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VI
LES FINESSES D’ANTOINE

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Table des matières

Revenons maintenant à Antoine Loustand, connu parmi les vagabonds sous le sobriquet de Morfondu.

Nous l’avons laissé debout, au milieu d’une obscurité profonde, sur les marches de la petite porte d’eau, au côté droit de l’Hôtel-Dieu.

La place était fort exiguë, et on pouvait se demander où il allait s’établir pour la nuit. Mais Antoine ne montrait aucun embarras. Demeuré seul, il se retourna et palpa les gros barreaux de fer de la grille. Sans doute il connaissait un secret pour ouvrir cette grille, si solide et si bien close en apparence, car bientôt elle tourna lourdement sur ses gonds, laissant un espace libre dans lequel il se glissa.

Il ne la referma pas complètement, afin peut-être de se ménager une retraite en cas de nécessité et, il se trouva dans les cagnards de la rive droite.

Ces cagnards qui, comme nous l’avons dit, existent encore aujourd’hui, quoique destinés à disparaître prochainement avec tout le vieil Hôtel-Dieu, n’étaient pas alors coupés par les installations modernes des bûchers, des calorifères et du laboratoire; ils se prolongeaient, presque sans interruption, sur toute cette face du bâtiment, du côté de la rivière. Leur nom provenait, d’après un antiquaire parisien, de cagna qui, en italien, signifie chien, comme pour faire entendre que ces substructions avaient l’apparence de chenils. Un autre historien rapporte que l’on appelait cagnards, au moyen âge, tous les mendiants qui, la nuit, couchaient sous les ponts de Paris, alors chargés de maisons. De là venait peut-être qu’on avait donné aux refuges de l’Hôtel-Dieu le nom de leurs habitants ordinaires.

Quoi qu’il en soit de ces étymologies, la dernière semblait être la véritable à l’époque où se passent les événements de cette histoire, car les cagnards servaient souvent de refuge à des gens sans aveu, peu nombreux, du reste, vu la difficulté des abords. Il fallait, en effet, y arriver soit en bateau, soit à la nage, et l’une ou l’autre voie présentait bien des inconvénients. Cependant, il n’était pas rare que quelqu’un de ceux qui connaissaient le secret de ces souterrains aquatiques n’y cherchât une retraite pour la nuit, et cette retraite, ignorée de la police, présentait plus de sécurité qu’aucune autre de ce genre à Paris ou dans la banlieue.

Aussi Antoine Loustaud avait-il la certitude de rencontrer à qui parler dans ces galeries en ruines, dont il n’est pas facile aujourd’hui de deviner l’ancien usage; et comme elles étaient fréquentées surtout par des hommes de la plus dangereuse espèce, sa rencontre avec de telles gens pouvait n’être pas sans péril.

L’obscurité la plus complète y régnait, et il fallait une grande habitude pour oser s’y engager. Antoine s’avançait avec lenteur, en tâtonnant. A chaque instant, il se heurtait à des amas de pierres, qu’il était obligé de tourner, ou bien, sa main, qui suivait la muraille, rencontrait tout a coup le vide d’un caveau. Rien ne troublait le silence morne des souterrains, et il semblait qu’ils ne recélassent, cette nuit-là, aucun de leurs hôtes accoutumés.

Néanmoins, Antoine ne perdait pas l’espérance, et il approchait d’un endroit où se tenaient plus particulièrement les habitués des cagnards, à l’extrémité du bâtiment, vers le Petit-Pont. C’est un assez vaste emplacement, bouleversé, crevassé, hérissé de gravois. On y entend sans cesse le murmure sourd d’un égout dont les eaux tombent tout près de là dans la rivière. Un de ses côtés est formé par la cage d’un puits appelé «puits du Limbe», où jadis on jetait les enfants morts-nés, tant de l’hospice que du reste de Paris, et qui est aujourd’hui entièrement comblé. A l’angle de ce lieu sinistre, on voit encore, dans le mur délabré servant de clôture, l’entrée d’un souterrain qui conduisait au Petit-Châtelet, à l’époque où cette forteresse était devenue une dépendance de l’Hôtel-Dieu.

