Читать книгу Victor, ou L'enfant de la forêt - Ducray-Duminil François Guillaume - Страница 6

TOME PREMIER
CHAPITRE V.
ON CROIT TOUCHER AU DÉNOUEMENT

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M. de Fritzierne s'était levé à son heure ordinaire, à six heures; il faisait déjà quelques tours dans son appartement, lorsqu'il vit entrer sa fille Clémence, échevelée, dans un état de pâleur et d'affaissement qui l'effraya… Eh, bon Dieu! mon enfant, qu'as-tu, qu'as-tu donc…?.. – Mon père, il est parti!.. il nous fuit!.. – Il nous fuit? qui?.. – L'ami de mon cœur, mon frère adoptif, mon amant!.. – Victor? – Oui, mon père, Victor est parti cette nuit; il s'est éloigné pour jamais de ces lieux. – Est-il possible!.. Mais, non, tu t'abuses; Victor ne peut être un ingrat. – Il l'est, mon père; il est plus, il est barbare, inhumain, sans foi, sans probité… – Tu me diras peut-être…

Fritzierne est interrompu par madame Wolf qui entre tristement, et confirme au bon père la nouvelle que vient de lui apprendre Clémence. Fritzierne demande des détails; sa fille les lui donne en ces termes:

«J'étais retirée chez moi, mon père, triste, inquiète des marques de chagrin que j'avais apperçues hier sur les traits de Victor, dont d'ailleurs je connaissais les projets. J'avais fait éloigner Lidy, ma femme-de-chambre; et, ma fenêtre ouverte, les yeux fixés sur la campagne, je respirais l'air frais du soir, tout en admirant la beauté des éclairs qui partaient de l'orient, et qui annonçaient un orage épouvantable. Je pensais à Victor, à vous, mon père; et ces deux créatures qui me sont si chères, faisaient battre délicieusement mon cœur. Tout-à-coup une voix enchanteresse, la voix de Victor vient frapper mon oreille. C'est lui, je n'en peux douter. Il est dans la campagne, vis-à-vis ma fenêtre: à la lueur des éclairs, je remarque qu'il porte un havresac sur ses épaules, qu'il tient dans sa main un bâton, qu'il est en un mot dans tout l'attirail d'un voyageur. Tout de suite l'idée de sa fuite se présente à mon esprit; et pour me confirmer dans cet horrible soupçon, le cruel me chante une romance plaintive dans laquelle il me fait ses adieux, en ajoutant qu'il faut qu'il s'éloigne, puisqu'il n'a plus d'espérance. Tel était le refrain de cette romance qui m'a percé le cœur. Je me tuais de crier, de l'appeler; mais, par un effet bizarre de l'orage, il semblait que la foudre prît à tâche d'étouffer mes accens. Les coups de tonnerre redoublés, le déchaînement des vents, tout empêchait mes cris douloureux d'arriver jusqu'à lui; et de mon côté, je n'entendais que quelques mots perdus dans les airs, des couplets qu'il continuait de chanter avec une tranquillité, un sang-froid qui me pénétraient d'indignation; mais ces, mots, comme ils étaient tristes! C'en est fait, adieu, je te fuis; j'emporte avec moi les ennuis… Supporter la vie et l'absence… Voilà ce qui frappait mon oreille, voilà ce qui me persuadait que je perdais Victor…

»Je l'appelais encore, mais vainement, lorsqu'un homme est venu le joindre. Cet homme, c'était Valentin sans doute, Valentin qui m'avait promis!.. Ah dieu!.. Tous deux, après s'être consultés un moment, disparaissent à mes regards. Je ne vois plus Victor, je ne vois plus que la mort et le désespoir. Soudain je vole au logement de ce frère barbare, de cet amant perfide… Je parcours, une lumière à la main, son appartement: je parcours un désert…: Personne!.. personne!.. Du dérangement, des meubles dispersés… des effets qui ne sont plus à leur place, le plus grand désordre… Oh! mon père, quel état!.. Mes genoux chancèlent, une pâleur mortelle couvre mon visage, une sueur froide glace tous mes membres; j'ai à peine la force de revenir chez moi, où je tombe sur le plancher, morte, morte, sans vie et sans sentiment… Au bruit de ma chûte, ma fidelle Lidy accourt… elle s'empresse à me secourir; peine inutile!.. Elle prend le parti d'aller chercher madame Wolf; elle arrive, cette bonne madame Wolf; elle parvient enfin à me rendre à la vie, à la douleur, à la douleur que je ne sentais plus, que je n'allais plus éprouver. Mon état les effraie; elles me mettent sur mon lit, et ne peuvent tirer de moi que des mots entrecoupés. Il me fuit, il me fuit; voilà tout ce que je puis leur dire… La nuit se passe dans ces mortelles souffrances. Enfin, sur le matin, je leur dis la cause de mes maux, de mes longs regrets: elles gémissent avec moi: nous apprenons que le jour a chassé le sommeil de vos yeux, et nous venons, madame Wolf et moi, déposer nos plaintes, nos tristes plaintes dans le sein paternel…»

