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VIII
LA SERRE

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Table des matières

Cette serre, bien qu’on en voie aujourd’hui de plus belles et de plus vastes, passait alors pour une des curiosités de Paris. C’était une construction en fer et en verre, dans laquelle, grâce à un ingénieux système de nattes et de persiennes, on pouvait faire pénétrer avec mesure l’air et le soleil. Des calorifères cachés y entretenaient, été comme hiver, une température chaude et constante; c’était le climat de tropiques sous les brumes du ciel parisien. Les plus beaux arbres et arbustes exotiques prospéraient dans cette atmosphère artificielle et formaient des massifs toujours verts. Il y avait des palmiers au port élancé, des fougères arborescentes, des cafiers, des magnolias qui n’étaient pas encore habitués, comme aujourd’hui, à supporter les intempéries de nos saisons; il y avait mille plantes aux noms latins, au port élégant quoique souvent bizarre. On pouvait remarquer toutefois qu’aucune de ces plantes n’était fleurie. Autant les exhalaisons des feuilles vertes étaient salutaires à Frédérica, autant il fallait redouter pour elle l’arome pénétrant des fleurs. Aussi, dès qu’une de ces plantes venait à fleurir, la sollicitude vigilante du baron la faisait-elle emporter bien vite.

L’intérieur de la serre offrait un aspect pittoresque et délicieux. A l’une des extrémités, s’élevait une grotte en rocailles, enjolivée de coquillages nacrés et de guirlandes de verdure, au fond de laquelle murmurait une petite cascade d’eau limpide. Cette eau, après avoir rempli, au sortir de la grotte, un bassin où jouaient des poissons rouges, formait un mignon ruisseau qui serpentait sur un lit de sable doré, et qui, parvenu à l’autre extrémité de la serre, disparaissait tout à coup dans un bouquet d’herbes aquatiques. Ce murmure, ce mouvement des eaux, donnaient de l’animation au paysage en miniature; mais ce n’était pas tout. Au milieu de cette végétation exotique, toute une population d’oiseaux français et étrangers, vivait en liberté comme dans la campagne. Les bengalis, les cardinaux, les veuves, les tangaras aux couleurs brillantes, faisaient bon ménage avec notre gentil chardonneret, notre joyeux pinson, notre sémillant roitelet. Parfois un superbe cotinga du Sénégal prenait son bain dans le ruisseau, côte à côte avec un linot à calotte rouge, né dans les plaines d’Asnières. Des fauvettes, dénichées à Meudon, chassaient des insectes sur les nopals et les aloès venus du Mexique; et parfois, on entendait tout à coup sortir de l’éventail des palmiers quelque chant inconnu, la plainte d’un exilé qui regrettait la patrie.

Georges Buffières, toujours précédé par la baronne, transporta Frédérica dans ce lieu enchanté dont elle était le plus poétique ornement. Près de la cascade, se trouvait un léger cabinet, fait de treillages en bois doré et de plantes grimpantes; l’intérieur formait une sorte de boudoir, garni de divans; au centre, un guéridon de laque supportait les livres et la corbeille à ouvrage de mademoiselle Van Balen. C’était là, en effet, que se tenait habituellement la jeune fille, et Georges la déposa sur le canapé. Détail charmant, les oiseaux, à la vue de leur jeune maîtresse, s’étaient élancés de toutes parts et voltigeaient autour du cabinet de verdure, chantant, pépiant, rossignolant, comme pour célébrer son retour.

Quand Frédérica fut installée sur les coussins, la baronne, qui avait repris son flegme, dit à Georges:

–Merci, monsieur Buffières. Elle est un peu lourde, n’est-ce pas? C’est qu’elle est bien portante à présent. Mais laissez-nous un moment seules. Dans le jardin, vous rencontrerez M. le baron qui sarcle ses dahlias aujourd’hui.

Georges s’inclina.

