Читать книгу Victor, ou L'enfant de la forêt - Ducray-Duminil François Guillaume - Страница 5

TOME PREMIER
CHAPITRE IV.
PROJETS MANQUÉS, SURCROÎT D'EMBARRAS

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Quelques jours se passèrent sans qu'il arrivât rien au château. Seulement on répandait le bruit que la troupe de Roger se grossissait dans les forêts et qu'il avait le projet d'attaquer quelques-unes des riches propriétés desquelles il s'approchait. Le baron de Fritzierne attachait à ce bruit plus d'importance que Victor, qui le regardait comme un conte exagéré. Quelle apparence en effet que des brigands, sans tactique comme sans discipline, osassent attaquer des châteaux-forts qui avaient autrefois soutenu le choc des armées les mieux réglées. Au milieu de cette sécurité, Victor n'abandonnait pas son projet, celui de s'exiler de la maison de son bienfaiteur; il n'osait plus lui parler encore de son desir de voyager, il était sûr d'en être refusé; il fallait donc qu'il le quittât sans lui faire ses adieux, autrement que dans une lettre qu'on lui remettrait après son départ.

Victor, ferme dans cette résolution, bien persuadé que jamais il n'obtiendra la main de Clémence, tourmenté même de la crainte qu'en restant plus long-temps, son amour ne vienne à se découvrir, Victor prend la plume pour écrire à son protecteur, au père de son amante. Il écrit vingt lettres qu'il déchire successivement; enfin il s'arrête à celle-ci:

«Homme respectable et cher, à qui, même en fuyant, je crois prouver ma reconnaissance, pardonne, pardonne si je ne t'ai pas serré dans mes bras avant de te quitter; il m'en a coûté pour me priver de te voir, mais tu m'aurais retenu, et il faut que je m'éloigne de toi!.. N'accuse pas mon cœur, il est, il sera toujours à toi; mais une fatalité inouie, une passion malheureuse!.. Adieu, n'en exige pas davantage… Quelque part où je serai, toi et ta fille vous serez l'objet de mes vœux, de mes moindres pensées!.. Ton fils pour la vie,

Victor».

Victor relit cette lettre, puis il appelle son domestique: Valentin, lui dit-il m'es-tu attaché? – Ah, monsieur! – Il faut que tu me rendes un grand service, mon cher Valentin. Tu vas tous les soirs prendre les ordres de M. de Fritzierne, avant qu'il se mette au lit. – Oui, monsieur. – Eh bien! mon ami, il faut ce soir, avant de sortir de chez lui, que tu jettes cette lettre sur sa table sans qu'il t'apperçoive. – Cette lettre, monsieur? – Oui, mon ami. – Eh! que ne la lui remettez-vous vous-même? – Je ne le puis. – Vous ne le pouvez? J'entends, monsieur, j'entends; je sais tout. – Eh! que sais-tu? – Que vous voulez quitter cette maison; et qu'apparemment ce soir vous n'y serez plus. – Eh! qui t'a dit?.. – Clémence: oui, c'est Clémence elle-même qui m'a prévenu de vos desseins, mais avec une grace, une confiance, qui m'ont pénétré, moi. – Comment, Clémence t'a dit?.. – Oui, monsieur: que vous l'aimez, que vous n'êtes pas son frère; que dans la persuasion où vous étiez de ne jamais l'épouser, vous vouliez partir, la quitter, et me quitter aussi, moi. – Clémence t'a confié, à toi, un secret dont dépend…? – Oui, monsieur, j'ai son secret; elle m'a cru capable de le garder. Apparemment qu'elle me rend plus de justice que mon maître. – Bon Valentin!.. tu sais tout. – Oui, tout, tout; absolument tout. – Garde-toi de jamais… – Elle ne m'a pas fait cette défense-là, elle; elle sait bien que je n'en ai pas besoin. – Mais enfin, comment t'a-t-elle conté tout cela? – Oh! je m'en vais vous le dire. Comme elle sait que vous avez de la bonté pour moi, que je suis votre confident, à-peu-près… elle m'a dit, après m'avoir mis au fait: mon cher Valentin, veille bien sur ton maître, sur ses moindres démarches: prends garde qu'il ne t'échappe; si tu le vois rêveur, si tu le vois faire quelques préparatifs de voyage, viens, viens sur-le-champ m'en avertir. – Et tu lui aurais obéi, tu m'aurais trahi? – Oui, monsieur; oui, je vous aurais trahi; car ç'aurait été pour votre bonheur. Pourquoi voulez-vous vous en aller, voyons? qu'est-ce qui vous y force? Vous aimez Clémence, eh bien! attendez du temps que vous l'obteniez; puisque vous n'êtes pas son frère, vous avez de l'espoir; avec ça vous êtes un jeune homme si gentil, si bon, si raisonnable, si spirituel. M. de Fritzierne ne vous refusera pas; non: il ne peut pas vous refuser, ou bien j'irai lui dire moi-même qu'il a tort, qu'il fait mal. – Valentin!.. – Oui, monsieur, j'irai! c'est que je n'aime pas les injustices, moi, et ça en serait une grande que de ne pas faire votre bonheur; vous le méritez si bien!..