M. de Fritzierne reste interdit au récit de sa fille; il ne peut concevoir… Enfin, elle l'a vu s'éloigner; elle a parcouru son logement, et ne l'y a point trouvé: il n'est donc que trop vrai!.. L'ingrat! s'écria-t-il, l'ingrat! il préparait donc ce coup à ma vieillesse, cette récompense à mes bienfaits! c'était donc pour qu'il me perçât le cœur que je lui ouvrais mon sein!.. Ô Victor! comme tu me fais repentir de t'avoir adopté! Il est donc des occasions où les actions même les plus vertueuses, deviennent une source de tourmens!.. Mais, cet enfant… me fuir!.. Quelle raison, quel motif a pu l'engager?.. Le saurais-tu, Clémence? connaîtrais-tu la cause de cet abandon, qui n'est pas naturel? car il nous aimait tous. – Mon père, il vous chérissait, il vous respectait; mais… – Parle, mon enfant; tu l'as nommé tout-à-l'heure ton frère adoptif, ton amant même; ces expressions m'ont frappé… Saurais-tu?.. Tout, mon père; oui il m'avait tout dit. Il n'était pas mon frère, mais il m'aimait d'amour, du moins il me le disait; et moi, j'étais sensible, bien sensible à sa tendresse. – Quoi! sans mon aveu il avait osé te divulguer un secret?.. – Eh! voilà la cause de sa fuite, mon père. Je vous dirai tout, oui, vous serez mon confident; mais c'est à mon ami que je parle… Que l'auteur de mes jours oublie sa sévérité pour n'ouvrir son ame qu'à l'amitié, qu'à la confiance… – Ma sévérité, ma fille! Eh! ce mot, t'ai-je jamais donné sujet de t'en servir avec moi? Parle à ton ami, à ton père, c'est la même chose. – Eh bien! je vous le disais, Victor m'aimait; j'aimais Victor; mais Victor, tendre, soumis, respectueux envers un père vénérable qui l'avait accablé de bienfaits, a craint d'être accusé d'avoir séduit ma jeunesse; il a craint de violer les loix de l'hospitalité en nourrissant dans son cœur, dans… le mien, une passion sans espoir, sans but légitime: ce sont-là ses expressions. Jamais, s'est-il dit, jamais M. le baron de Fritzierne ne donnera sa fille à un enfant trouvé, sans état, sans parens, sans fortune… Il me l'avait caché, son amour; mais j'avais découvert le projet qu'il avait formé de nous fuir. C'était pour cela, c'était par délicatesse qu'il vous demandait la permission de voyager, dans l'espoir que l'absence changerait mon sort et mon cœur. Je le rencontre; je le presse de s'expliquer sur cette envie de voyager. Vous le dirai-je, mes caresses naïves, mes tendres expressions, dont je crois trouver la source dans la nature, mes instances, tout enfin lui arrache son secret. Il me confie qu'il n'est point mon frère, qu'il m'aime, qu'il m'adore; mais qu'après cet aveu, il ne peut plus rester avec nous, sans se rendre coupable envers vous… J'engage son domestique à épier toutes ses démarches, à me rendre compte de toutes ses actions. Il aura gagné ce bon Valentin: tous deux sont partis; Victor nous échappe, il nous échappe, mon père, et vous savez, maintenant les causes de sa fuite, de son désespoir et du mien.

M. de Fritzierne presse les mains de sa fille. Il me connaissait bien peu, s'écrie-t-il! – C'est ce que je lui ai dit, mon père. – Il m'estimait bien peu pour me croire capable de sacrifier le bonheur de ma fille, celui du jeune homme le plus estimable, à l'orgueil, à l'intérêt, à l'ambition, à toutes ces passions qui font le tourment des grands, et qui les font détester, pour la plupart, à juste titre. Jeune insensé! il ignorait que mon projet, à moi, était de l'unir à ma Clémence, de perpétuer à jamais en lui le titre de fils, que je lui avais accordé dès sa naissance. Oui, ma fille, c'était-là tout mon espoir, tout mon bonheur; et je n'avais nourri moi-même cette passion dans son cœur, dans le tien, que pour la couronner un jour par le plus doux hymen. – Ah! mon père, j'en étais bien sûre… et il est parti. – Et il nous quitte, ma fille! Quel contre-temps! quel cruel événement! Jeunes gens, jeunes gens, pourquoi manquez-vous toujours de confiance? pourquoi ne venez-vous pas, là, bonnement, vous expliquer avec un père? vous craignez qu'il ne fasse pas votre bonheur: est-ce qu'un père peut ne pas vouloir le bonheur de ses enfans?..

