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VII
L’HÔTEL VAN BALEN
ОглавлениеAujourd’hui, la rue de la Santé, qui s’étend derrière le Val-de-Gràce, est entièrement bâtie et ne diffère en rien des autres rues du quartier. Mais au temps où s’est passée cette histoire, elle contenait seulement quelques maisons et était bordée par des terrains vagues ou des murs de jardins.
Parmi ses rares maisons, se trouvait un grand et somptueux hôtel, qui semblait avoir été, au siècle dernier, la villa d’un fermier général. Il était séparé de la voie publique par une grille en fer, doublée de planches, qui ne permettait de voir que ses œils-de-bœuf ouvragés et son toit en ardoises. Il avait pour dépendance un parc magnifique, planté d’arbres centenaires; et, mème à cette époque, on s’étonnait de rencontrer, dans l’enceinte de Paris, d’aussi beaux ombrages.
Cette habitation appartenait alors à un ancien banquier hollandais, que l’on disait dix fois millionnaire. Le baron van Balen, c’était son nom, l’avait achetée quelques années auparavant et était venu s’y établir avec sa famille. Il avait dépensé des sommes considérables en embellissements, tant dans les bâtiments que dans le parc, et on vantait beaucoup notamment ses splendides serres, où prospéraient les plantes les plus précieuses et les plus rares des pays tropicaux.
La position de M. van Balen était nette, claire, connue de tous ceux qui l’approchaient. Il avait quitté Rotterdam avec sa famille, parce que le climat froid et humide de la Hollande ne convenait pas à sa fille unique, mademoiselle Frédérica, dont la santé était gravement altérée. Il comptait trouver à Paris une température plus clémente pour la jeune malade; et les serres, où croissaient des palmiers, où régnait, été comme hiver, une chaleur constante, avaient surtout pour destination de servir de demeure à la jeune fille étiolée. En effet, pendant quelques’années, surtout pendant les saisons rigoureuses, Frédérica n’avait presque pas quitté l’asile délicieux qu’elle devait à la tendresse paternelle. On y réunissait tout ce qui pouvait l’occuper, la distraire, et elle y vivait dans un continuel printemps. Peut-être ce régime présentait-il des inconvénients réels; mais il avait fort bien réussi à la fille du banquier. Bientôt elle ne s’était plus tenue confinée exclusivement dans les serres; elle courait volontiers dans les jardins où le baron, horticulteur passionné comme la plupart des Hollandais, cultivait lui-même des fleurs. Enfin, chaque jour, quand le temps le permettait, elle; sortait en voiture avec sa mère, et, en la voyant fraîche, rose, souriante, on pouvait constater que les symptômes qui avaient tant alarmé ses parents avaient disparu sans retour.
Avant d’introduire le lecteur dans cette belle demeure de la rue de la Santé, disons quelques mots encore de ses principaux habitants.
Rien de simple et de patriarcal comme l’intérieur de la famille archimillionnaire. L’opulence dont elle jouissait ne nuisait en rien à la bonhomie de ses habitudes. Le baron, depuis qu’il avait renoncé aux comptes courants, au doit et avoir de sa maison de banque, ne semblait plus s’occuper que de deux choses au monde, sa fille et ses fleurs. C’était un homme de cinquante ans, court, replet, à figure froide, mais bienveillante. Il allait et venait sans cesse dans les jardins ou les serres, un chapeau de paille sur la * tête, une bêche ou un sécateur à la main. Quand il sortait; par hasard, au lieu de prendre sa belle voiture armoriée, que flanquaient des laquais galonnés sur toutes les coutures, il se promenait à pied, revêtu d’une grande redingote bleue et appuyé sur un jonc à pomme d’or, comme le plus humble rentier du faubourg Saint-Jacques.
La baronne n’était pas moins modeste dans sa mise et dans ses goûts. Elle avait l’apparence d’une grosse ménagère flamande, toujours habillée d’étoffes lourdes aux couleurs sombres, coiffée d’un bonnet de linge blanc sous lequel on voyait une figure large, béate, impassible, et des yeux bleus, ternes, dont les paupières semblaient appesanties par le sommeil. Elle ne quittait jamais Frédérica, qui était son idole et dont elle avait l’air d’être la gouvernante plutôt que la mère. Le reste de la maison partageait cette simplicité des maîtres, et les domestiques, hommes et femmes, originaires aussi de la Hollande, conservaient à Paris les allures lentes et paisibles qui caractérisent leur race.
