez donc vous faire mourir, baron?.. Songez que j'ai besoin que vous viviez; oui, j'en ai besoin: mon cœur veut s'épancher dans le vôtre; et, vous le dirai-je, ma propre sûreté dépend de vous. – De moi, Roger? – De toi, mon ami!

»Je frémis involontairement à ce nom d'ami qu'il me donne; et Roger qui s'en apperçoit reste un moment troublé… Il se remet… Je n'étais pas né pour le crime, me dit-il, non, je n'étais pas fait pour l'état que je professe; mais je l'ai honoré; oui, baron, je l'ai honoré, ce titre de chef qu'ils m'ont décerné, et que tu traites de chef de brigands… Si tu savais qui je suis… Si je te racontais mes malheurs, si je te faisais part des loix que je leur ai prescrites, de la discipline que mes troupes observent, de la subordination, de toutes les vertus militaires qu'on pratique ici, tu m'estimerais, baron; oui, tu m'estimerais, et tu me dirais: Roger, tu étais né pour être général d'armée, pour être un grand homme!

»Il m'intéressait!.. Je le fixai avec moins d'indignation; il cacha son visage dans ses deux mains; puis il fit retirer son monde, excepté les deux surveillans qui gardaient l'entrée du souterrain; ensuite il me tint cet étrange discours. Baron de Fritzierne, il faut que tu me sauves la vie; tu le peux. – Moi; et comment? – Écoute-moi avec la plus grande attention?.. L'empereur a résolu ma mort, il la veut; il connaît mes projets, ma puissance, il veut se débarrasser d'un ennemi qui ravage ses états, et dont les succès multipliés accroissent de jour en jour et la force et l'audace… Je ne crains point ses armées; mais je crains la trahison… C'est l'arme du lâche et la terreur du brave… Tu ne connais point ces routes tortueuses et souterraines, ces voûtes ténébreuses où tu es, et que j'habite depuis que j'occupe la forêt de Kingratz? Ici le cruel Boleslas eut autrefois un château-fort; ici des cavernes profondes furent creusées par lui, et prolongées jusqu'aux montagnes de Tabor: celle-ci va se perdre sur la rive gauche du Muldau, au pied des hautes fortifications de Pizeck. C'est par ces souterrains que l'on a résolu de m'investir et de me massacrer; j'en suis averti, je le sais, et déjà je suis certain que les bouches de ces affreuses cavernes sont occupées par les espions de mon ennemi. Mes gens ont entendu, sous ces voûtes sombres, des signaux effrayans; ils ont voulu pénétrer les endroits les plus reculés, un bruit singulier d'armes et de trompettes leur a toujours inspiré une terreur involontaire: ce n'est point en pleine campagne qu'on veut m'attaquer; on sait trop à quel point je suis redoutable! c'est dans des défilés obscurs et tortueux, c'est par la ruse et par la perfidie qu'on veut me soumettre… Baron, tu peux me tirer de cet embarras. Tu connais le jeu des mines, tu sais l'art d'enfermer le bitume, et de lui donner ensuite une explosion qui porte la mort en déchirant les entrailles, de la terre; donne-moi ton secret, donne-le-moi: Je fais sauter cette caverne, et avec elle les espions qu'elle renferme: ensuite je quitte le pays, et la moitié de mes trésors est à toi.

»Étonné de cette odieuse proposition, je voulus d'abord faire éclater mon indignation; mais, réfléchissant qu'en m'insinuant davantage dans la confiance de Roger, je pourrais adoucir mon sort, trouver peut-être les moyens de m'échapper de ses mains, je feignis d'entrer dans ses vues. Il est tard, lui dis-je; le secret que tu me demandes, et que je consens à te confier, exige des leçons, des dessins, et par conséquent du temps; demain je te le communiquerai, non pour les trésors que tu me proposes, je rougirais de les accepter, mais pour ton instruction, pour ta sûreté. Il est cependant essentiel, avant que de commencer ce travail, que je connaisse les détours de tes souterrains, afin de mieux établir mes plans; consens à m'y conduire sur l'heure, cela me guidera dans mes opérations, et demain mes projets te seront soumis.

»Roger, ravi de la complaisance que je lui témoigne, me serre la main, se lève, et m'engage à le suivre… Nous partons, accompagnés de quelques brigands armés et munis de flambeaux, et nous commençons l'examen des souterrains, dont Roger m'indique les issues, et les relations qu'ils ont avec le sol qui les couvre. Mon but, en lui demandant de visiter ces cavernes, était de m'éclairer moi-même sur les moyens de me sauver. Je ne sais quel pressentiment même me disait que j'allais recouvrer ma liberté, et j'écoutais avec avidité toutes les explications que me donnait Roger.

