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I
LE VAGABOND

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Table des matières

Un pauvre diable, arrêté pour délit de vagabondage, comparaissait devant le tribunal de police correctionnelle, au Palais de Justice à Paris. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, d’aspect misérable. Ce que l’on voyait de son costume consistait en une méchante blouse bleue, de propreté douteuse. Un mouchoir de couleur, tordu autour de son cou, s’efforçait de cacher l’absence de tout linge. Il tortillait entre ses doigts une vieille casquette de drap noir, dont la visière en carton vernissé était cassée en plusieurs endroits. Malgré cet équipement piteux, les traits du délinquant n’avaient aucune expression sinistre; ils trahissaient l’insouciance, la paresse, l’abandon de soi-même, plutôt que la scélératesse. Ses petits yeux gris ne manquaient pas d’intelligence, et son langage annonçait une certaine éducation. Son attitude devant les juges était modeste jusqu’à l’humilité, et rien ne décelait en lui un homme dangereux sur lequel la loi dût exercer toutes ses rigueurs.

Aussi, après un court interrogatoire, le président prononça-t-il l’acquittement du prévenu, et il lui adressa la petite admonestation suivante:

–Antoine Loustaud, vous êtes un vagabond incorrigible et voilà plusieurs fois que vous comparaissez devant moi. Bien qu’on n’ait relevé contre vous aucune faute grave, vous avez, à ce qu’il paraît, des fréquentations mauvaises et qui peuvent vous mener loin, songez-y. Pour cette fois, vous allez être remis en liberté, parce que vous avez été réclamé par une personne honorable.

Antoine Loustaud, qui écoutait, les yeux baissés, se redressa vivement:

–Une personne honorable me réclame? murmura-t-il, voilà du nouveau! Il y a bien longtemps que je ne connais plus de personnes honorables.

Le président n’eut pas l’air d’avoir entendu cette observation.

–Tàchez de vous rendre digne de l’intérêt qu’on vous porte, continua-t-il, et que je ne vous revoie plus ici. Huissier, appelez une autre cause.

Antoine Loustaud eût fort désiré savoir le nom de son protecteur inconnu, mais les gardes municipaux, qui tout à l’heure veillaient de si près sur lui, le poussaient dehors avec rudesse.

Il se contenta donc d’adresser un mot de remerciement à ses juges, et remettant sa casquette à la visière cassée, il se perdit au milieu de la foule qui assistait à l’audience.

D’abord, il était tout joyeux de se sentir libre après avoir passé quarante-huit heures en prison; mais certaines réflexions ne tardèrent pas à l’assaillir et, fort embarrassé de sa personne, il se mit à errer dans le Palais de Justice.

On était alors au commencement du règne de Louis-Philippe, époque troublée où peu de mois s’écoulaient sans amener une émeute à Paris. Le Palais conservait sa physionomie sombre et lugubre du moyen âge. Les beaux bâtiments neufs qui, avec la salle historique des Pas-Perdus, devaient être plus tard incendiés par la Commune, n’existaient pas encore. Au fond de ces galeries noires et silencieuses, on voyait se glisser comme des ombres quelques avocats en robe ou des soldats de garde. Parfois un éclat de voix éveillait d’une manière sinistre les échos de l’immense édifice.

Ce fut dans une de ces galeries que se réfugia Antoine Loustaud, après avoir traversé la bruyante grand’salle où les regards gênaient sa misère, et il marmottait tout bas:

–Il est bon, là, le président! «qu’on ne me revoie plus!» Et que diable veut-il que je devienne? Si l’on ne m’avait pas lâché, je serais à cette heure devant une bonne soupe et un plat de haricots; j’aurais la certitude de coucher dans un lit la nuit prochaine. Au lieu de cela, j’ai faim, j’ai soif, et il ne reste plus qu’un sou. un seul, dans mon gousset. Bah! poursuivit-il aussitôt avec un geste de philosophie, je vais acheter pour un sou de pain; je boirai à la fontaine publique, et la nuit prochaine, je coucherai sur un banc de promenade ou sous l’arche d’un pont. Quant à demain. ma foi! demain on verra.

Malgré l’insouciance qu’il affectait vis-à-vis de lui-même, il n’avait pas précisément des idées couleur de rose, lorsqu’il remarqua une personne qui le suivait depuis un moment et l’observait d’un air de curiosité. Antoine, avec la défiance ordinaire des misérables, se détourna et allait se remettre en marche; on se décida enfin à l’accoster.