Victor ne peut s'empêcher d'admirer le bon cœur de ce fidèle serviteur: cependant il emploie toute sa rhétorique pour lui prouver que tout l'engage à suivre son projet. Il lui peint les grands, leurs préjugés; et, quoique Valentin soutienne avec raison que le baron n'est pas de ces grands-là, Victor lui donne tant de bonnes raisons, que le bon domestique finit par être de son avis. L'embarras de Victor ensuite, c'est d'empêcher que Valentin avertisse Clémence de sa fuite. Clémence aime, Clémence est jeune, légère; elle a d'ailleurs, pour espérer, des motifs que Victor ne peut adopter. Clémence éclatera, le baron saura tout, et Victor frémit des conséquences qui en résulteront. Victor avait d'abord le dessein d'écrire une lettre d'adieux à Clémence; mais par qui la lui fera-t-il remettre cette lettre? Par Valentin? Valentin parlera: on ne peut se fier sur sa discrétion; sa tendresse pour son maître peut l'abuser sur les moyens de faire son bonheur, il vient de le prouver… Que fera Victor? il se décide à ne point écrire à Clémence; mais il a un autre moyen de lui faire savoir son départ. Pour Valentin, Victor va l'occuper si bien pendant toute la journée, qu'il lui sera impossible de parler à personne, sur-tout à Clémence. Tout étant ainsi arrangé, Victor fait ses préparatifs, non sans avoir le cœur bien serré. Il voit son père, son amante et madame Wolf, à l'heure du repas, et cette vue accroît encore ses regrets. Clémence, par extraordinaire, semble affecter de ne le pas quitter pendant toute la journée: elle ne sait rien cependant, il est bien sûr que Valentin n'a pu la rejoindre, et Valentin n'a pas pu le lui faire savoir par écrit, puisque le bon serviteur ne sait pas écrire.

Par quel funeste pressentiment donc la sensible Clémence semble-t-elle s'attacher plus particulièrement aux pas de Victor? Hélas! elle est agitée, tourmentée, sans savoir qu'elle est sur le point de perdre pour jamais ce qu'elle aime!.. Pauvre Clémence! pauvre Victor! comme vous m'intéressez tous les deux!

Le soir, lorsque tout le monde est retiré, Victor rentre chez lui, après avoir jeté des regards bien douloureux, peut-être les derniers, sur tous ceux qui lui sont chers… Victor trouve dans son appartement Valentin occupé à remplir une petite valise de ses propres effets. Que fais-tu là, Valentin, lui demande Victor étonné? – Vous le voyez bien, monsieur, lui répond Valentin avec un ton d'humeur mêlé de sensibilité. – Sont-ce tes effets que tu arranges ainsi? – Il le faut bien. – Pourquoi faire? – Eh! pour vous suivre. Quand un maître a la dureté de partir sans moi, croyez-vous que j'aie l'inhumanité de l'abandonner? – Quoi! tu veux… – Vous suivre par-tout, ne vous quitter qu'à la mort! – Mon pauvre Valentin, y penses-tu? Songes-tu que je n'ai ni état, ni fortune, ni parens, ni amis? – Pour un état, une fortune, ce n'est pas là ce qui doit vous embarrasser: pour des amis, eh bien! vous en aurez un. – Homme unique! tu veux partager ma misère? – Votre misère! Oh! non: vous ne serez pas dans la misère, du moins pour quelque temps. Vous êtes plus riche que vous ne pensez, quoique vous n'emportiez rien. Voyez-vous cette petite somme là, dans le coin de cette valise, sous ce linge; eh bien! c'est le fruit de mes épargnes: il est à vous. – Jamais… – À vous, à moi, à nous. – Valentin, laisse-moi respirer. Ce trait, ce trait sublime!.. – Ce trait sublime! quelle expression est-ce ça, pour une action toute simple? – Comme j'étais entouré d'êtres vertueux!.. Valentin, Valentin, je ne veux pas absolument… – Ah! vous ne voulez pas? eh bien! moi je veux; oui, je veux voyager aussi. Je suis mon maître, peut-être: vous ne pouvez pas m'empêcher de m'en aller quand je le voudrai. Eh bien! c'est ce soir, à présent que je m'en vais. Je suivrai la route que vous prendrez, voilà tout; si vous ne voulez pas de ma compagnie, vous me chasserez. – Te chasser, bon Valentin! chasser non ami! – Eh! allons, voilà qui est dit: nous faisons route ensemble, n'est-ce pas? – Oui, mon ami, oui: ne nous quittons plus, ne nous séparons jamais… Tu seras mon frère, tu le seras; et par ce moyen je tromperai la nature qui m'a refusé des parens.

