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III
LES MARCHANDS

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Le soir du même jour, sur les onze heures, deux personnes, qui semblaient s’observer avec défiance, rôdaient sur Je quai de la Tournelle, en face du port de ce nom. Les becs de gaz n’étaient pas alors aussi multipliés qu’aujourd’hui, et il y avait çà et là de grandes places obscures.

Le silence se faisait sur la rivière où l’on distinguait des bateaux immobiles, masses noires contre lesquelles clapotaient les eaux scintillantes. De l’autre côté de la Seine, se dressaient, comme deux géants jumeaux, les tours de Notre-Dame, qui projetaient leur ombre immense sur les alentours.

Les rôdeurs dont nous parlons, après s’être examinés à distance, se décidèrent à s’approcher avec précaution l’un de l’autre et finirent par se trouver face à face. Alors ils se reconnurent et partirent d’un éclat de rire.

–Quoi! monsieur le docteur, demanda l’un d’eux, est-ce-bien vous? Quelle frayeur vous m’avez causée! Je vous prenais pour un agent de police.

–Ma foi! monsieur l’artiste, répliqua l’autre, je commençais à avoir tout à fait la même idée de vous. Sur ma parole, vous êtes merveilleusement déguisé ce soir!

–Et vous donc! Qui pourrait supposer que vous portez d’habitude l’habit noir et la cravate blanche, avec l’épingle de diamant au jabot?

–Et vous, que vous êtes le jeune homme le plus «fashionnable» de la rue Vivienne? A la vérité, ajouta le docteur d’un ton caustique, si l’on ne vous reconnaît pas à la vue, on vous reconnaît à l’odorat. Tout à l’heure, à dix pas, je vous ai deviné au parfum de jasmin que vous exhalez!

Ce compliment pouvait être un sarcasme; cependant «l’artiste» ne le prit nullement en mauvaise part et sourit avec complaisance.

Les deux personnes, qui se trouvaient mutuellement si bien déguisées, portaient en effet des costumes qui, même en ce temps-là, pouvaient paraître surannés et ridicules. Celui qu’on appelait le docteur, petit homme replet, à la figure ronde, sanguine et soigneusement rasée, était enveloppé dans un de ces carricks à collets nombreux, dont il existe encore des échantillons sur les épaules de quelques vieux cochers de fiacre. Il avait pour coiffure un de ces chapeaux très bas de forme, alors appelés «chapeaux saint-simoniens,» si ridicules que la mode n’en dura que quelques mois. Le docteur l’avait enfoncé sur son front, et il n’était pas facile de distinguer par-dessous ses yeux ronds, qui clignotaient comme s’ils étaient habitués à s’abriter derrière des lunettes.

Son compagnon, l’artiste, était au contraire si long et si mince qu’on ne pouvait le voir sans songer à un échalas. Sa figure, jeune mais insignifiante, avait pour principal ornement une moustache soigneusement cirée. Il ne montrait aucun linge. Sa redingote «à la propriétaire» était si soigneusement collée à sa taille qu’on comptait aisément ses côtes, tandis qu’à partir de la hanche, elle formait une ample jupe tombant jusqu’à terre. Il avait sur la tête une casquette molle et plate, dont le fond était soulevé par un de ces toupets en pyramide qu’on nommait alors «toupets à la Louis-Philippe.»

Ces deux hommes semblaient réunis en ce moment par un intérêt commun, et le docteur dégagea de dessous sa houppelande une grosse montre qu’il regarda à la clarté du gaz.

–Onze heures passées! dit-il avec impatience; ah çà où est donc ce paresseux de Brai-Sec?

–Quoi! monsieur, dit l’autre avec effroi, vous avez gardé votre montre On dit qu’il y a des noyeurs qui rôdent aux environs de la Seine, et quand je viens ici, j’ai soin de ne conserver aucun bijou. Il ne faut tenter personne!

Le docteur ne répliqua que par un sourire dédaigneux, à l’ombre de son chapeau saint-simonien.

––Brai-Sec ne saurait être loin, reprit l’artiste; peut-être dort-il dans sa barque, comme cela lui arrive, quand il a bu un coup de trop. Descendons sur la berge; sans doute nous allons le trouver.

Et tous les deux gagnèrent l’escalier de pierre qui conduisait du quai supérieur au bord de l’eau.

–Ah! docteur, poursuivit l’artiste d’une voix dolente, quel malheur que des gens respectables comme nous soient obligés de s’exposer ainsi! Si je n’avais l’espérance de faire ma fortune en quelques années, je ne me résignerais pas à de pareils mystères!

–Vous êtes bien fier, monsieur l’artiste! répliqua l’autre avec son ironie habituelle; néanmoins, quand je m’y résigne, moi.

–Bah! chacun de nous a sa partie, et vous conviendrez, docteur, que la mienne s’exerce plus haut que la vôtre.

Il y avait là, sans doute, une plaisanterie que son auteur croyait spirituelle, car il se mit à en rire le premier. Le docteur parut disposé à répliquer d’une verte manière, mais il se ravisa aussitôt et se contenta de hausser les épaules sous les sept collets de son carrick.

Les deux compagnons étaient descendus sur le quai inférieur, et, en se tenant à l’ombre du mur, passaient en revue les embarcations de toutes grandeurs, qui encombraient cette partie de la rivière. Bientôt ils en remarquèrent une, assez petite et fort malpropre, amarrée à un anneau de fer. Au fond, on distinguait une forme immobile qui pouvait être un homme endormi.