Antoine marcha vers cette espèce de salle en redoublant de précautions, et sa constance ne tarda pas à être récompensée.

Une vague et lointaine lueur, provenant des becs de gaz allumés sur le Petit-Pont, pénétrait dans le cagnard par une grille étroite. D’ailleurs, un feu de charbon,– sans doute du charbon volé au marché voisin,–brûlait entre deux pierres, et sur ce feu rôtissaient des pommes de terre de la même provenance. Ce brasier, qui ne donnait ni flamme ni fumée, permettait d’entrevoir deux hommes, assis par terre et causant à demi-voix. Ils étaient grands, maigres, avec des visages couleur de bronze. L’un se drapait dans un manteau en haillons; l’autre n’avait que d’informes vêtements et portait un large chapeau à bords déchiquetés. Ils fumaient des cigarettes, dont l’odeur se mèlait à l’arome pénétrant des pommes de terre.

Antoine, avant de se montrer, resta quelques minutes en observation dans l’ombre, et il ne se gêna pas pour essayer d’entendre la conversation des deux causeurs. Mais sa curiosité fut déconcertée, car ils s’entretenaient en langue étrangère.

Il finit par reconnaître l’homme au grand chapeau; c’était un Espagnol qu’il avait vu plusieurs fois dans les lieux où les gens sans asile se réunissent pour passer la nuit, et, s’il n’en avait pas parlé à Georges Buffières, c’était afin de ne pas s’engager trop vite dans une affaire qui lui semblait épineuse.

Cet Espagnol, du reste, passait plutôt, ainsi qu’Antoine lui-même, pour un vagabond que pour un malfaiteur. Il avait pris part à une de ces guerres civiles qui alors désolaient l’Espagne, comme elles la désolaient encore naguère, et qui ont mis ce noble et beau pays à deux doigts de sa perte. Réfugié en France, à la suite de la défaite de son parti, il avait d’abord été interné dans une ville du Centre; mais renonçant aux faibles subsides que lui accordait le gouvernement français, il était venu à Paris, où il menait l’existence la plus misérable. Là, il avait retrouvé plusieurs de ses compatriotes, dont la situation ressemblait à la sienne, et c’était sur lui que comptait Loustaud pour obtenir les renseignements dont il avait besoin.

Certain de ne pas se tromper, le vagabond fit entendre un Hem! prémonitoire, et finit par s’écrier, en prenant soin de rester dans l’obscurité:

–Eh! l’ami Diégo, est-ce bien vous?

A peine eut-il prononcé ces paroles qu’il fut effrayé de leur résultat. Les deux hommes se relevèrent par un mouvement impétueux, regardant de tous côtés; à la lueur rouge du brasier brillaient entre leurs mains ces longs couteaux qu’on appelle en espagnol navajas. Ils ne parlaient pas, mais évidemment ils se préparaient à traiter en ennemi la personne qui venait troubler leur solitude.

Antoine se félicita de ne pas s’être montré d’abord; et, très résolu de n’avancer qu’à bon escient, il poursuivit:

–Comment! comment! est-ce ainsi qu’on reçoit un camarade? Ne me reconnaissez-vous pas, ami Diégo? Je suis le Morfondu.

Ce nom ne rassura qu’à moitié Diégo.

–Le Morfondu! repéta-t-il avec un accent espagnol très caractérisé et sans quitter son attitude menaçante; du moins êtes-vous seul?

–Pardi! avec qui viendrais-je?

–Alors approchez, Morfondu, que l’on vous dévisage!

Cette fois Antoine s’avança en affectant l’air le plus calme et le plus indifférent du monde. Diégo le saisit par la main et l’entraîna près du feu pour le reconnaître. Enfin rassuré, il dit quelques mots en espagnol à son compagnon, qui se hâta de cacher son couteau et se rassit majestueusement en se drapant dans son manteau troué.

