Читать книгу Victor, ou L'enfant de la forêt - Ducray-Duminil François Guillaume - Страница 9

TOME PREMIER
LES NUITS DE LA FORÊT
PREMIÈRE NUIT

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«Qu'ils sont cruels, les aiguillons du remords, qu'ils sont cruels! Comme il souffre, l'homme qui en ressent l'atteinte lorsqu'il est seul, seul avec sa conscience!.. Le jour, la nuit, point de trève, point de paix pour lui. Cette conscience timorée, cet ennemi terrible, le poursuit par-tout; par-tout il souffre: il n'est mieux que dans les antres des forêts, dans le silence de la nuit. Là, il ressent une espèce de volupté à se rappeler ses torts, à les détester, à détester son existence…

»J'éprouvais cet état déchirant, mes amis; j'étais dans cette horrible situation. Depuis la mort de deux époux que j'avais assassinés, je fuyais l'aspect du jour et des hommes; sur-tout la présence des hommes heureux. Tout m'était devenu insupportable. Si j'eusse pu retrouver leur enfant, cet intéressant orphelin m'eût consolé, m'eût dégagé du poids de mes remords; j'aurais cru, en l'élevant comme mon fils, appaiser les mânes sanglans de ses parens; il eût été tout pour moi. Mais cet enfant, j'avais perdu l'espoir de jamais le rencontrer. Quel moyen, en effet? J'ignorais son nom, son asyle; lui-même pouvait ignorer le secret de sa naissance, le nom des auteurs de ses jours. Il était isolé dans la nature, près de moi, peut-être, mais aussi éloigné que s'il eût été à mille lieues… J'avais fait serment à Dieu, à ma conscience, d'adopter le premier orphelin; mais je ne faisais aucune démarche pour en trouver un. Je passais les jours enfermé seul dans l'endroit le plus ténébreux de mon château. Les nuits, j'errais çà et là dans mes jardins: les rayons du soleil ne frappaient plus mes yeux, comme les pavots de la nuit avaient cessé de les fermer…

»Depuis quelques jours j'avais pris l'habitude de sortir vers le soir, et d'aller me promener dans la campagne au loin, souvent jusqu'à l'entrée de la forêt de Kingratz. On la disait, dans ce temps-là, infestée par une troupe de brigands. J'aurais pu les craindre, j'étais seul et sans armes; mais tout entier à ma douleur, livré à mes tristes réflexions, je marchais toujours sans savoir où j'étais, où j'allais, et l'aurore seule me faisait remarquer que je m'étais égaré, que j'avais passé la nuit entière à parcourir les vastes forêts, dont je me hâtais de sortir au point du jour, effrayé de mon imprudence, et remerciant le ciel des m'avoir préservé de tout accident.

»Une nuit, ma mélancolie m'avait entraîné plus avant qu'à l'ordinaire dans ces forêts immenses. Je m'assis, accablé de lassitude, sur un monticule de gazon, au pied d'un taillis d'arbrisseaux touffus. J'y étais à peine, que quelques gouttes d'eau me tirèrent de ma rêverie, en m'annonçant un orage que je n'avais pas prévu. Je lève la tête, et j'apperçois quelques éclairs violens qui sillonnaient une nuée épaisse et noire. Bientôt les éclats de la foudre m'avertissent d'un danger auquel il m'est impossible de me soustraire. Que faire dans ce fatal moment? Les cataractes du firmament s'ouvrent, et m'abîment déjà d'un torrent de pluie large et sulfureuse. Les échos d'alentour répètent les longs et bruyans éclats de la foudre; c'est un bruit violent et continuel, qui semble produit par mille tonnerres prêts à fondre sur ma tête. Dans ce péril imminent, je sens chanceler mon courage et s'affaiblir mes genoux… Un coup affreux de tonnerre écrase un arbre à mes côtés; les autres sont à tous momens frappés: seul, serai-je épargné dans cette lutte affreuse des cieux contre la terre? Je rappelle ma fermeté; je ramasse, pour ainsi dire, toutes mes forces, et je fuis, je fuis dans l'espoir de rencontrer un abri salutaire. La lueur des éclairs m'en fait découvrir un tout près de moi. C'est une espèce de grotte formée par la nature, dans le creux d'un monticule couvert d'arbrisseaux et de broussailles; elle est tapissée de verdure. La chûte d'un torrent, produit par les eaux de pluie, se fait entendre dans le fond; mais la pente du terrain me fait juger que ce torrent va se perdre au loin dans quelque cavité. Nul danger dans ce réduit, tout m'engage à m'y abriter, tout m'y présente la sûreté, la paix et la tranquillité.