–Monsieur Antoine Loustaud, dit-on d’une voix bienveillante, c’est moi qui vous ai recommandé au président du tribunal et qui ai réclamé votre acquittement.

Le vagabond examina celui qui parlait, grand jeune homme aux traits réguliers et agréables, quoique pleins d’énergie. L’inconnu était mis avec élégance selon la mode du temps, et ses vêtements noirs, ainsi que le crêpe de son chapeau, annonçaient qu’il était en deuil. Ses manières, comme son costume, trahissaient un homme du meilleur monde.

Antoine vit tout cela d’un coup d’œil et s’empressa d’ôter sa casquette.

–Bien grand merci, monsieur, dit-il avec une fausse gaieté; mais, voyez-vous, vous auriez pu trouver quelque chose de mieux pour le moment. Me voilà sur le pavé, et rien dans l’estomac. Cependant je ne suis pas ingrat, et s je savais à qui je dois ce service.

–Mon nom ne fait rien à l’affaire. Vous avez faim et soif, dites-vous; eh bien, monsieur Antoine Loustaud, n’y a-t-il pas des restaurants dans le voisinage?

–Certainement il y en a. et des restaurants, et des gargotes, et des zincs, et tout. seulement, vous savez, faute de monnaie.

–En ce cas, venez, dit l’inconnu; vous allez dîner, puis nous causerons.

Il se dirigea vers le grand escalier du Palais et Loustaud le suivit à distance, car, dans son humilité, il comprenait fort bien qu’il ne pouvait se montrer en public à côté de l’élégant jeune homme. Ils descendirent ainsi l’escalier, traversèrent la cour de l’Horloge, la place du Palais, et l’inconnu s’avança vers un restaurant de bonne apparence, situé à l’angle de la place. Comme il posait la main sur le bouton de la porte, Antoine se hâta de le rejoindre.

–Monsieur, monsieur, à quoi pensez-vous? dit-il tout bas. Si j’entre là-dedans, les garçons me mettront à la porte.

L’inconnu s’arrêta.

–Alors, conduisez-moi vous-même.

–Par ici donc. Je sais un bon endroit.

Le vagabond marcha rapidement vers une boutique de gargotier marchand de vin, dans une des maisons les plus vieilles et les plus délabrées de la vieille rue de la Barillerie. Là, il entra, sans hésitation, car aussi bien la porte était béante et quelques buveurs causaient debout autour du comptoir.

Telle était la mauvaise mine du pauvre Loustaud, que, même là, on ne paraissait pas disposé à l’accueillir favorablement. Le marchand de vin s’avançait déjà en fronçant le sourcil, quand le jeune homme en deuil entra à son tour et demanda «un salon particulier». Aussitôt on les introduisit dans une espèce d’arrière-boutique où régnait une odeur indélébile de vin et de tabac, et on s’informa de ce qu’il fallait servir.

–Pour monsieur seulement, répliqua l’inconnu en s’asseyant avec un dégoût visible sur une chaise branlante; tout ce qu’il voudra. excepté des liqueurs fortes.

–Ça tombe à merveille, reprit Loustaud sans s’offenser de la restriction; j’ai horreur de l’eau-de-vie, et bien m’en prend, car lorsque l’on aime ces choses-là, on se grise, et, quand on est gris, on fait des coquineries. Les trois quarts des crimes proviennent de l’ivresse. Je sais cela, moi, et c’est peut-être à ce que je ne suis pas ivrogne, que je dois de ne pas être gredin.

On apporta toutes sortes de mets, plus ou moins appétissants, et tandis que le vagabond y faisait honneur avec un merveilleux appétit, l’inconnu se mit à fumer un cigare.

Le repas fut long. Antoine Loustaud mangeait avec lenteur, en homme qui n’avait pas l’habitude de se garnir complètement l’estomac et qui voulait savourer les choses délicates étalées devant lui. Ce qu’il engloutit de nourriture eût suffit pour rassasier trois hommes ordinaires. En revanche, comme il l’avait annoncé, il se montra très sobre sur le chapitre des boissons; ce fut à peine s’il but une bouteille de vin bleu, encore y mit-il de l’eau en proportion copieuse.