On prit place autour du feu; et, comme l’on continuait d’observer Antoine avec réserve, celui-ci ne voulut pas tarder davantage à payer sa bienvenue.

–Vous avez de fameuses pommes de terre! dit-il en aspirant avec délices l’odeur de brûlé qui se répandait dans les ruines; vous m’en donnerez bien une part? De mon côté, j’apporte mon plat. et nous souperons ensemble comme de braves garçons.

Il souleva sa blouse et retira des vastes poches, qui, habituellement, contenaient toute sa garde-robe, des provisions dont il avait eu soin de se munir. C’était d’abord un énorme quignon de pain, puis quatre cervelas tellement bourrés d’ail, de poivre et d’oignons, que le parfum s’en faisait sentir à vingt pas à la ronde. Il posa le tout sur une grosse pierre tombée de la voûte, et ajouta avec complaisance:

–Voilà!. Par ainsi, camarades, je ne serai pas à votre charge.

L’Espagnol, comme l’Arabe, est sobre et sait se contenter de peu dans les cas de nécessité; mais, comme l’Arabe aussi, il prend volontiers sa revanche quand les vivres abondent. La vue de tant de bonnes choses fit briller de convoitise les yeux de Diégo et de son taciturne compagnon, et le repas commença.

Les navajas reparurent, mais pour remplir les pacifiques fonctions de couteaux de table. Quant à Antoine, il exhiba un petit eustache, à lame ronde et branlante, qui ne pouvait inspirer aucune crainte. Tout en mangeant, il faisait presque seul les frais de la conversation. Diégo ne rompait le silence que pour vanter la saveur des pommes de terre ou le goût délicieux des cervelas. L’autre Espagnol ne disait rien du tout, mais il produisait un grand bruit de mâchoires d’où l’on pouvait supposer qu’il remplaçait les paroles par l’action.

Il n’y avait autour du brasier qu’une clarté fort insuffisante, et Antoine souhaitait fort de voir plus en détail ses aimables convives. Sans rien exprimer de ce désir, il ramassa un journal, qui avait servi à envelopper la charcuterie et qui était maculé de graisse; il le froissa entre ses doigts et le jeta sur les charbons.

Aussitôt, il se fit une grande lumière et le vagabond en profita d’autant plus vite qu’elle devait durer moins longtemps. fort bien les traits de Diégo

Il connaissait fort bien les traits de Diégo, à qui sa figure longue et maigre ainsi que son costume en lambeaux donnaient un abord passablement suspect. Mais l’autre Espagnol, l’homme au manteau effiloqué, avec son visage bistré, ses yeux de feu, sa barbe épaisse et en désordre, offrait l’aspect d’un véritable brigand. Cette vive lumière semblait l’offusquer, comme un hibou, et il faisait entendre, la bouche pleine, un grondement de menace.

Une circonstance particulière frappa Antoine plus encore que la mauvaise mine de ses compagnons. Il était venu bien des fois dans cette salle délabrée où tout lui était familier, la cage du puits, les amas de ruines, les crevasses, sans compter l’égout dont le murmure monotone favorisait le sommeil. Or, dans un enfoncement, où il était habitué à ne voir qu’un mur de pierres sèches, il apercevait l’entrée d’un caveau, dont il n’avait jamais soupçonné l’existence, et qui, habituellement, devait être masqué par des décombres.

Son attention se porta donc sur ce point, mais il comprit bientôt qu’il ne serait pas prudent de manifester sa curiosité. Les deux Espagnols suivaient la direction de ses regards et leur physionomie exprimait autant de défiance que de mécontentement. Aussi Antoine se garda-t-il de bouger, de faire aucune question. Il continua de causer paisiblement et la flamme s’éteignit sans qu’il eût rien dit de sa découverte.

Les convives ne cessèrent pas de manger tant qu’il resta un atome des provisions; tout y passa, jusqu’à la dernière croûte de pain dur. Alors on alla puiser de l’eau a travers la grille, au moyen d’une gourde retenue par une ficelle; on se désaltéra et chacun parut enchanté du festin.