»Nous avions déjà mis plus de deux heures à cet examen, et nous n'avions rien découvert encore qui pût nous inspirer de l'effroi, et justifier les alarmes du chef des brigands, lorsqu'au fond d'une caverne sombre, un bruit affreux de trompettes vint frapper nos oreilles, et nous forcer à suspendre notre marche… Roger pâlit, et j'avoue que moi-même je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête, non que je dusse appréhender rien de fâcheux de la part de ceux qui en voulaient à Roger; au contraire, c'était d'eux seuls que je devais attendre ma liberté; mais je ne fus pas maître d'un premier mouvement de terreur… Entends-tu, me dit Roger? ce sont eux… Nous nous sommes trop avancés… Retournons, il serait imprudent de les chercher, de les attaquer; il vaut mieux les engloutir tous sous les débris de ces souterrains qui les dérobent à mes regards: cher baron, c'est de toi que j'attends ce service signalé…

»Il dit, et m'engage, ainsi que sa troupe, à rétrograder; mais il n'est plus temps; nous nous sommes en effet trop avancés… Les soldats envoyés par l'empereur, avaient épié depuis deux jours toutes les démarches de Roger; ce brigand venait de tomber, sans y penser, dans une embuscade; la trompette avait rallié ses ennemis; ils nous entouraient de toutes parts, nous ne pouvions leur échapper… À peine avions-nous fait quelques pas vers notre première habitation, que nous nous trouvons enveloppés par plus de deux cents soldats qui fondent sur nous de toutes les ouvertures des souterrains… Je frémis soudain, dans la crainte d'être confondu avec les brigands; et, pour éviter le sort qui les attend, je saute sur le sabre de Roger, je le lui arrache, et me rangeant du côté de ses aggresseurs; Scélérat, lui dis-je, combats un ennemi de plus…

»Les soldats, étonnés, n'osent pas s'en fier à mon exclamation: on m'arrête; et pendant qu'il se livre un combat, dont je dois ignorer l'issue, quatre soldats m'entraînent avec eux. Le bruit des armes à feu et du choc des sabres me suit assez loin dans les souterrains que j'avais encore à parcourir. Bientôt je n'entendis plus rien, et je me trouvai, au bout des cavernes, dans la forêt au milieu d'une troupe armée qui me conduisit à son commandant. Je n'étais pas embarrassé de me justifier; je reconnus d'ailleurs ce commandant qui avait servi autrefois sous moi. Il me fit des excuses de la manière dont on m'avait traîné vers lui, et me fit reconduire, sous une bonne escorte, à mon château, où je me hâtais de rassurer mes gens, et d'embrasser mon petit Victor. J'avais besoin de repos, je m'y livrais long-temps, et me promis bien de ne plus aller, la nuit, à la forêt, d'abandonner la mère inconnue, et de ne plus exposer l'enfant, ni moi, aux dangers des courses nocturnes, dans un lieu où ma vie et ma liberté venaient de courir de si grands dangers».

fin de l'aventure de la forêt

Ici, M. de Fritzierne se reposa un moment, puis il continua ainsi son intéressant récit. «Vous êtes sans doute curieux, mes amis, de savoir ce que devint Roger au milieu de la troupe qui l'investit, et s'il succomba sous les efforts des soldats envoyés par le gouvernement? J'ai ignoré moi-même les détails du combat que j'avais vu commencer; j'ai su seulement que Roger s'était défendu avec une intrépidité vraiment héroïque, que ses gens étaient venus le secourir, et que ces scélérats, après avoir perdu des leurs, et fait mordre la poussière à plusieurs de leurs aggresseurs, avaient remporté la victoire et s'étaient évadés. Quelques jours après, on envoya contre eux des forces plus considérables; mais on apprit que la troupe des brigands avait quitté tout-à-fait la forêt de Kingratz, et qu'ils s'étaient répandus, dans l'Allemagne, qu'ils infestaient, sans qu'on pût parvenir à s'en emparer. Depuis seize ans on n'en avait plus entendu parler dans nos contrées, et il n'y a pas plus de deux mois que Roger est revenu dans les forêts qui nous avoisinent: il est aujourd'hui plus redoutable que jamais; car sa troupe s'est considérablement augmentée, depuis que la paix qui a suivi la dernière guerre a fait rentrer dans nos foyers une foule de déserteurs, de gens habitués à piller, à voler, à incendier des villes entières: tous les mauvais sujets se sont rangés sous les drapeaux sanglans de ce chef redoutable, et c'est vraiment aujourd'hui une troupe formidable, faite pour effrayer le prince, qui ne peut la détruire que par une espèce de guerre civile. Mais laissons l'infâme Roger, que je n'ai vu qu'une seule fois, et revenons à toi, mon cher Victor, à toi dont l'adoption m'a coûté tant de peines, tant d'inquiétudes.