Victor est pénétré de l'attachement de son fidèle Valentin: il l'embrasse, il le presse contre son cœur; et le bon serviteur, qui n'est pas accoutumé à pleurer, verse des larmes pour la première fois. Quand tout est prêt, Victor envoie Valentin à son heure ordinaire dans l'appartement de M. de Fritzierne. Tu remettras ma lettre, lui dit-il, sur sa table, sans qu'il la voye; pendant ce temps je descendrai, j'ouvrirai la petite porte, que je laisserai ouverte; et j'irai t'attendre sur la grande route, à la première merlette du carrefour de la forêt.

Valentin demande à son maître pourquoi il ne l'attend pas pour partir: celui-ci lui objecte que deux personnes ensemble pourraient être plutôt remarquées que l'une après l'autre. D'ailleurs, il tremble toujours qu'on ne vienne déranger ses projets, et c'est, selon lui, le seul moyen d'en assurer l'exécution. Valentin lui fait donner sa parole d'honneur qu'il l'attendra; puis il le quitte pour aller remplir, pour la dernière fois, son devoir ordinaire auprès du baron. Soudain Victor descend dans la campagne pour remplir la promesse qu'il vient de faire à son compagnon de voyage.

La nuit était sombre, le ciel était voilé par quelques nuages qui semblaient être les précurseurs de l'orage: déjà quelques éclairs partis de l'orient, annonçaient que ces nuages de feu recélaient la foudre dans leurs flancs, et que bientôt toute la nature serait livrée aux plus horribles déchiremens. Rien n'arrête Victor; il se retourne quand il est sous les murs du château, cherche la croisée de l'appartement où sans doute repose Clémence sans trouble et sans inquiétudes, s'assied sur un monticule de gazon, et lui chante, avec la voix la plus touchante la romance suivante, dans laquelle il a renfermé ses tristes adieux:

Toi qui reposes sans alarmes,

Écoute la voix de l'Amour

Il va quitter ce beau séjour,

L'Amour n'y trouve plus de charmes!..

Cet asyle va désormais

Causer mes regrets, ma souffrance:

J'y laisse tout ce que j'aimais

J'y laisse… jusqu'à l'espérance.


Adieu, séjour où ma jeunesse

Trouva, sous un toit protecteur,

La bienfaisance, le bonheur,

Et la tendre délicatesse.

Adieu!.. je vous fuis pour jamais,

Pour jamais je quitte Clémence:

Si vous lui peignez mes regrets,

Au moins laissez-lui l'espérance!


Écho, toi dont la voix plaintive

À cent fois répété mes chants,

Va porter mes adieux touchans

Jusqu'à son oreille attentive;

Va lui dire aussi que mon cœur

L'aime toujours avec constance;

Mais qu'il a perdu le bonheur,

Puisqu'il a perdu l'espérance!


Plein de douleur, plein de courage,

C'en est fait, adieu, je te fuis:

J'emporte avec moi les ennuis;

Mais j'emporte aussi ton image!

Elle me fera tour-à-tour

Supporter la vie et l'absence.

Ah! que ne puis-je avec l'Amour;

Emporter aussi l'espérance!..