Il ne restait plus qu’à s’étendre sur un bon lit de plâtras, à se fabriquer un oreiller avec un pavé et à s’endormir jusqu’au jour. Mais cela ne faisait pas le compte d’Antoine qui, nous le savons, avait des informations à prendre. Comme il continuait son bavardage, tout en préparant sa couche peu moelleuse, l’homme au manteau effiloqué lui dit brusquement dans un jargon peu intelligible:

Io aime pas les habladors… La sieste, por todos los diablos!

Son ton furieux suppléait à l’obscurité des paroles et Antoine, mieux fourni de ruse que de courage, en fut intimidé. Il s’étendit sur le sol, les pieds tournés vers le brasier, et garda le silence, en réfléchissant aux moyens d’aborder le sujet qui l’occupait.

Cependant les Espagnols, de leur part, ne paraissaient nullement vouloir se livrer au sommeil. Assis en face l’un de l’autre, ils s’étaient remis à causer et montraient une certaine agitation. On eût dit qu’ils attendaient quelqu’un, et l’un d’eux se levait fréquemment pour aller regarder à travers les grilles ou pour prêter l’oreille aux bruits du dehors. Antoine, impatienté de l’inaction silencieuse à laquelle on le condamnait, se redressa tout à coup.

–Écoutez donc! s’écria-t-il d’un ton jovial, si vous n’avez pas envie de dormir, je n’en ai pas envie non plus. Et pourquoi ne jaserions-nous pas un brin afin de tuer le temps?

L’homme au manteau parut irrité de cette hardiesse et reprit une attitude menaçante; mais Diégo, plein de reconnaissance pour le délicieux cervelas à l’ail dont on venait de le régaler, se hâta d’intervenir et le calma. Le sombre Espagnol s’accroupit de nouveau auprès du feu, laissant son compagnon libre de causer avec Antoine. Toutefois, par intervalles, ses yeux, phosphorescents comme ceux d’un chat, brillaient dans les ténèbres.

Antoine, après bien des circonlocutions, finit par demander, du ton de la plus parfaite indifférence:

–Ah çà! Diégo, n’avez-vous aucune relation avec ceux de vos compatriotes qui battent comme vous le pavé de Paris?

–Je les connais tous, au contraire, répliqua Diégo en se redressant; savez-vous qu’il y en a d’aussi nobles que le roi?

–C’est possible, monsieur Diégo; cependant peut-être n’en sont-ils pas moins pauvres comme Job. Et, parmi ces compatriotes, nobles ou non, ne s’en trouve-t-il pas de. très jeunes?

–Certainement. Mais pourquoi me demandez-vous cela, Morfondu?

–Mon Dieu! pour rien.

Et Antoine changea de conversation. Après quelques instants, convaincu qu’il avait détourné les soupçons de son interlocuteur, il reprit:

–Parmi ces compatriotes, réfugiés comme vous, ami Diégo, doit être un jeune homme dont on m’a parlé. un charmant jeune homme, à ce qu’on prétend. Il se nomme. il se nomme. vos diables de noms espagnols ne me viennent pas volontiers sur la langue!

–Eh! diable de Français, comment voulez-vous que je sache si je le connais, puisque vous ne pouvez pas me dire son nom?

–Attendez que je cherche. oui, c’est cela. Il s’appelle, je crois, Francesito.

A peine ce nom était-il prononcé que les deux étrangers se levèrent impétueusement.

–Francesito! répéta Diégo avec un accent de surprise et de colère.

–Francesito! gronda l’autre pendant que la terrible navaja revenait dans sa main crispée.

Antoine était très alarmé de l’effet que produisait sa question, mais il tâcha de faire bonne contenance.

–Eh bien! quoi? reprit-il; ce nom est-il donc si extraordinaire?… Ensuite, celui qui l’a porté en porte peut-être un autre à cette heure, car on assure qu’il en change souvent.