»J'entre dans cette grotte favorable, je m'y asseois; et bientôt, oubliant le désordre de la nature, bien moins violent que celui qui règne dans mon cœur, je me livre de nouveau à mes pensées affligeantes. Je me rappelle mes malheurs, ceux que j'ai causés à deux êtres infortunés, et je verse des larmes. Peu à peu, par un effet de l'orage, qui engourdit mes sens, mes yeux se ferment pour la première fois depuis bien long-temps. Je ne puis résister au profond assoupissement qui me domine; ma tête tombe sur le gazon, et je m'endors en prononçant le nom de la malheureuse Cécile… Le sommeil, mes amis, ne devait pas rafraîchir mon sang; il était trop agité pour me procurer le plus léger repos. À peine suis-je endormi, que Cécile et son époux se retracent à ma pensée. Je les vois; ils m'accusent de leur mort; ils me montrent leurs plaies sanglantes, le fer étincelant qu'ils viennent d'en arracher. Je leur demande leur fils, leur fils, à qui je dois le bonheur… Ils ne me répondent point. Un tombeau s'élève, ces deux ombres plaintives s'y précipitent; elles m'entraînent avec elles: qu'apperçois-je! le cadavre d'un jeune enfant qu'elles pressent dans leurs bras… Je tombe à la renverse, et le charme disparaît… Un moment après je me trouve près de ce fatal tombeau: il est fermé; mais le même enfant que j'ai vu est à côté de moi, il respire, il me tend ses petits bras. Viens, lui dis-je, viens; tu seras mon fils; fils de Cécile, tu seras mon bien, mon espoir, ma consolation. Je le saisis, je le presse contre mon sein… À l'instant où je le presse, une foule immense se précipite sur moi; on m'arrache cette innocente créature, on l'emporte, on la place, où, grands dieux? sur un échafaud!.. Un homme coupable vient d'y expier ses crimes… On s'écrie autour de moi: C'est son père!.. Des bourreaux, des tortures, des flambeaux funèbres, tout glace mes sens épouvantés… Je cours, je m'éloigne de cet affreux spectacle… Un fleuve agité se présente à mes yeux… la foudre gronde sur ma tête… J'apperçois une petite nacelle… je veux m'y précipiter… je tombe dans le fleuve, et je me réveille en sursaut…

»Ce rêve effrayant m'avait agité au point que je me lève brusquement, et fais quelques pas, croyant encore être poursuivi par les images horribles qu'il m'a tracées; mais mon cœur bat moins violemment, mes sens se calment, et j'éprouve un mouvement de joie de me voir seul, hors des dangers que j'ai courus en songe. Pendant cette espèce de sommeil, l'orage s'était dissipé, le ciel s'était éclairci, la nature avait repris sa tranquillité première, et l'aurore annonçait déjà le retour du soleil. Il faisait assez clair pour que je pusse distinguer les objets qui m'environnaient. J'allais, par pure curiosité, parcourir la grotte qui venait de me servir d'asyle, lorsque j'apperçus à mes pieds une espèce de portefeuille fait en forme de tablettes. Je le prends, je l'examine extérieurement; et, bien persuadé qu'il ne m'appartient pas, je m'imagine qu'il a été perdu dans ce lieu par quelqu'un à qui, peut-être, il était d'une grande utilité. Quelle est ma surprise, en l'ouvrant, d'y trouver ces mots écrits avec un crayon, et qui semblent m'être adressés:

«Homme infortuné, mais qui paraissez vertueux et sensible, lisez, et prononcez.

»Le hasard m'a conduit dans cette grotte, où vous reposiez. Au milieu du songe qui vous agitait, vous avez laissé échapper quelques exclamations. Oui, disiez-vous, j'adopte le premier enfant qui s'offrira à mes regards; il sera mon fils, je le dois, j'en ai fait serment, rien ne pourra m'empêcher de le tenir… Homme généreux, venez donc au secours d'un malheureux enfant, d'une mère plus infortunée. Cette mère vous livrera son fils; mais promettez le secret, promettez de ne point vous informer de son nom, de celui de ses parens: qu'il vous suffise de savoir qu'il est né d'une Française et d'un Allemand. Adoptez-le, quelque danger que vous puissiez courir, et vous aurez secouru l'enfance, vous aurez soulagé le malheur…».