»Je n'entendis plus parler de la mère inconnue, ni de tout le mystère qui avait entouré ton berceau. Je pensai que cette femme, dont je n'avais pu pénétrer les secrets, était morte ou passée dans d'autres contrées. (Ici madame Wolf lève les yeux au ciel, et laisse échapper un soupir, que le baron remarque avec inquiétude.) Qu'avez vous, madame Wolf? – Rien, monsieur le baron; daignez continuer… Cet enfant vous fut donc laissé sans aucune réclamation… sans qu'aucun signe, aucun effet ait pu vous… faire… soupçonner?.. – Pardonnez-moi… vous me rappelez… j'oubliais de vous dire qu'au fond de la barcelonnette dans laquelle il était couché la première fois qu'il me fut confié, il y avait un portrait, un portrait de femme, je crois; oui, c'était un portrait de femme… Eh! comment ai-je pu oublier si long-temps… Je l'ai mis dans ce secrétaire, et depuis seize ans, je n'ai pas eu la curiosité de le regarder… Tu vas le voir, Victor, je vais vous le montrer, mes amis; ce sont sans doute les traits de sa mère; oh! oui, oui, ce sont ses traits, je n'en puis douter! Le voici! le voici».

Le baron, étonné de n'avoir pas pensé plutôt à ce portrait, qu'il avait oublié dans son secrétaire, courut le chercher. C'était en effet un portrait de femme. Autour du cercle d'or qui l'encadrait, en voyait trois lettres initiales, A. D. L. et derrière, on lisait ces mots: Dreux, rue Parisis, 32. Victor et Clémence baisaient ce portrait précieux en versant des larmes, et cherchaient à y retrouver quelques traits qui pussent leur persuader qu'il retraçait la figure d'une mère infortunée. Pendant que nos deux amans se livraient à cette recherche intéressante, le baron de Fritzierne, qui venait aussi d'examiner le portrait, tomba tout-à-coup dans une profonde rêverie. Il regarda ensuite fixement madame Wolf, qui pâlit, et laissa échapper de ses yeux quelques larmes. Madame Wolf, lui dit le baron très-ému, vous avez une boîte sur laquelle… (madame Wolf se trouble) oui, sur laquelle il y a un portrait de femme… Je ne l'ai vu qu'une fois, ce portrait qui vous est si cher… je ne sais; mais il me semble que je vois ici les mêmes traits que vous possédez!.. Quel soupçon me fait naître cette ressemblance! Je ne sais pourquoi je frémis!.. Madame Wolf, ah! madame Wolf, de grace, daignez… ayez la complaisance de me montrer cette boîte, qui ne vous quitte jamais… – Monsieur!.. – Mais voyez, voyez donc, madame Wolf, si ce n'est pas là la copie exacte de la femme…

Le baron, ému, prend le portrait des mains de Victor, et le met dans celles de madame Wolf, qui y jette un coup-d'œil, et s'écrie avec l'accent le plus douloureux: Oui, c'est elle, oh! c'est bien elle, l'infortunée!..

Cette exclamation plonge tout le monde dans le plus grand trouble. Vous l'avez connue! c'est le seul cri que jettent ensemble le baron, Victor et Clémence. Madame Wolf est presque évanouie; des soupirs gonflent sa poitrine; elle pleure, et l'état douloureux auquel elle est livrée, arrache des larmes de tous les yeux… On attend d'elle une explication, elle la doit, elle ne peut plus cacher ses malheurs puisqu'ils sont liés à ceux de ses bienfaiteurs: elle va parler!..

Elle s'y dispose en effet; mais un incident nouveau, imprévu, vient ajouter au trouble de tous les personnages, et reculer une explication, dont néanmoins il va abréger la moitié. C'est dans le livre suivant que je vais tracer les événemens les plus singuliers et les plus touchans. Amis de l'enfance, amis de l'infortune, venez vous attendrir à mes tableaux; et vous; ames froides, vous qui ne croyez pas à la fatalité, aux malheurs inévitables, dont le hasard fait souvent dépendre notre destinée; vous qui ne savez pas que la vertu peut être grande et sublime au milieu des persécutions qu'elle n'a pu s'attirer ni éviter, ne lisez point mon livre, ne lisez point sur-tout mon dernier volume, vous n'y verriez que les défauts d'un roman, tandis que le lecteur philanthrope et sensible y trouvera, j'ose le croire, l'histoire de l'homme et la morale des êtres malheureux.

fin du tome premier

Victor, ou L'enfant de la forêt

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