Sans doute l’explication donnée par le vagabond était des plus maladroites et elle accrut encore l’agitation des deux Espagnols. Antoine cherchait un moyen de réparer l’imprudence qu’il semblait avoir commise, quand Diégo lui demanda d’un ton rude:

–Que savez-vous de Francesito? Que voulez-vous à Francesito?

–Moi! rien, balbutia le pauvre Loustaud; on parle de lui. dans les gîtes, dans les carrières, partout. et naturellement. j’ai désiré le connaître.

Hombre, dit à son tour l’homme au manteau, tu es un traître. on t’a donné des piastres pour trahir Francesito. Avoue-le, sinon io te perce le corazon!

Et il appuya la pointe de son couteau sur la gorge d’Antoine.

–Mais non, mais non, bégaya Loustaud, je ne trahis personne et je n’ai pas reçu de «piastres», je vous assure. Si je désire me trouver avec Francesito, c’est dans son intérêt à lui, c’est pour lui apprendre des choses. qui lui feront plaisir.

–Entends-tu? il avoue! reprit l’homme au manteau en se tournant vers Diégo.

Comme celui-ci demeurait irrésolu, une espèce de sifflement, d’un caractère bizarre, s’éleva au dehors, paraissant sortir du sein même de la rivière. Antoine ne donnait aucune attention à cette circonstance, mais elle eut une influence décisive sur la détermination des deux Espagnols. Ils échangèrent encore quelques mots avec volubilité; puis, ils se jetèrent à l’improviste sur le vagabond, l’enlevèrent dans leurs bras et, tandis que l’un lui posait une main sur la bouche pour l’empêcher de crier, l’autre le contenait avec vigueur. Ils le transportèrent ainsi dans la galerie en ruines, qui conduisait à la porte d’eau, et sans hésitation, ils le lancèrent dans la rivière, très profonde en cet endroit.

Au moment de la chute, Antoine avait senti dans le côté un choc qu’il crut d’abord être un coup de poing; c’était un coup de navaja que lui avait porté l’homme au manteau effiloqué. Par bonheur, le scélérat, dont une main était occupée à comprimer la bouche de la victime, n’avait pu bien diriger son arme qui ne fit qu’effleurer les chairs. Cependant, Antoine poussa un cri de douleur, aussitôt étouffé par l’eau qui se refermait sur lui, et ses deux assassins eurent sujet de croire qu’il avait reçu une mortelle blessure.

Tout cela s’était passé si vite, avec si peu de bruit, qu’aucune alarme n’avait pu se répandre dans les bâtiments de l’Hôtel-Dieu et dans les cagnards de l’une et de l’autre rives.

Le pauvre Antoine avait disparu sous les flots; mais hâtons-nous de dire qu’il était excellent nageur, et la douleur de sa blessure ne faisait qu’activer les fonctions de ses membres. Après avoir bu démesurément de l’eau de Seine, il revint à la surface et aspira une gorgée d’air. Il se garda bien toutefois de pousser un nouveau cri de détresse; il était seulement à quelques pas de ses meurtriers qui, sans doute, voulaient s’assurer de ce qu’il devenait et qui, à coups de pierres ou de bâton, pouvaient avoir la fantaisie de l’achever.

Il feignit de se débattre convulsivement comme une personne qui se noie; mais il manœuvrait pour s’éloigner au plus vite des deux Espagnols et il en fut bientôt à une certaine distance.

Que faire maintenant? On était au mois de septembre, et l’eau avait une désagréable fraîcheur. Antoine conçut d’abord l’idée de gagner l’autre rive et de chercher asile dans le bateau de Brai-Sec; mais, outre que Brai-Sec devait être parti déjà avec ses passagers, il eût fallu donner sur sa mésaventure des détails que le vagabond jugeait sage de tenir secrets. Il résolut donc de se laisser aller au courant, et, après avoir passé le Petit-Pont, d’aborder sur quelque point désert du quai Saint-Michel.