Victor à peine a prononcé ces mots, ces mots qu'il croit être les derniers qu'il adressera à celle qu'il aime, lorsqu'il se sent frapper rudement sur l'épaule. Il se retourne, et l'obscurité de la nuit l'empêche de bien distinguer celui qui l'accueille d'une manière aussi brusque. Camarade, lui dit l'importun, c'est bien, très bien chanter. On voit que tu es amoureux, ta voix tremble, tes accens sont étouffés; je parie même que tu verses quelques larmes. – Que vous importe? – Ah! c'est vrai, c'est vrai, cela m'est égal à moi; je ne connais rien à ces belles passions-là; mais je ne veux gêner personne; on est libre de pleurer, de gémir, de se lamenter pour une beauté cruelle, comme je suis libre, moi, de faire mon métier. – Après, que me voulez-vous? – Un mot, un petit mot seulement. Es-tu de ce château? – De ce château?.. oui… j'en étais du moins. – Tu connais le baron de Fritzierne? – Si je le connais! – Eh bien! il faut que tu lui remettes cette lettre. – Cette lettre?.. moi… Eh! que ne la lui remettez-vous vous-même? – Je ne le puis; j'ai juré de ne jamais mettre le pied chez lui. – De quelle part cette lettre? – De la part de… c'est un secret. – Un secret? – Oui; mais il faut qu'il la reçoive, s'il ne veut périr. – Périr! – Cette lettre doit lui sauver la vie. – Ô ciel! mon bienfaiteur! ses jours seraient menacés!.. – Très-menacés. – Eh! par qui? Serait-ce toi qui…? – Moi? oh! mon Dieu non. Je ne lui en veux pas absolument, moi: ce n'est pas moi qui lui écris. – Eh! qui donc? – Un homme puissant, un homme dont la seule menace est un arrêt de mort; un homme enfin… à qui le vieux baron doit une satisfaction… dont ses jours répondent. – Grand Dieu!.. il est dans le danger, et j'allais, j'allais l'abandonner!.. Mais c'est un outrage qu'on lui fait; mon père est vertueux, il ne peut avoir offensé personne… Toi, qui t'es chargé d'un pareil message, si je savais que ton sang pût effacer la honte du soupçon seul que tu jettes sur le plus respectable des hommes, mon bras… – Eh! l'ami, n'approche pas, je suis mieux armé que toi. Vois ces sabres, ces pistolets, ces poignards… – Qui donc es-tu? – La lettre te le dira. Adieu: fais ma commission, ou… tu es perdu toi même.

À ces mots l'inconnu s'éloigne, laissant Victor pétrifié d'une pareille rencontre. Il tient la lettre, Victor; de cette lettre dépend le sort de son bienfaiteur; on le lui assure… Que fera-t-il, Victor?.. suivra-t-il son premier dessein, ou rentrera-t-il au château? Il rentrera, il rentrera; Victor ne peut balancer. Cette lettre doit lui sauver la vie, a dit l'inconnu. Victor pénétré d'une terreur qui fait dresser ses cheveux, quitte ce lieu, témoin de ses tendres adieux. Il ne court pas, il vole vers la petite porte qu'il a laissée ouverte, et par laquelle il ne voit pas encore venir son cher Valentin… Victor, en reprenant le chemin du château, sent son cœur battre violemment. Une joie excessive succède à sa frayeur; il revoit avec ivresse les murs de ce château qu'il allait quitter: on dirait qu'après l'en avoir chassé, on vient de lui rendre la permission d'y rentrer, tant il éprouve de plaisir à remonter chez lui. Pauvre Victor! tu n'attribues ces sensations qu'à l'espoir qui t'anime de rendre un service signalé à ton père adoptif; et moi, Victor, et moi, je crois que ton amour et le desir de revoir Clémence, entrent pour beaucoup dans cette joie naïve qui te transporte. Je suis ton historien, Victor, et je dois compte à mes lecteurs des moindres mouvemens de ton cœur.

En remontant dans son appartement, Victor rencontre Valentin, qui se rend tristement à la petite porte. Eh quoi! monsieur, vous voilà! vous vous impatientiez? – Tu as été bien long-temps, Valentin? – C'est vrai, monsieur; c'est que monsieur le baron ne pouvait pas s'endormir, et qu'il causait avec moi. Il a souvent la bonté de me parler comme à son ami. C'est qu'il me raconte des histoires plus drôles!.. Et puis il me fait jaser sur la France, mon pays: cela l'amuse, ce bon vieillard!.. Eh bien! monsieur, partons, me voilà prêt. – Valentin, nous ne partons pas. – Non, monsieur! oh! tant mieux!.. Eh! pourquoi donc, s'il vous plaît? – Tu le sauras. Vîte de la lumière chez moi. – Quel bonheur! quel changement! Tenez, je vous l'avoue à présent, monsieur; mais j'avais, là, un étouffement. – Dépêche-toi donc. – Sérieusement, nous restons?.. – Nous restons pour cette nuit du moins. – Pour toujours, monsieur, pour toujours; il faudra bien que tout s'arrange pour cela. – Que veux-tu dire? – Je m'entends, il suffit.

