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IV
LA SALLE DES MORTS

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Table des matières

A cette époque, encore peu éloignée de nous, l’Hôtel-Dieu resserrait entre ses vastes bâtiments tout le petit bras de la Seine. Le quai Saint-Michel ne fut percé que plusieurs années plus tard, et, des deux côtés, les constructions du grand hospice parisien baignaient leur pied dans l’eau. La circulation était donc complètement interrompue en cet endroit et les bateaux eux-mêmes ne s’engageaient que rarement sur ce bras de la rivière. Deux ponts, ainsi que de nos jours, mettaient en communication la rive droite et la rive gauche. L’un, le Pont-au-Double, actuellement débarrassé des bâtiments parasites, était alors couvert en partie et supportait des salles et des corridors. L’autre, le pont Saint-Charles, consistait, comme aujourd’hui, en une passerelle en bois complètement couverte, et réservée au service de l’hôpital.

La rivière, ainsi encaissée, envahissait à la moindre crue les salles souterraines ou cagnards de l’Hôtel-Dieu, situées à droite et à gauche, presque au niveau des basses eaux. Mais ces cagnards qui, dit-on, ont contenu, avant la révolution de1789, de nombreux malades, étaient abandonnés depuis longtemps. Le curieux, qui se hasardait en bateau sur cette partie du petit bras, pouvait voir, à travers les grilles des portes et des fenêtres, les galeries délabrées, les lourds arceaux, l’entrée des caveaux en ruines, qui s’étendent sous l’antique édifice. Les murs étaient noirs, rongés de salpêtre et de mousse gluante. Les constructions qui s’élevaient de chaque côté du canal n’y laissaient jamais pénétrer l’air et le soleil.

C’était dans cette sinistre enceinte que venait de s’engouffrer le bateau de Brai-Sec, et elle devait former comme une grande tache d’ombre au milieu de Paris illuminé. A peine si, en levant les yeux, on apercevait une mince bande du ciel diamanté d’étoiles. Seulement, sur les façades, on distinguait quelques fenêtres faiblement éclairées; là étaient des salles de malades, où la charité veillait au chevet de la souffrance.

Au milieu de ces ténèbres, il devenait assez difficile de s’orienter; mais les localités semblaient être trop familières à Brai-Sec pour qu’il éprouvât le moindre embarras. Comme la barque passait sous le pont Saint-Charles, qui, à cette heure de nuit, rappelait, par sa forme, le pont des Soupirs sur le Lido de Venise, le batelier se pencha vers Antoine:

–Où veux-tu qu’on te dépose, Morfondu? chuchota-t-il.

–Là. sur la rive droite. à la petite porte d’eau.

–Ça se trouve à merveille, ces messieurs ont affaire sur l’autre rive.

Le batelier donna avec précaution quelques coups de rames et bientôt la barque se heurta contre un perron de pierre. Une grille en fer, d’apparence solide, formait la porte à laquelle conduisait ce perron; mais Brai-Sec savait que l’obstacle n’arrêterait pas son passager, et en effet, Antoine sauta sans hésitation sur les degrés.

–Merci, camarade, dit-il d’un ton humble; n’oublie pas de me prendre demain au jour.

–Si tu y es, répliqua Brai-Sec en ricanant; tiens, il faut que je te donne un bon avis. Méfie-toi!

Le vagabond, alarmé, sembla vouloir demander des explications; mais déjà le bachot s’éloignait et disparaissait dans la nuit.

Laissons Antoine Loustaud sur les marches de la porte d’eau, où nous le rejoindrons plus tard, et accompagnons le docteur et l’artiste au lieu de leur destination.

Ce lieu n’était pas éloigné; dès qu’on eut traversé le canal, l’avant de la barque rencontra de nouveau un escalier de pierre, qui conduisait encore à une porte d’eau, fermée par une grille. On s’arrêta et «les marchands» mirent pied à terre avec précaution.

Quand ils furent solidement installés sur les marches, le docteur dit tout bas:

–Attendez-nous là, Brai-Sec, et tâchez de ne pas vous endormir, si c’est possible.

Le batelier répondit par un murmure d’acquiescement, et se coucha au fond du bachot où il demeura, éveillé ou non, dans une complète immobilité.

On ne songeait déjà plus à lui. L’un des commerçants, avançant la bouche entre les gros barreaux de la grille, fit entendre un psssst très prolongé, mais tellement circonspect qu’il ne pouvait troubler l’écho délicat de cette espèce d’abîme. Néanmoins, le signal ayant été répété, quelque chose bougea dans l’intérieur des cagnards et une voix timide demanda:

–Est-ce vous, messieurs? Vous êtes bien en retard aujourd’hui!

–Oui, oui, c’est nous, Bousquin, répliqua le docteur, ouvrez donc.