Le baron avait porté sur ses yeux ses deux mains, qui étaient baignées de ses larmes, lorsqu'un cri de Clémence le tira de sa rêverie. Ciel! mon père, une lettre! – Comment! – Oui, une lettre de Victor! oh! je reconnais bien son écriture.

Le baron s'empare de la lettre avec empressement. Clémence ne respire point; elle s'approche de lui, ainsi que madame Wolf. Le baron lit le billet de Victor, qu'on a vu plus haut, le laisse tomber de saisissement, et se jette dans un fauteuil, en portant la main sur son cœur. Clémence, dans le plus grand trouble, ramasse le fatal billet, le relit trois ou quatre fois de suite en l'arrosant de ses larmes, puis elle s'écrie douloureusement: Eh bien! mon père, avais-je tort?.. – Non, ma fille. Il est donc parti! c'en est donc fait! et tous mes projets, toutes mes espérances sont évanouis!.. Cruel Victor! pourquoi causes-tu tant de maux à une famille qui t'accueillait comme un fils, qui te préparait le bonheur et la paix?.. Il est parti!.. Ma fille, c'est ici qu'il faut montrer du courage, de la patience. Console-toi, ma fille; Victor nous écrira, quelque part qu'il soit; sois sûre qu'il nous écrira. Je réponds à sa première lettre qu'il revienne, qu'il revienne, que je lui donnerai ta main, qu'il sera ton époux. Doutes-tu, mon enfant, qu'il ne s'empresse à venir nous rejoindre? Tu le reverras, Clémence; oui, un heureux pressentiment me dit que tu le reverras… bientôt. – Ah! mon père! et s'il n'écrit pas? – Il est impossible qu'il manque à ce devoir. Ce n'est pas un tyran qu'il fuit; ce ne sont pas des persécuteurs qu'il évite. Il s'éloigne d'un séjour où sa délicatesse ne lui permettait plus de rester. Quelle ame! quels sentimens! combien ce jeune homme était digne de mon estime, de ta tendresse! – Vous le voyez, mon père; mon cœur ne s'était pas trompé sur le choix de celui qui seul pouvait le rendre sensible. – Non, non: vous étiez… Vous êtes faits l'un pour l'autre… Eh bien! encore des larmes, mon enfant? Allons, de la fermeté donc. Viens embrasser ton vieux père, et promets-lui d'attendre avec constance que les événemens te ramènent un homme que je chéris, que nous chérissons tous deux. Et vous aussi, madame Wolf, vous aussi, vous versez des pleurs! Victor fut votre libérateur: vous connaissez comme nous les vertus de ce bon jeune homme, et vous le regrettez comme nous… Mais, je vous le répète; l'espoir de le revoir ne m'abandonne pas. Madame Wolf, conduisez ma fille dans son appartement, et ne la quittez pas; je vous en supplie, ne la quittez pas.

Madame Wolf tenait déjà la main de Clémence pour exécuter l'ordre de son père, lorsque Clémence demanda à pénétrer encore une fois dans le logement qu'habitait Victor. Je reverrai ces murs, témoins de ses regrets; ces murs, qu'il a tant de fois frappés de mon nom en parcourant sa chambre; je croirai l'y voir encore, et cette illusion adoucira mes maux…

M. de Fritzierne s'oppose en vain à ce projet de sa fille: il lui remontre qu'elle va rouvrir ses blessures, accroître ses tourmens. Clémence persiste dans son dessein: elle prétend qu'il est possible que Victor ait déposé quelque part, chez lui, une lettre pour elle: elle s'obstine à visiter les lieux qu'il a vus, qu'il a parcourus. Son père cède enfin à ses vœux; il la prend par la main, et s'appuyant sur le bras de madame Wolf, tous trois s'acheminent vers le logement de Victor, qu'ils croient trouver désert, comme il s'est offert la veille aux regards de Clémence.