Victor et Valentin rentrent chez eux; les paquets sont défaits; tout est remis en place, comme si l'on n'avait rien, dérangé, afin qu'on ne s'apperçoive pas de la moindre trace d'un projet de fuite qui aurait consterné toute la maison. Ensuite Victor raconte à Valentin ce qui lui est arrivé, et les propos étranges que lui a tenus l'inconnu, en le chargeant de remettre une lettre à M. de Fritzierne. Le bon Valentin ouvre de grands yeux à ce récit; il ne peut concevoir ce que cela veut dire. Je t'aurais bien engagé, ajoute Victor, à rendre toi-même cette lettre à mon père demain matin: tu serais venu me rejoindre ensuite à un endroit indiqué; mais, outre que cette marche t'aurait exposé à des questions sur mon compte, je me serais reproché le double désespoir où ma fuite, et ce que peut contenir cette lettre, auraient plongé tous ceux qui me sont chers. D'ailleurs, Valentin, les jours de mon père sont menacés, on lui demande une réparation; quel que soit le mot de cette énigme, je dois le secourir, le consoler; oui, je lui dois ma vie, mon bras, tout, toute mon existence. Ah! Valentin!.. et je fuyais!.. et cette lettre serait peut-être venue demain lui percer le cœur une seconde fois: il aurait appelé Victor, Victor n'aurait plus été là!.. Comme il m'aurait accusé d'ingratitude, de cruauté même!.. Ah! Valentin, à quel danger je viens d'échapper! Qu'il soit enseveli, qu'il le soit, ce projet coupable, insensé, formé dans mon sein au moment même où ceux à qui je dois tout ont le plus besoin de ma tendresse. Valentin, ta parole que jamais tu ne parleras… – Je vous la donne, monsieur; mais cette lettre que vous avez écrite à M. de Fritzierne, que j'ai laissée sur sa table?.. – Il ne la lira pas. Dès que le petit jour paraîtra, avant qu'il se lève, tu t'introduiras chez lui, tu soustrairas ce fatal billet adroitement, sous prétexte, s'il t'apperçoit, d'avoir oublié ce soir un objet utile. Prends bien garde à l'importance de la commission dont je te charge. Pour que n'y manques pas, je ne veux pas que tu te couches; tu resteras là toute la nuit à côté de moi; nous converserons ensemble, et quand je croirai le moment favorable, je t'enverrai chez mon père. – C'est très-facile ça, monsieur. Il vous aime tant, ce respectable vieillard! Là, tout-à-l'heure encore il me parlait de vous, il me disait… – Il te disait?.. – Ah! c'est que je lui disais que j'étais français, moi. Ton maître est né d'une Française, qu'il me disait. – D'une Française!.. – Puis il ajoutait: «J'aime les Français, moi; ils sont bons, confians, généreux, sensibles. Ton maître, un jour il sera heureux; je lui ménage un sort digne d'envie, et auquel il ne s'attend pas». Voilà comme il parlait de vous ce brave homme. Tenez! monsieur, je n'ai qu'un gros bon sens, moi, mais je parie que ce sort brillant qu'il vous destine, est la main de sa fille.

Victor ne partage point l'espoir dont le flatte son bon Valentin; il secoue la tête avec l'air de la défiance; puis il fixe la lettre qu'il a entre les mains, et cherche à deviner ce qu'elle contient, de quelle part elle peut venir. Cet homme, de qui il la tient, cet homme a des manières brusques; un son de voix rauque, un langage rustique… c'est un secret que cette fatale lettre: Il faut qu'il la reçoive, s'il ne veut périr… Grand Dieu! comme la nuit est longue au gré de Victor!.. Comme il brûle d'aborder son père, qui lui confiera sans doute cet étrange secret! Tous deux prendront des mesures… Comme Victor serait heureux, s'il pouvait rendre, en cette occasion, un service signalé à son père, lui sauver la vie, l'honneur peut-être!.. comme il serait heureux!

Comme mon lecteur partage sans doute l'impatience de Victor, et que d'ailleurs je ne veux pas lui faire passer la nuit entière avec l'amant de Clémence et son Valentin, je lui dirai, pour abréger, que vers deux heures du matin, Victor, abattu par les fatigues qu'avait éprouvées son esprit, s'endormit profondément, les coudes appuyés sur une table. Valentin, qui se serait tenu volontiers éveillé, s'il eût pu raconter quelques histoires de son pays, regarda son maître avec envie, se frotta les yeux, et ne tarda pas à suivre son exemple, à ronfler autant que le lui permirent sa jeunesse, sa force et sa santé. Tous deux oublièrent l'heure prescrite et favorable pour retirer le billet des mains du baron avant qu'il ait eu le temps de le lire. Ce ne fut qu'à neuf heures du matin que, confus, désespérés, Victor et Valentin se réveillèrent. Pendant leur sommeil, trop prolongé, il s'était passé bien des choses que nous allons connaître dans le chapitre suivant.

Victor, ou L'enfant de la forêt

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