Le jeune homme en deuil attendait avec une vive impatience. Néanmoins, il se taisait, et ce fut seulement quand Antoine, après avoir vidé tous les plats, s’éloigna un peu de la table d’un air de béatitude, qu’il dit, en lui offrant un cigare:

–Fumez-vous?

–Non, merci; ça coûte trop cher. A quoi bon se créer des besoins qu’on ne pourrait contenter? On a déjà tant de mal à se mettre quelque chose sous la dent tous les jours. ou tous les deux jours!

–Alors, vous pouvez m’écouter?

–C’est de droit; vous m’avez si bien régalé!

L’inconnu ne se pressa pas de parler; il continuait d’examiner Antoine, comme s’il cherchait dans quelle mesure il pouvait se confier à cet homme douteux. Enfin il reprit, en pesant ses paroles:

–Je vous connais bien, Antoine Loustaud, et vous n’étiez pas né pour l’abjection où je vous vois. Vous appartenez à une honnête famille, et vous avez reçu une certaine éducation; vous avez été instituteur, puis comptable dans une maison de commerce. Vous êtes venu depuis une quinzaine d’années à Paris, où vous auriez pu vivre dans une position convenable, quoique modeste. Malheureusement une paresse incorrigible, un goût irrésistible pour le vagabondage, vous ont toujours empêché de conserver un emploi. Vous ne pouviez vous astreindre à aucun travail assidu. Aussi êtes-vous tombé, de chute en chute, au dernier degré de l’avilissement. Vous n’avez été compromis, il est vrai, dans aucune affaire criminelle, mais vous avez été condamné dix-huit fois comme vagabond, et vous savez à qui vous devez de n’avoir pas été condamné aujourd’hui pour la dix-neuvième.

Antoine écoutait tranquillement ces détails biographiques, comme s’il se fût agi de tout autre que lui.

–C’est pourtant vrai ce que vous dites là, répliqua-t-il avec une sorte de bonhomie; oui, il m’eût été facile de tirer mon épingle du jeu; mais que voulez-vous? C’est plus fort que moi; je ne peux, comme vous dites, m’astreindre à aucun travail. J’ai essayé de tout et je ne me suis fixé à rien. J’en paye les pots cassés, car il y a des moments diablement durs à passer!. Mais, au fait, comment savez-vous tout cela?

–Vous oubliez que j’ai pu voir votre dossier au greffe du tribunal. Enfin, Antoine Loustaud, je vais vous demander un service; êtes-vous prêt à me le rendre?

–Un service! Quel service? reprit le vagabond qui devint froid et défiant tout à coup.

L’inconnu hésita.

–Bon! je vois de quoi il retourne! poursuivit Antoine sèchement; vous êtes de la rousse, n’est-ce pas, et vous allez me proposer d’entrer dans l’administration? Votre serviteur! je ne mange pas de ce pain-là.

Le jeune homme en deuil ouvrit de grands yeux étonnés.

–La rousse! répéta-t-il; ah! c’est la police que vous appelez ainsi?

Antoine fit un signe affirmatif.

–Ai-je donc l’air d’appartenir à la police? Non, non, la police n’est pour rien dans ce que je vous propose; tout se passera entre nous deux, et, je vous le répète, vos services seront généreusement récompensés.

–A la bonne heure! comme ça on peut marcher. De quoi s’agit-il?

L’inconnu rapprocha sa chaise de celle d’Antoine.

–Monsieur Loustaud, demanda-t-il tout bas, est-il vrai que, sans participer en rien à leurs crimes, vous connaissez tous les voleurs, tous les assassins de Paris, même les plus redoutables?

La défiance du vagabond s’éveilla de nouveau.

–Pourquoi cette question? reprit-il; à la vérité on rencontre çà et là dans les gîtes, dans les fours à plâtre, dans les carrières, un tas de gens qui ne valent pas deux sous; mais je ne me mêle pas de leurs affaires, et, comme ils n’auraient rien à y gagner, ils ne se mêlent pas des miennes.

–Vous les connaissez, pourtant?

–Quelques-uns. Tenez, un de ces coquins vous a malmené et vous voulez le faire pincer, lui faire couper le cou peut-être. n’est-ce pas cela?

–Au contraire, répliqua le jeune homme en deuil; un de ceux dont vous parlez m’intéresse particulièrement; je veux le retrouver, et, s’il est possible, le retirer de l’abîme où il est tombé.

Les cagnards de l'Hôtel-Dieu de Paris

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