Comme son cœur bat, à la pauvre Clémence!.. comme elle se propose de visiter les plus petits coins de ce réduit jadis habité par l'amant le plus aimable!.. Avance, avance, tendre Clémence, l'amour te ménage une surprise, oh! bien agréable…

Elle approche avec son père et son amie. La porte de Victor est entr'ouverte: elle la pousse. Quelle surprise! Est-ce un rêve? est-ce une illusion de ses sens égarés, qui croient voir par-tout l'objet qu'ils se peignent sans cesse?.. Est-ce bien là Victor? Oui, c'est lui, c'est ce jeune homme qu'on croit bien loin. Il dort profondément, étendu dans un fauteuil; Valentin est dans la même position, à quelques pas de lui. Tous deux n'ont point été réveillés par le bruit que leurs amis ont fait en entrant. Clémence va jeter un cri de joie; son père lui met la main sur la bouche. Son père, aussi ému qu'elle, examine ce tableau, ne peut en croire ses yeux. Tous trois s'avancent doucement jusqu'au fauteuil où repose Victor. Victor paraît agité par un songe; il balbutie quelques mots, prononce le nom de Clémence, celui de son père… Clémence, dit-il tout bas, Clémence, l'amour… un jour… nous nous reverrons… Mon père… homme respectable et cher… consolez-la; dites-lui… Ah! dieux!

Tels sont les mots entrecoupés qui frappent l'oreille de nos trois amis. Clémence n'y peut plus résister… elle colle ses joues mouillées de larmes sur une des mains de Victor. Un doux pressentiment accroît l'agitation de ce dernier… Oui, dit-il; nous nous reverrons… un jour… dans les bras de ton père… Clémence!..

Il prononce ce nom avec force, et se réveille en sursaut… Quel est le premier objet qui frappe sa vue? c'est son amante, qui lui dit, en lui serrant la main: Oui, oui, Victor, nous nous reverrons pour toujours!.. jamais, jamais nous ne nous séparerons. – Toi dans ces lieux, s'écrie Victor!.. Ciel! mon père!..

Victor, se lève confus; le cri qu'il vient de faire a réveillé Valentin, qui se frotte les yeux, apperçoit la compagnie, et regarde tout le monde d'un air stupéfait. Victor se rappelle ses projets, sa fuite, sa lettre à Fritzierne; puis il s'adresse à son valet: Imbécille, lui dit-il, pourquoi m'as-tu laissé dormir?.. – Eh! monsieur, est-ce ma faute? la fatigue… je ne sais quoi… Je ronflais bien, voilà tout ce que je sais… – Mon père, madame Wolf, et vous, belle Clémence! qui vous amène?.. qui peut causer la… douleur où je vous vois plongés?.. – Tu me le demandes, répond Fritzierne!.. après avoir tenté de t'arracher de nos bras! – Vous savez donc… – Mais, Victor, réplique Clémence, me suis-je trompée? il me semble qu'hier soir j'ai reconnu ta voix, que tu m'as fait tes adieux… Je suis venue te chercher ici, tu n'y étais pas. – Il est vrai. (Il se jette aux genoux de Fritzierne.) Mon père, punissez-moi, accablez-moi des noms d'ingrat, d'insensé, je les ai mérités… Vous avez lu ma lettre? – Oui, mon fils, et tu vois la douleur qu'elle nous a causée. – Je vous fuyais, oui, je m'éloignais de ces lieux… Mais si je vous en disais les motifs… Non, jamais, que jamais un tel aveu ne sorte de ma bouche… – Je les connais, Victor, je sais tout. – Vous savez tout? – Oui, que tu aimes Clémence, qu'elle t'aime, et que tu ne t'éloignais que dans la crainte que je désapprouvasse ta passion. – Dieux! qui a pu vous instruire? – Ta jeune amante, elle-même. – Ah! mon père, que je suis coupable! – Coupable, mon Victor! toi coupable, pour t'être livré à l'ascendant irrésistible des sentimens de la nature! Ah! Victor; que tu me connais mal… Vous me faites bien de la peine… Je croyais que vous m'estimiez davantage. – Quoi! mon père, vous ne m'accablez pas du poids de votre colère? vous permettez à mon cœur… – D'épancher toute sa tendresse. Oui, mes enfans, je vous permets de vous aimer, d'espérer… – D'espérer! – Vois-tu, interrompt Clémence, vois-tu que je te l'avais bien dit, moi. Nous serons heureux, Victor; il ne faut jamais nous séparer. – Jamais, jamais. Et j'ai pu méconnaître ce cœur paternel!..