Une clef s’introduisit dans la massive serrure qui céda facilement, et la grille tourna sans bruit sur ses gonds rouillés, comme si l’on eût pris d’avance la précaution de graisser gonds et serrure. Les deux commerçants entrèrent, mais ils n’en furent pas plus avancés; la nuit était si profonde qu’ils ne voyaient même pas la personne qui venait de parler.

–Ah çà! Bousquin, demanda le docteur avec impatience, pourquoi n’avez-vous pas apporté de lumière?. Est-ce qu’il n’y a pas de «marchandises» ce soir?

–Si, si, monsieur; j’ai même un superbe choix à vous offrir. Mais je n’ai pas osé prendre de lanterne, car on pourrait nous voir de la salle Sainte-Marthe qui est en face, et nous avons un directeur si «regardant!»

–Alors comment voulez-vous que nous jugions de votre choix de marchandises? Nous ne pouvons acheter chat en poche.

–Tenez-vous par la main, messieurs, et je vais vous conduire dans un endroit où j’ai laissé de la lumière.

–Ah çà! demanda l’artiste avec inquiétude, est-ce que nous allons à la salle des.

–Pourquoi pas? ricana le docteur; nous serons plus tranquilles dans cette salle que partout ailleurs.

–Bon pour vous, qui êtes médecin, chirurgien, opérateur, que sais-je?. Mais moi, homme du monde, nerveux et délicat.

–Vous moquez-vous, monsieur l’homme du monde?. Morbleu! puisque vous êtes si nerveux, il fallait rester auprès de Zélie!

L’artiste se raidit contre sa faiblesse.

–Marchons, dit-il.

Et il glissa sa main dans celle du docteur qui, à son tour, avait pris celle de Bousquin.

En se tenant ainsi, on marcha avec lenteur au milieu des ténèbres. On était dans un lieu plein de pierres et de décombres; mais Bousquin, qui servait de guide, avertissait les autres à voix basse, chaque fois qu’un obstacle se présentait. Le docteur ne se départait pas de son calme imperturbable; en revanche, plus l’on avançait, plus le malaise du pauvre artiste paraissait augmenter. Une sueur froide coulait sur son front, et tout son corps frémissait. On eût dit que, dans cette obscurité, des spectres hideux, des fantômes menaçants se dressaient devant lui, et ces hallucinations de son esprit malade se trouvèrent bientôt moins effrayantes encore que la réalité.

Une porte s’ouvrit; on pénétra dans une immense salle voûtée, dont une lanterne allumée ne pouvait éclairer les sinistres profondeurs et où régnait une odeur étrange.

Cette salle, qui, même en plein jour, ne devait recevoir qu’une lumière très insuffisante par d’étroits soupiraux, était partagée en deux parties. L’une formait une sorte de chapelle, avec son autel modeste qui rappelait celui d’une église de village, avec son christ en cuivre et ses candélabres dédorés. L’autre, séparée de la première par une légère balustrade, et dans laquelle on descendait au moyen de cinq ou six marches, était beaucoup plus vaste. Elle contenait deux longues files de caisses noires, à dos bombé, espacées régulièrement. En tête de quelques-unes, il y avait des étiquettes de papier soutenues par des tringles de fer. Dans un coin, on entrevoyait un monceau de caisses en bois, ayant la forme allongée et caractéristique des cercueils.

Cette salle, qui existe encore aujourd’hui, bien que notablement diminuée depuis la démolition partielle des cagnards de la rive gauche, était la salle des morts de l’Hôtel-Dieu.

Ce lieu funèbre produisait une impression d’horreur. Quoique l’on ne vît pas de cadavres, on les devinait nombreux et livides, dans ces caissons noirs; l’air lourd de la salle semblait chargé de leurs émanations. Le silence de ce souterrain, où le moindre son de voix était répété d’une manière mystérieuse, cette lumière tremblotante qui donnait aux objets des proportions fantastiques, tout éveillait l’idée d’un sépulcre où les vivants ne pouvaient pénétrer sans profanation.

Aussi l’artiste, en se trouvant dans cette partie de la salle qui servait de chapelle, éprouva-t-il un redoublement de faiblesse. Le cœur lui manqua, et il tira de sa poche un mouchoir imbibé de parfums qu’il se mit à respirer.

Le docteur restait impassible et examinait le guide qui venait d’allumer un nouveau flambeau.

Ce guide avait une figure basse et vulgaire et ne devait être rien de plus qu’un infirmier ou un employé d’ordre inférieur à l’Hôtel-Dieu. Enveloppé presque en entier d’un tablier de toile, qui était semé de taches noirâtres, il semblait avoir dans ses attributions la surveillance de la salle des morts.

–Ah çà! Bousquin, lui dit le docteur, est-ce que vous êtes seul ce soir?