Son plan arrêté, il suivit à la nage le fil de l’eau, en prenant soin de se tenir le plus possible à l’ombre des bâtiments. Grâce à ces précautions, rien ne décelait sa présence, quand l’espèce de sifflement qu’il avait entendu déjà s’éleva de rechef, et cette fois tout près de lui.

Antoine se borna aux mouvements indispensables pour ne pas couler à fond, et regarda. Une tète humaine flottait à la surface de l’eau, et on pouvait croire qu’il s’agissait d’un de ces nombreux noyés dont les suicides ou les assassinats sèment le fleuve parisien. Mais il s’aperçut bientôt que cette tête ne cédait pas au courant; elle le remontait au contraire, comme si elle appartenait à un nageur habile et vigoureux.

Loustaud n’eut que quelques secondes pour faire ses observations; le nageur, quel qu’il fût, ne tarda pas à se perdre dans les ténèbres, en paraissant se diriger vers les cagnards.

–Je parierais, murmura le vagabond, que celui-là va rejoindre mes coquins d’Espagnols! C’est lui sans doute qu’ils attendaient et dont le signal les a mis en émoi!. Sacrebleu! voilà bien des mystères et de vilains mystères, j’imagine!. Merci, comme on y va! A peine ai-je prononcé le nom de ce damné Francesito qu’on me flanque à la rivière, sans explication, en y ajoutant un coup de couteau. Cette affaire commence bien et promet pour l’avenir!. C’est que ma blessure me cuit en diable et il me semble que toute l’eau de l’univers m’entre dans le corps par l’ouverture!

En pestant ainsi, Antoine avait passé sous les arches du Petit-Pont et longeait le quai Saint-Michel. Il profita du premier escalier qui se présenta pour aborder. Néanmoins, avant de monter sur le quai, il s’arrêta un moment pour reprendre haleine et aussi pour permettre à ses habits ruisselants d’eau de s’égoutter un peu.

Il était environ deux heures du matin, et aucun regard importun ne pouvait gêner le vagabond. Sa situation ne lui semblait pas moins triste. Une brise, très fraîche, qui soufflait aux approches du jour, le faisait grelotter; il n’avait jamais mieux mérité son surnom de Morfondu.

Tout en tordant du mieux qu’il pouvait ses piteux vêtements de toile, il inspecta sa blessure. Le couteau, nous le répétons, avait glissé le long des côtes et n’avait produit qu’une égratignure insignifiante, quoique passablement douloureuse; en revanche, la blouse et la chemise d’Antoine offraient des solutions de continuité toutes nouvelles.

–Mille tonnerres! disait-il, ces bandits m’ont détérioré mes hardes, comme si j’en avais de rechange!. Et ma casquette, qu’est-elle devenue? Une casquette superbe, dont la visière tenait encore!… Les gueux, me l’auraient-ils volée?. Ah çà! où passer le reste de la nuit? Si une patrouille me rencontrait, elle serait capable de me ramasser et de me ramener. où j’étais hier au soir!

Il se mit à réfléchir; bientôt, avec la rapidité de décision que donne l’habitude des mésaventures, il reprit résolument:

–Bah! je vais marcher et en marchant mes effets sécheront sur moi. Il me reste quelques pièces blanches que m’a données le fils du général, et, demain au jour, j’irai au Temple m’acheter une casquette neuve. peut-être même une blouse, si l’on n’en demande pas trop cher. Oui, oui, marchons, cela me réchauffera!

Et le pauvre hère, nu-tête, laissant derrière lui une trace humide pendant que ses mauvais souliers rendaient à chaque pas un son mouillé, se lança dans l’interminable dédale des rues de Paris. En courant ainsi, sans savoir où aller, il disait tout bas:

–La vie que je mène a bien ses inconvénients; n’importe! je n’en changerai pas. Et quant au fils du général, qui prétend m’entortiller dans sa méchante affaire, je ne veux plus en entendre parler. Qu’il s’arrange!. Une si jolie casquette!

Les cagnards de l'Hôtel-Dieu de Paris

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