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V
LA RONDE

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Table des matières

Une circonstance, qui n’avait rien de fantastique, vint donner un nouveau cours à ses terreurs. Un homme effaré, portant encore le tablier blanc des infirmiers et glissant sans bruit, grâce à ses chaussons de lisière, sur les dalles, apparut tout à coup et dit d’une voix haletante:

–Sauvez-vous, messieurs; une ronde traverse le pont Saint-Charles et s’avance de ce côté. On cherche quelqu’un ou quelque chose; mais sauvez-vous bien vite, car, si l’on vous voyait, Bousquin et moi nous serions perdus!

–Millot a raison, dit Bousquin, partez, messieurs, et emportez la marchandise. Nous réglerons à votre prochaine visite, c’est-à-dire, dans trois jours.

Tout en parlant, il enveloppait lestement ce qu’il appelait «la marchandise». Il présenta les deux paquets aux destinataires, qu’il poussa, sans trop de façons, vers la porte des cagnards. Mais quand on atteignit cette porte, Bousquin s’aperçut qu’il l’avait refermée pour plus de sûreté peu d’instants auparavant.

–Sapristi! où ai-je mis la clef? dit-il en fouillant dans ses poches; je l’avais tout à l’heure à la main.

Millot, qui était retourné à la porte principale donnant dans l’intérieur de l’hospice, accourut de nouveau.

–La ronde se compose de quatre infirmiers et de deux religieuses, dont l’une, la mère Eudoxie est d’une sévérité extrême. Ils sont là dans la salle de dissection et ils vont certainement entrer ici. Cachez-vous; il n’y a pas de temps à perdre.

–Oui, oui, cachez-vous, reprit Bousquin; je ne sais plus où j’ai mis cette maudite clef.

–Mais, braves gens, dit le prétendu docteur d’un ton majestueux, ma dignité ne me permet pas.

–Oui! notre dignité! balbutia le coiffeur.

–Eh! parbleu! messieurs, répliqua Bousquin, si nous allons en prison et si nous sommes jugés, croyez-vous que vous n’irez pas en prison et que vous ne serez pas jugés comme nous?

–En prison! répéta le marchand de cheveux. Que deviendrait Zélie?

–Ce serait ma ruine, dit le dentiste; voyons! Bousquin, où faut-il nous cacher?

–Là, là, sous les châssis noirs, répondit l’infirmier en désignant la double file de cercueils alignés dans la partie basse du souterrain; ce sera pour une minute seulement, car la ronde ne fera que passer.

–Quoi! bégaya le coiffeur épouvanté, dans les caissons. avec les.

–Bah! la plupart sont vides. Dépêchez-vous, si vous ne voulez pas être arrêtés comme voleurs.

L’artiste hésitait encore; le prétendu docteur le saisit par la main et l’entraîna avec autorité. Toutefois, il ne tarda pas à le lâcher et, sans s’occuper de lui davantage, il chercha presque à tâtons une des caisses noires. L’ayant trouvée, il en souleva le couvercle bombé et, après s’être blotti dans l’intérieur, il la referma sur lui.

Le coiffeur se montra beaucoup moins résolu; une invincible répugnance l’empêchait d’imiter son compagnon. Comme il demeurait dans une anxiété mortelle, les gémissements se renouvelèrent et cette fois tout près de lui. En même temps, un murmure de voix s’éleva à la grande porte où l’on voyait déjà le reflet des lumières.

Le malheureux n’y tint plus; fou d’épouvante, il ouvrit machinalement, à son tour, le caisson qui se trouvait sous sa main; et, sans s’arrêter à l’abominable odeur qui en sortait, il se glissa dedans.

Horreur! à peine eut-il essayé de s’étendre dans ce cercueil banal, qu’il sentit quelque chose de mou et d’immobile qui en occupait le fond. Il n’était pas difficile de deviner ce que ce pouvait être; comprenant la vérité, l’artiste poussa un faible cri et perdit connaissance, tandis que le couvercle du cercueil retombait sur lui avec un bruit lugubre.

Alors la ronde se montra à l’entrée de la chapelle. Elle se composait, comme nous l’avons dit, de deux religieuses portant le costume blanc et l’ample coiffe empesée de l’ordre de Saint-Augustin, puis de quatre infirmiers tenant des lanternes. Une vieille religieuse, qui semblait avoir autorité sur la troupe, disait, en regardant de tous côtés:

–Il ne peut être qu’ici. cherchez. Inévitablement vous le trouverez blotti dans quelque coin.

Bousquin et son acolyte Millot s’étaient emparés, l’un d’un balai, l’autre d’une éponge, et semblaient fort occupés de mettre tout en ordre dans la salle des morts.

–Quoi! messieurs, encore au travail? demanda la religieuse principale avec une surprise défiante.

–Comme vous voyez, mère Eudoxie, répliqua humblement Bousquin; on a tant à faire! J’aime que rien ne cloche dans mon service, moi! Ce n’est pas à moi qu’on reprochera jamais.