–Je vous quitte, madame la baronne, répliqua-t-il; mais je vous demanderai la permission de revenir tout à l’heure, quand mademoiselle Frédérica pourra recevoir. Peut-être, poursuivit-il d’un air triste, serai-je absorbé bientôt par une mission difficile, périlleuse même, et avant de m’y donner tout entier, je voudrais prendre congé de mademoiselle van Balen.

–Ah çà! comment la générale Buffières, qui a pour vous tant de tendresse, vous permettra-t-elle. Mais, attendez dans le jardin. Je vous enverrai prévenir lorsque ma fille sera remise. Et tenez, ce ne sera pas long, je l’espère.

En effet, Frédérica commençait à s’agiter sur son divan et la couleur reparaissait sur ses joues arrondies. Georges, qui craignait d’être indiscret en restant davantage, se hâta de se diriger vers l’autre bout de la serre. Là, il ouvrit une porte vitrée, à moitié cachée par des plantes grimpantes, et se trouva dans les jardins.

Près des bâtiments s’étendait le parterre, rempli des fleurs admirables que M. van Balen cultivait. Au delà du parterre, au milieu des massifs verdoyants du parc, s’ouvraient de belles avenues qui, grâce à certains artifices de perspective, paraissaient beaucoup plus longues qu’elles ne l’étaient en réalité. Tout cela avait l’aspect à la fois agréable et grandiose qui convenait à une propriété presque princière.

Georges n’eut pas longtemps à chercher le baron. Il l’aperçut dans son équipement de travail, c’est-à-dire en bras de chemise et un chapeau de paille sur la tête, accourant de toute la vitesse de ses petites jambes. Il avait appris des domestiques l’accident arrivé à sa fille et en était aussi affligé, aussi irrité que le comportait sa nature. Cependant il secoua vigoureusement le bras de Georges.

–Brave garçon! dit-il; on assure que vous avez donné à ce coquin une fière gourmade… N’importe! il est inconcevable que, dans une ville comme Paris, on soit exposé, chez soi, à de pareils outrages. J’en parlerai à notre ambassadeur, qui précisément doit diner ici ce soir.

Georges Buffières répliqua qu’il était heureux de s’être trouvé, ne fût-ce qu’un moment, le défenseur de mademoiselle van Balen. Le baron l’interrompit par un éclat de rire:

–Oui, oui, mon gaillard, reprit-il, croyez-vous que je ne voie pas de quoi il retourne?… Ensuite, tout dépend de la petite, vous savez! La mère et moi, nous la laissons maîtresse absolue de son choix, pourvu qu’on ne songe pas à nous séparer d’elle. Mais, pardon, il faut que j’aille la rejoindre.

Le gros Hollandais frappa familièrement sur l’épaule de Georges et entra dans la serre. Les paroles qu’il venait de prononcer avaient fort ému Buffières, qui s’enfonça dans le parc en murmurant:

–J’en étais sûr!… Le père et la mère seraient pour moi; mais elle. elle, Frédérica!

Pendant qu’il errait tout rêveur dans les allées ombreuses, Whilelm, qui semblait le chercher, s’approcha de lui:

–Je supplie monsieur, dit le valet respectueusement, de ne pas sortir encore de l’hôtel, à moins que monsieur ne nous permette, soit à moi, soit à d’autres domestiques de la maison, de l’accompagner jusque chez lui., . Cet effronté, l’homme à la casquette de laine, est encore là dans la rue, assis sur une borne, et il semble guetter.

–Que m’importe! répliqua Georges.

–C’est un garçon aussi résolu qu’impudent, et il a du nerf. Monsieur peut voir le joli joujou que nous avons retiré de ses mains!

Et Whilelm exhiba l’arme arrachée à l’inconnu. C’était un énorme couteau catalan, à manche de corne, qui avait une mine tout à fait scélérate. Georges le prit d’abord machinalement et finit par l’examiner avec attention. La lame portait le nom d’une ville d’Espagne où elle avait été forgée, et sur le manche grossier on avait gravé un F, sans doute l’initiale de son possesseur.

Cette initiale, ce nom espagnol, frappèrent Buffières, toujours préoccupé d’une même pensée. Il tourna et retourna le couteau entre ses mains.