Victor se jette sur les mains du baron, il les couvre de baisers. Clémence en fait autant sur le front de son père; et madame Wolf, attendrie, considère avec émotion ce tableau touchant.

Quand les premiers momens d'effusion sont passés, Fritzierne demande à Victor quel est le motif qui l'a fait rentrer au château, puisque, selon toute apparence, il avait déjà fait quelques dans la campagne pour fuir à jamais ces lieux. Victor le prie de lui accorder un entretien particulier: je ne puis, lui dit-il, le confier qu'à vous seul, ce motif puissant; c'est vous, c'est vous, mon père, qu'il intéresse.

Fritzierne reste étonné. Clémence se plaint d'être de trop pour un secret qui regarde son père. Victor la prie de s'en fier à sa prudence, à sa tendresse pour ce père respectable. Clémence n'insiste pas; elle se retire avec madame Wolf, en suppliant le baron de permettre qu'elle aille le rejoindre aussi-tôt qu'il aura fini de parler avec Victor. Le baron le lui promet, et bientôt il se trouve seul avec son fils adoptif, qu'il serre encore une fois dans ses bras.

Mon père, lui dit Victor, avez-vous quelque ennemi particulier? – Moi, mon fils? pourquoi cette question? – Faites-moi la grace de me répondre. – Je crois n'avoir ni amis, ni ennemis; tu sais que je ne vois personne. – Pardon; seriez-vous engagé dans quelque affaire sérieuse et délicate? – Non… je ne comprends pas… – Ce que je vais vous dire va justifier ma curiosité, qui vous paraît peut-être indiscrète.

Victor raconte au baron ce qui lui est arrivé la veille, au moment où il finissait de chanter sa romance. Cet homme, ajoute-t-il, avait un aspect effrayant; il était armé jusqu'aux dents. Il m'aurait fait trembler si j'eusse été plus timide. Voici la lettre qu'il m'a remise, lettre qui renferme, disait-il, un secret dont dépendent vos jours. – Et c'est pour me la remettre toi-même que tu es remonté? – Votre vie était en danger, mon père, et j'aurais pu vous abandonner! – Bon jeune homme! c'est à ta tendresse pour moi que nous devons le plaisir de te revoir! Tu en seras, tu en es bien récompensé. – Ah! mon père, ma récompense était déjà dans le projet que j'avais formé de venir vous offrir mon bras, s'il le fallait, et des consolations. – Cher Victor!.. Mais voyons donc cette lettre mystérieuse, à laquelle je ne comprends rien.

Fritzierne regarde la suscription; elle porte: Au baron de Fritzierne, en son château. La main lui en est absolument inconnue. Il l'ouvre enfin, et reste frappé d'étonnement en y trouvant la signature de Roger, de Roger! ce chef des voleurs qui infestent les forêts prochaines. Que peut-il y avoir, s'écrie-t-il, de commun entre ce scélérat et moi? Voyons.

Baron,

»Tu sais si j'ai les moyens de punir lorsqu'on n'obéit pas à mes ordres…

L'insolent!

»Je te proteste de respecter ton asyle, de ne point attaquer ton château, si tu veux m'accorder une seule faveur…

Une seule faveur! Qu'attend-il? Voyons.

»Une femme a été surprise dans la forêt, il y a quelques jours, par trois de mes hommes. Deux des plus courageux sont tombés sous les coups de deux de tes gens, qui sont venus secourir la femme et l'enfant qu'elle tenait dans ses bras. Le troisième s'est soustrait par la fuite à leur rage. C'est lui qui m'a appris cette sanglante affaire. Baron, tu l'as retirée chez toi, cette femme. Je la connais; elle est essentiellement nécessaire à mon repos. Il faut que tu me la livres dans les vingt-quatre heures, il le faut. Tu la feras accompagner jusqu'à mon premier poste, dans la forêt de Kingratz. Là, je te jure, foi de capitaine, qu'il ne sera fait aucun mal à son escorte. Penses y bien, baron; si, le terme expiré, cette femme n'est pas en mon pouvoir, tu me verras de près. Tremble!

»Je te salue.

»Roger, chef des indépendans».

Qu'on juge de la surprise de Fritzierne et de Victor, à la lecture de ce terrible billet! Ils restent quelques momens absorbés, sans pouvoir prononcer une parole. On leur demande de livrer à des bandits la femme la plus estimable, madame Wolf!.. Nous verrons dans le chapitre suivant les réflexions qu'ils firent, et le parti auquel ils s'arrêtèrent.

Victor, ou L'enfant de la forêt

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