–Il suffit; vous avez dû voir un malade qui, tout à l’heure, dans un accès de fièvre chaude, s’est échappé de la salle Sainte-Marthe?

–Je n’ai vu personne, répliqua Bousquin avec un étonnement réel.

–Vous êtes pourtant ici depuis une heure?

–Oui, sans doute. L’ouvrage presse. Ce malade, qui a la fièvre chaude, a tourné certainement d’un autre côté.

–Il a pu se glisser près de vous sans être aperçu. Il fait si sombre ici! Et ces pauvres frénétiques ont des ruses ainsi que les fous véritables.

Comme les infirmiers se mettaient en devoir d’obéir, Bousquin et son camarade éprouvèrent une vive inquiétude, car, en cherchant le fugitif, on risquait de découvrir les deux commerçants. Bousquin fut frappé d’une idée:

–Attendez, ma mère, dit-il; tandis que Millot et moi nous faisions notre ouvrage, des plaintes ont paru s’élever du cabinet aux outils. Je m’imaginais que ces plaintes venaient de la salle Sainte-Jeanne; mais il serait possible. Restez là, vous autres, ajouta-t-il en s’adressant aux infirmiers, et tenez-vous sur vos gardes, car le fiévreux nous échapperait.

Il prit sa lanterne et se dirigea vers une porte basse, qui donnait dans une espèce de cabinet noir. Néanmoins, un des infirmiers ne tint pas compte de ses recommandations et, pour montrer du zèle, s’approcha des files de cercueils. Bousquin s’écria d’un ton de colère:

–Je te dis de ne pas bouger, François. Chacun son service!. Je ne permets pas qu’on touche à mes morts.

–C’est que tout à l’heure j’ai cru entendre dans une de ces boîtes.

–Tu n’as rien entendu. Mes morts ne te regardent pas. Que dirais-tu si j’allais tout bousculer dans ta salle de malades?

Mais l’obstiné François ne semblait pas disposé à se tenir tranquille et continua de rôder autour des caissons. Il avait réellement entendu du bruit, car le dentiste, qui étouffait dans son cercueil, en avait soulevé le couvercle afin de respirer, et le couvercle était retombé brusquement.

François, se croyant sûr de son fait, posait déjà la main sur le lugubre coffre, quand Bousquin se hâta d’ouvrir le cabinet.

–Tenez! quand je disais! s’écria-t-il tout joyeux; le voilà!

On accourut et on aperçut, en effet, au milieu de balais, de brosses, de lampes hors de service, un homme accroupi dans un coin. Il était enveloppé d’une houppelande grise de malade; on ne distinguait de lui qu’une tête aux cheveux hérissés, aux yeux étincelants, aux joues rouges de fièvre. Il regardait les nouveaux venus avec un mélange d’effroi et de colère, méditant quelque résistance sournoise et grinçant des dents.

–Il aura passé pendant que nous avions le dos tourné, reprit Bousquin, et je m’explique maintenant. Eh bien! mère Eudoxie, qu’allons-nous faire?

–Emparez-vous de ce malheureux et transportez-le dans son lit, où l’on prendra soin que désormais.

Avant que la mère eût achevé de donner ses ordres, le fiévreux, dont on ne se défiait pas, se releva d’un bond et essaya de s’échapper. C’était un homme grand et robuste, dont la frénésie augmentait encore la vigueur. Bousquin fut renversé par ce choc inattendu; mais tous les autres infirmiers se jetèrent à la fois sur le malade en délire, tandis que les religieuses reculaient effrayées. Il se défendait avec acharnement et prononçait des paroles sans suite, entrecoupées de cris rauques.

Toutefois, il avait affaire à des gens trop expérimentés dans les luttes de cette nature pour que sa résistance pût être victorieuse. Ils s’emparèrent de lui, malgré ses efforts, l’entortillèrent dans sa houppelande de manière à paralyser ses mouvements, et le chargèrent sur leurs épaules. Le pauvre frénétique ne cessait de se débattre, poussait des cris affreux; mais on n’en tenait aucun compte et on l’emporta hors de la salle.

Les deux religieuses étaient restées en arrière. Mère Eudoxie dit à Bousquin, qui venait de se relever un peu froissé de sa chute, mais qui affectait encore plus de souffrance pour se rendre intéressant:

–Si vous êtes blessé, mon cher, il faut aller vous faire panser par l’interne de service. Dans tous les cas, votre camarade et vous, vous achèverez votre travail demain. Il est contraire au règlement que vous soyez sur pieds à pareille heure.

–Bien, bien, ma mère; nous allons nous retirer dans nos chambres. D’ailleurs, je sérais hors d’état de travailler davantage; ce brutal m’a jeté si rudement par terre. j’ai tous les os rompus.

–Retirez-vous donc. et que je ne vous trouve pas ici à ma prochaine ronde, qui aura lieu dans quelques instants.

Les deux religieuses s’éloignèrent en faisant cliqueter les grands chapelets suspendus à leur ceinture.

Alors) Bousquin dit précipitamment à son camarade:

–Vite, vite, renvoyons les marchands. Cette mère Eudoxie a le diable au corps et si elle revenait sur ses pas.