–N’avez-vous pas remarqué, Whilelm, demanda-t-il, que ce. jeune homme, quand vous l’avez expulsé de l’hôtel, proférait des menaces et des imprécations en langue étrangère?

–Certainement, monsieur, il parlait une langue qui n’était ni du français ni de l’allemand.

–Et vous n’avez pas une idée de la nation à laquelle il peut appartenir?

–Aucune; mais j’ai beaucoup voyagé et il n’appartient pas à une nation du Nord, j’en réponds.

Buffières rêva encore un moment.

–Je ne quitterai pas l’hôtel, reprit-il, sans avoir revu les dames van Balen; mais laissez-moi le couteau, Whilelm; sans doute, ce jeune homme n’en a pas d’autre, et s’il essayait de me barrer le passage, je le tiendrais en respect avec celui-ci.

–Monsieur a raison, répliqua Whilelm à qui cette idée parut lumineuse; cependant, peut-être fera-t-il mieux d’éviter une rencontre.

Georges mit le couteau dans sa poche et allait continuer sa promenade, quand une petite camériste toute ronde vint en courant lui annoncer qu’on l’attendait à la serre. Aussitôt il se dirigea de ce côté, tandis que le colossal domestique retournait vers la grille, en. grommelant:

–Il faut, Dieu me damne! que je sache si notre affronteur est toujours en sentinelle!

Georges semblait déjà avoir oublié les circonstances bizarres dont il était si préoccupé tout à l’heure, et rentra dans la serre pour rejoindre la famille van Balen

Avant même qu’il fût sorti de dessous la voûte de feuillage formée par les arbres tropicaux, il entendit un éclat de rire frais, perlé, argentin, auquel se mêlaient des chants et des sifflements d’oisillons.

Frédérica avait quitté l’espèce de réduit, en bois doré et en feuillage, où elle se tenait d’ordinaire, et était assise avec son père et sa mère sur des sièges de canne auprès de la grotte. Son visage ne portait plus trace de pâleur, ses yeux azurés brillaient de vivacité, et un léger désordre que l’on remarquait encore dans sa toilette offrait une grâce de plus. Ce qui excitait sa gaieté, c’étaient deux petits oiseaux privés, une fauvette et un troglotyde qui, campés sur son épaule demi-nue, se livraient, par jalousie sans doute, un combat acharné à coups d’ailes et à coups de bec. Le reste de la gent emplumée, perché sur les caisses à fleurs, sur les arbustes d’alentour, formait galerie et servait de juges de camp.

Georges Buffières s’arrêta pour admirer de loin ce délicieux tableau. Du reste, le combat ne fut pas long. Le troglodyte, sorte de roitelet, était le plus brave, quoique le plus petit, mais il n’était pas le plus fort. Un vigoureux coup de bec de son adversaire, la fauvette–une tête noire, parbleu!–le mit en fuite, et il se hâta de chercher retraite dans le corsage de mademoiselle van Balen, dont il fourrageait les dentelles avec un sans-gêne des plus divertissants.

Alors la gaieté de Frédérica fut à son comble. La jeune fille trépignait de plaisir, battait des mains et s’écriait en riant toujours:

–C’est bien fait! Le troglodyte a commencé. Il est si insolent! Mais il a trouvé à qui parler.

Georges s’approcha en ce moment et voulut, à son tour, entrer dans le badinage:

–Mademoiselle Frédérica a des motifs aujourd’hui, dit-il, pour se montrer sévère à l’égard des insolents. Toutefois, il me semble que celui-ci n’est pas trop maltraité.

Et il désignait le troglodyte qui, fortifié dans la guimpe de la jeune demoiselle, ne montrait au dehors que sa petite tête brune, au bec effilé. Frédérica rougit:

–Vous avez raison, dit-elle; je ne dois pas encourager le vice et l’arrogance. Va-t’en, petit!

Du bout de ses doigts roses elle débusqua l’effronté roitelet, qui ne s’envola qu’après avoir donné un coup de bec à ces doigts inexorables; puis, il alla retrouver son ancien adversaire dans un oranger voisin, où le chamaillis recommença sous la feuillée.