–Quand je disais! reprit l’artiste; voici Brai-Sec qui cuve son vin en nous attendant. Pourvu qu’il soit encore en état de nous conduire!

Il sauta dans le bachot et secoua le dormeur. Brai-Sec s’éveilla en sursaut et son premier mouvement fut pour lancer un coup de poing à celui qui l’avait éveillé.

–Mille diables! grommela-t-il d’une voix rauque, venez y donc, tas de roussins, me jeter le grappin dessus!

Mais, ayant complètement ouvert le yeux, il recouvra sa présence d’esprit.

–Que je suis bête! reprit-il, ce sont les marchands. Mes bons messieurs, je vous attendais. Embarquez donc; tout est prêt.

Et il se mit à installer ses avirons.

–Nous sommes en retard, dit le gros bonhomme au carrick; et vous savez qu’il faut être exact. là-bas!

–Sans compter que j’ai promis à Zélie de rentrer avant une heure du matin, ajouta l’artiste en cirant sa moustache.

–Suffit, on y va! grommela le batelier.

Brai-Sec, qui exerçait les professions de pêcheur, de débardeur, de tireur de sable et d’autres encore peut-être, était un homme âgé déjà, au nez bourgeonné, aux yeux rouges, de l’aspect le moins rassurant. Il portait une espèce de cotte bleue et une veste en lambeaux; cotte et veste, toujours tachées de goudron ou brai, lui avaient fait donner son surnom. En l’examinant de près, on comprenait pourquoi l’artiste ne se souciait pas de prendre sa montre, quand il faisait des excursions nocturnes en semblable compagnie.

Mais l’artiste, pas plus que le docteur, ne songeait guère en ce moment à la mauvaise mine du batelier. Celui-ci, qui ne semblait pas très solide sur ses jambes, s’était levé pour pousser la barque au large, quand, du haut du quai, un homme qui sans doute s’était tenu caché jusque-là, sauta avec agilité dans le bachot.

Brai-Sec, surpris, poussa un juron et brandit sa gaffe pour assommer l’intrus. On lui dit d’une voix gémissante:

–Voyons! ami Brai-Sec, ne me reconnais-tu pas? Je suis le Morfondu. Les juges m’ont lâché ce matin et je désire dormir à l’abri des patrouilles grises. Tu auras bien la charité de me déposer en passant aux cagnards de l’Hôtel-Dieu?

–C’est vrai, tout de même, que c’est le Morfondu, dit le batelier; il n’est pas méchant, ajouta-t-il en se tournant vers ses passagers.

–Oui, on sait que je ne me mêle des affaires de personne; et aujourd’hui que «les marchands» vont là-bas, j’ai eu l’idée de profiter de l’occasion.

–Que le diable te confonde! dit Brai-Sec; cependant, si ces messieurs le permettent.

–Il suffira, reprit le Morfondu, de me déposer à une des portes d’eau. Et puis, Brai-Sec, tu me reprendras dans ton bachot demain matin en passant, n’est-ce pas? Je payerai la goutte, la première fois que j’aurai de l’argent.

Les «marchands» ne paraissaient pas se soucier beaucoup de cette compagnie. Enfin le docteur dit avec impatience:

–Bah! qu’il reste. et finissons-en.

A peine cet acquiescement était-il prononcé que le Morfondu, dans lequel on a deviné sans doute Antoine Loustaud, se démena pour se rendre utile. Il s’assit à côté de Brai-Sec et s’empara d’un aviron, tandis que le batelier manœuvrait l’autre. Grâce à leurs efforts réunis, la barque gagna le milieu du courant, puis, suivant le fil de l’eau, se dirigea vers le Pont-au-Double, derrière lequel s’élevaient les bâtiments de l’Hôtel-Dieu.

Le docteur et l’artiste, installés à l’arrière de l’embarcation, s’étaient mis à causer tout bas. Antoine, de son côté, dit au batelier avec une indifférence affectée:

–Sais-tu, Brai-Sec, si je vais trouver du monde dans les cagnards?

–Moi je n’ai conduit personne, répliqua le marin d’eau douce; mais il y a d’autres bachots, sans compter que certains particuliers passent l’eau comme les caniches. Ah çà! est-il vrai que tu payeras la goutte?

–Parbleu!. Et les «Espagnols», comme on les appelle, viennent-ils encore rôder de ce côté?

–Tu es bien curieux pour un quelqu’un qui ne se mêle pas des affaires des autres! Il y a souvent là-bas des gens qui parlent «le parler» d’une autre France; mais tâche de ne pas te mettre en travers de leur chemin, car tu pourrais n’avoir plus l’occasion de payer la goutte à personne.

–Comment! comment! penses-tu que ces étrangers seraient capables.

–Je ne pense rien du tout, répliqua Brai-Sec d’un ton bourru; tiens, Morfondu, n’essaye pas de tirer les vers du nez au pauvre monde, et taisons nos becs. Nous voici à l’Hôtel-Dieu, et, pour ces messieurs comme pour nous, le mieux est de ne pas jacasser.

En effet, on passait en ce moment sous le Pont-au-Double, dont une moitié était affectée au service de l’hôpital, et tout à coup on se trouva dans l’obscurité, tandis que les bruits lointains de Paris faisaient place à un morne silence.

Les cagnards de l'Hôtel-Dieu de Paris

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