»Frappé d'étonnement, j'interromps ici ma lecture pour regarder autour de moi, si je n'apperçois pas l'enfant qu'on recommande à mon humanité. Rien ne s'offre à mes regards, je ne vois rien, et je reprends les tablettes, où je lis:

«Que ce papier, que je mouille de mes larmes en y traçant cette prière, devienne l'interprète de votre sensibilité. Écrivez-y vos réponses à toutes les questions que je vais vous faire.

»Êtes-vous marié?

»Êtes-vous père?

»Êtes-vous bien né?

»Votre asyle est-il éloigné?

»Êtes-vous libre?

»Êtes-vous assez intrépide pour courir cette étonnante aventure?

»Assez discret pour garder le secret?

»Pour ne faire nulle question?

»Pour céder aux moindres vœux de la mère de l'enfant?

»En un mot, peut-on compter avec vous sur toutes les vertus qui distinguent une belle ame, un grand cœur?

»Voilà ce qu'on vous prie d'expliquer. Ne craignez rien d'ailleurs; vos jours, votre fortune seront plus en sûreté que jamais. Veuillez répondre, laisser les tablettes dans cette grotte, où l'on viendra les chercher; et demain, trouvez-vous ici seul, à minuit… on vous en dira davantage.

»P. S. Homme sensible! la prière qu'on vous fait vous paraîtra singulière; mais comptez, si vous y cédez, sur la reconnaissance éternelle d'une femme, hélas! bien infortunée!.. eh! vous ne pouvez rejeter ses vœux, si vous avez connu le malheur!»

»Vous jugez de ma surprise et de mon embarras. Quel était ce malheureux enfant qu'on abandonnait ainsi dans une forêt, à la merci d'un inconnu? Quels malheurs entouraient son berceau? On ne me parlait que de sa mère. Son père l'avait-il proscrit? Ce père inhumain était-il la cause de tant de précautions… Je vous l'avouerai, mes amis, toutes les loix qu'on me prescrivait me firent balancer un moment sur le parti que j'avais à prendre. Je craignais de trop m'exposer en souscrivant aux desirs de ceux qui m'écrivaient. Ce mystère étonnant, ce rendez-vous donné, au milieu de la nuit, dans une forêt infestée de brigands, tout me fit réfléchir quelques momens: mais bientôt mon indécision s'évanouit devant le serment que j'avais prononcé, et que je me rappelai. Il était sacré; il devait appaiser mes remords, calmer la colère des deux victimes à qui je l'avais fait. Cet enfant qu'on m'offrait devait remplacer celui de Cécile. J'avais juré d'adopter le premier qu'on me présenterait, quelque peine que j'en dusse éprouver, dans l'instant ou par la suite. Je ne songeais plus qu'à tenir mon serment. Courons cette aventure, me dis-je, j'en aurai la force; oui, j'aurai tous les sentimens qu'on exige de moi. Donnons un frère à ma fille, à Clémence, et servons l'humanité après l'avoir outragée en répandant le sang d'un homme plus à plaindre que coupable.

»Me voilà décidé à surmonter tous les événemens, à braver tous les dangers. Je relis les tablettes mystérieuses, et, me servant du même crayon qu'on y a fixé, j'écris au bas cette réponse:

«Je suis veuf, père d'une fille en bas âge. Mes biens sont considérables. Mon château est voisin de cette forêt. Personne ne peut m'empêcher de servir les infortunés, et je suis honnête homme. C'est dire assez que j'accepte les propositions qu'on me fait. Demain, à minuit, on peut me livrer l'enfant sans crainte; il trouvera chez moi, éducation, protection, toute la tendresse d'un père».

»Je ne jugeai pas à propos de me faire connaître davantage, ni de signer cet écrit: la prudence exigeait cette précaution. Je remis les tablettes à la place indiquée, et je revins chez moi me reposer un peu des agitations dans lesquelles j'avais été plongé pendant cette nuit entière passée dans la forêt».

Victor, ou L'enfant de la forêt

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