Le baron et la baronne n’avaient pris aucune part à ces enfantillages. M. van Balen paraissait toujours violemment irrité.

–Oui, disait-il avec la colère froide des hommes obèses, j’exige que l’insulte faite à ma fille soit sévèrement punie... Je vais écrire au préfet de police afin que ce misérable soit recherché, arrêté, mis en prison.

–Et il faut qu’on l’envoie aux galères! ajouta la bonne dame que l’inquiétude rendait féroce.

–Si la justice française, poursuivit le baron, ne tient pas compte de ma plainte, j’en référerai à mon ambassadeur, qui retirera son pavillon, demandera ses passeports.

–Et la Hollande déclarera sur-le-champ la guerre à la France! ajouta Frédérica; n’est-ce pas cela, mon excellent père?… Allons! ajouta-t-elle en faisant une jolie petite moue, voilà bien du bruit pour la frasque ridicule d’un homme brutal et mal élevé. J’ai vu déjà celui-ci plusieurs fois à nos distributions d’aumônes, et, jusqu’à ce jour, il s’était montré muet et respectueux. C’est moi qui, par une question peu mesurée et dans laquelle il a cru découvrir une insulte, ai déterminé cette action stupide. Du reste, grâce à M. Georges Buffières, la tentative n’a pas eu de résultat. et je pense qu’il vaudrait mieux pour tout le monde mettre en oubli cette sotte aventure.

–Bonté divine! s’écria le buron, c’est toi, ma fille, qui défends ce bandit?

–Je ne songe pas à le défendre; mais je gage que M. Georges, qui s’est montré si courageux et si délicat dans cette affaire, n’est pas d’avis que l’on fassse tant de bruit.

En même temps la charmante fille semblait, de son regard caressant, demander l’appui de Buffières.

–En effet, répliqua Georges, une pareille tentative ne peut être considérée que comme un acte de folie, et, quand il s’agit de mademoiselle van Balen, on ne saurait prendre trop de précautions pour éviter le scandale.

–Vous l’entendez, cher papa? M. Buffières pense que, même dans mon intérêt, il ne doit plus être question de cette ridicule histoire. Et M. Buffières est sensé, prudent; il est avocat et a toujours été votre oracle.

Georges essayait de distinguer si Frédérica parlait avec ironie; cet éloge, quoique fait d’un ton léger, paraissait sincère. Le baron n’en conserva pas moins sa mauvaise humeur:

–Buffières ne dit que ce qui peut t’ètre agréable, répliqua-t-il; cependant il devrait ressentir plus d’indignation pour l’insulte qu’on t’a faite. Ah! si le comte Oscar de Livry s’était trouvé là, ce n’est pas lui qui s’en serait rapporté à d’autres pour châtier le coupable!

Le nom qu’on venait de prononcer fit tressaillir Frédérica.

–Quoi! cher papa, dit-elle, vous croyez que M. de Livry aurait pu parler et agir autrement que ce bon et sage M. Georges? Qu’eût-il donc fait de plus?

–Il aurait. Mais, parbleu! interrompit le baron en riant, demande-le lui à lui-même, car justement le voici.

La porte de la serre, du côté du salon, venait en effet de s’ouvrir, et la petite camériste toute ronde introduisait un beau et élégant jeune homme, qui semblait être aussi un habitué de la maison.

Frédérica rougit de plaisir; ses mièvreries enfantines firent place tout à coup à l’air réservé d’une jeune demoiselle du grand monde, pendant que le baron se levait et s’avançait d’un air cordial au-devant du nouveau venu.

Georges Buffières avait vu le changement subit opéré dans mademoiselle van Balen, et un pli de contrariété se forma sur son front. Il voulut se retirer; mais le sentiment des convenances d’une part, une ardente quoique douloureuse curiosité de l’autre, le retinrent à sa place, et il se contenta de saluer froidement la personne qui venait d’entrer.

Les cagnards de l'Hôtel-Dieu de Paris

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