–Mon camarade Millot fait le guet à l’entrée du pont Saint-Charles, car une ronde pourrait nous surprendre; on est tant mouchardé!. C’était bien plus commode, quand nous commercions là, par les fenêtres qui donnent sur la rue de la Bûcherie! Mais la police s’est défiée et on a posé des treillis de fer où je ne passerais pas le petit doigt.

–Ce qui nous oblige, répliqua le docteur, à venir par la rivière, où l’on est exposé à toutes sortes de mauvaises rencontres. Mais, hâtons-nous. Bousquin, qu’avez-vous aujourd’hui?

Bousquin déposa sur l’autel le flambeau qu’il venait d’allumer et alla prendre dans un vieux cercueil, son magasin ordinaire, deux paquets qu’il apporta avec empressement. L’un, assez exigu, était plié dans un journal; l’autre, beaucoup plus volumineux, avait pour enveloppe un morceau de toile. Il les ouvrit tous les deux, étala le contenu sur l’autel et dit, avec la satisfaction d’un vendeur qui est sûr de l’excellence de sa marchandise:

–Examinez-moi cela. c’est du numéro un; on peut en juger!

Le petit paquet contenait des dents humaines, dont plusieurs conservaient encore leurs gencives sanglantes, mais qui toutes étaient blanches, saines et avaient dû appartenir à des sujets jeunes et vigoureux. Dans l’enveloppe de toile se trouvaient de belles chevelures de femmes, les unes noires comme l’aile d’un corbeau, les autres blondes comme les blés ou dorées comme les épis de maïs. Il y en avait même une très longue et d’une blancheur de neige, rareté qui excita tellement l’admiration de l’artiste qu’il en oublia pour un moment ses terreurs.

Alors on se mit à débattre les conditions d’un marché infàme et sacrilège. L’infirmier Bousquin, on l’a compris sans doute, faisait marchandise de la dépouille des morts confiés à sa garde. Quant aux deux acheteurs, l’un le docteur, était tout bonnement un dentiste, réputé dans Paris pour ses râteliers de dents naturelles; l’autre, l’artiste, n’était rien de plus qu’un «artiste capillaire» ou coiffeur, qui, dans son élégante boutique, vendait chèrement les chevelures des pauvres femmes mortes à l’Hôtel-Dieu.

Bousquin aimait l’argent; mais le prétendu docteur et l’artiste en cheveux étaient non moins avides et voulaient que la grandeur des profits compensât les périls de ce commerce. Aussi un débat très vif s’engagea-t-il sur les conditions dû marché. Comme vendeur et acheteurs s’animaient, un bruit assez prolongé, semblable à un gémissement, se fit entendre dans la partie inférieure de la salle où se trouvaient les caisses noires.

Le coiffeur tressaillit et se redressa tout pâle.

–Entendez-vous? balbutia-t-il; on dirait que quelqu’un se plaint là-bas!

Bousquin haussa les épaules.

–Bah! répliqua-t-il, ceux qui sont là-bas n’ont plus l’idée de se plaindre, je vous le garantis. Voyons! vous me donnerez bien cent sous de cette belle tignasse blanche, qu’on dit que ce sont les plus recherchées?

Le marchand de cheveux, rappelé au sentiment de sa profession, reprit le débat sur nouveaux frais, tandis que le dentiste, de son côté, accusait l’infirmier de surfaire une douzaine d’incisives, nacrées et brillantes comme des perles. La discussion s’étant ranimée, l’espèce de gémissement, qu’on avait entendu déjà, se répéta et, cette fois d’une manière si bruyante, si distincte, que tout doute devenait impossible.

–Tenez. encore! dit l’artiste épouvanté en se tournant vers les caisses noires; certainement il y a là quelqu’un qui pousse des plaintes. Je veux partir, laissez-moi m’en aller!

Il tremblait de tous ses membres, et se serait enfui s’il eût pu se diriger dans l’obscurité. Le dentiste lui-même montrait quelque inquiétude; mais Bousquin, après avoir écouté, reprit tranquillement:

–Cela part de la salle Sainte-Jeanne. Quelque malade qui fait des simagrées pour tourner de l’œil!

–Non, non, répliqua le coiffeur affolé et tout près de tomber en faiblesse; le bruit part des cercueils. Mon Dieu! les morts seraient-ils offensés de notre trafic? On dit qu’il y en a qui reviennent pour.

Un éclat de rire du dentiste et de Bousquin empêcha l’artiste capillaire d’achever sa pensée; mais, en dépit de ces moqueries, il restait inquiet, agité, regardant fréquemment derrière lui. Pendant que l’odieux marché se poursuivait, il croyait toujours entendre des plaintes vagues, dés cris étouffés, des remuements inexplicables.

Les cagnards de l'Hôtel-Dieu de Paris

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