Il saisit la lanterne et s’avança de nouveau vers les caissons noirs, au milieu desquels une espèce d’ombre s’agitait, en marmottant des mots inintelligibles, des jurons sans doute. C’était le dentiste qui, à demi suffoqué, venait de sauter à bas du cercueil.

–Allons! il faut filer lestement, dit Bousquin; nous jouons gros jeu et si cette mère Rabat-Joie vous avait trouvés ici. Mais où est l’autre monsieur?

–Ma foi, je n’en sais rien, répliqua le prétendu docteur. Que le diable le confonde et vous aussi!. Quelle désagréable aventure! J’étouffais là-dedans et il y avait une odeur.

–Voyons, c’est pas tout ça! Il s’agit de déguerpir et au pas accéléré; mais, encore une fois, où est votre ami?

–Je vous répète que je l’ignore; chacun de nous s’est sauvé de son côté.

On appela l’artiste à haute voix, on ne reçut aucune réponse.

–Il ne peut pourtant être loin, disait le docteur.

Les deux infirmiers se mirent à soulever successivement le couvercle des cercueils qui, hélas! n’étaient pas vides pour la plupart. Dans l’un d’eux on finit par découvrir le malencontreux artiste, étendu sur un cadavre que recouvrait un suaire. Il ressemblait à un cadavre lui-même, car il était pâle, sans mouvement, complètement évanoui.

On s’empressa de le retirer du cercueil, d’où s’exhalaient. des émanations méphitiques, et on le déposa sur le sol.

–Voyez-vous le finaud! dit Bousquin avec un ricanement sinistre; il a choisi justement la vieille dame à laquelle appartenait la belle chevelure blanche!. Mais, sacrebleu! il ne bouge pas et on croirait qu’il est défunt aussi.

–En ce cas, reprit Millot non moins facétieux que son chef, il fallait les laisser ensemble et il eût passé par-dessus le marché!

–Nous pourrions le porter jusqu’au bateau, cependant il vaudrait mieux. Mille démons! que faire?

Réellement le pauvre coiffeur restait immobile sur les dalles, le visage livide, les yeux fermés, et rien n’annonçait qu’il dût reprendre connaissance de sitôt.

Bousquin eut une inspiration. Il courut chercher un grand seau d’eau destiné aux lavages de la salle et vida la moitié du contenu sur le visage du marchand de cheveux.

Le remède était violent, mais il fut héroïque. L’artiste, vivement secoué par cette submersion brutale, sortit comme d’un profond sommeil et commença de remuer. A son tour, il poussa un juron et regarda autour de lui d’un air hébété.

–A la bonne heure! reprit Bousquin joyeusement; le tout est de savoir s’y prendre!… Allons, monsieur, pour-suivit-il, ne lambinons pas; on vous attend. et la mère Exdoxie peut revenir.

Le coiffeur n’avait pas l’air de comprendre. Il agitait ses bras dans le vide et balbutiait:

–Où sommes-nous donc? Zélie, es-tu là?

–Zélie! répéta Bousquin. Eh! mon gaillard, ce n’était pas avec Zélie que vous vous trouviez tout à l’heure!. Mais tout ça, c’est des bêtises. Allons! essayez de marcher. Il faut marcher, que je vous dis!

On posa le malencontreux coiffeur sur ses jambes, qui fléchissaient. Soutenu par les infirmiers, dont un s’était chargé de la lanterne, il avança tant bien que mal et comme machinalement. Ses vêtements étant imprégnés d’eau, le froid le gagna et ses dents se mirent à claquer. Néanmoins, il obéissait, sans pensées et sans paroles, à l’impulsion donnée, tandis que le docteur, qui portait «la marchandise» de son compagnon et la sienne, suivait en pestant tout bas.

On sortit ainsi de la salle des morts, on traversa la partie abandonnée des cagnards et on atteignit la porte d’eau où Brai-Sec attendait avec sa barque.

L’artiste était déjà mieux, et le grand air ne pouvait manquer de le remettre promptement. Toutefois Bousquin dit au docteur:

–Ayez l’œil sur lui, monsieur. Il est encore «tout chose» et pourrait faire quelque sottise dont nous attraperions les éclaboussures. Reconduisez-le vous-même jusqu’à sa demeure.

–Vous avez raison, Bousquin, répliqua le dentiste; c’est un assez triste sire dont la tète n’est pas solide. Eh bien! je vais le remettre chez lui. Adieu donc! vous savez que nous nous reverrons dans trois jours?

L’infirmier fit un signe de la main et se hâta de rentrer avec son compagnon. Pendant ce temps, le bateau descendait vers le quai Saint-Michel et on eût pu entendre l’artiste balbutier avec égarement:

–J’exhale une odeur de cadavre. Oh! comme je sens le cadavre!. Que va dire Zélie?. Si pourtant cette odeur ne s’en allait plus jamais!

Le dentiste haussait les épaules.

–Il a la fièvre ou il extravague! grommelait-il.

Les cagnards de l'Hôtel-Dieu de Paris

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