Quant à Frédérica, la divinité de ce temple, l’objet des affections, du respect, du dévouement de tous, nous ne tarderons pas à la présenter au lecteur
La famille van Balen était très charitable, et, deux fois par semaine, elle faisait aux pauvres une abondante distribution d’aumônes. A une heure déterminée, que connaissaient bien les mendiants, la porte de la première cour s’ouvrait toute grande, et entrait qui voulait. Sous le porche, les gens de la maison servaient de la soupe chaude dans des écuelles d’étain à quiconque en demandait; puis, on répartissait entre les clients la desserte des maîtres du logis, desserte qui était mise chaque jour en réserve pour cet usage. Enfin, pour clore ces libéralités, madame van Balen et sa fille apparaissaient elles-mêmes sous le vestipule, et Frédérica remettait aux pauvres des secours en argent, proportionnés à leurs besoins ou à l’intérêt qu’ils inspiraient. Tout cela, grâce à l’esprit d’ordre et de méthode des domestiques hollandais, s’accomplissait avec une régularité merveilleuse; jamais de plaintes, jamais de tumulte. La séance finie, les mendiants se retiraient en silence, la grille se refermait, et l’hôtel retombait dans son calme habituel.
Or, le lendemain du jour où s’étaient passés dans les cagnards les événements que nous connaissons, la distribution ordinaire d’aumônes avait lieu à l’hôtel van Balen. La cour était pleine de monde, femmes, enfants, vieillards, estropiés ou infirmes. Néanmoins, ou pouvait voir, en dehors de cette foule déguenillée, quelques personnes convenablement vêtues, qui ne réclamaient aucune part dans les aumônes et qui sans doute étaient entrées là par curiosité.
Les écuelles de soupe avaient été vidées avec un entrain remarquable, et les lots de pain, de viandes cuites, de mets en tous genres, avaient été répartis à la satisfaction commune. Le moment où madame et mademoiselle van Balen devaient apparaître était venu, et tous les regards se dirigeaient vers le vestibule avec une expression d’impatience, d’affection et aussi d’avidité.
Ces dames ne se firent pas attendre, et un léger brouhaha, s’élevant dans la foule, annonça leur arrivée. Nous avons décrit déjà la grosse baronne avec ses vêtements sombres, sa coiffure puritaine et son air endormi. Sa fille Frédérica, au contraire, était brillante de jeunesse, de fraîcheur et de vivacité. Grande, souple, élancée, on ne voyait plus trace en elle de cette complexion délicate qui avait exigé des soins si minutieux. Ses yeux bleus, pleins de douceur, son opulente chevelure bond cendré, rappelaient seuls qu’elle appartenait à la race du Nord; quant à l’aménité des manières, à la grâce pétulante des allures, elle était toute française, nous dirons même toute parisienne; et sur son joli visage il y avait autant de bienveillance que de gaieté. Elle était mise avec une gracieuse élégance. Ses cheveux, relevés à la chinoise, selon une mode du temps, laissaient voir dans toute leur pureté les lignes correctes de son visage ainsi que deux petites oreilles roses, ornées chacune d’une grosse perle. Une robe de soie, de nuance claire, faisait ressortir les trésors de sa taille.
Frédérica était chargée de distribuer l’argent. Sa mère qui, raide et muette, se tenait à son côté, semblait n’être là que pour lui servir de porte-respect et sauvegarder les convenances. Un sac à la main, la jeune fille, avec un tact parfait, savait mesurer ses libéralités au degré de compassion que méritait chaque infortune et, souvent, elle ajoutait a son aumône une parole d’encouragement et de consola-– tion. La plupart des malheureux qu’elle secourait se montraient reconnaissants, .lui prodiguaient les bénédictions; mais, dans la foule, on eût pu trouver de vieilles mendiantes qui, après avoir empoché l’argent, se disaient entre elles:
–Bah! ces z-Hollandais sont si riches! Ça ne les ruine pas de donner quelques sous au pauvre monde!
La bonne jeune fille ne soupçonnait nullement cette ingratitude et poursuivait sa tâche avec une inaltérable sérénité. Elle ne s’arrêta que quand le sac fut à peu près vide. Aussi bien, comme les domestiques se hâtaient de faire sortir ceux qui avaient reçu leur part, afin d’éviter les fraudes, la cour était maintenant presque déserte et on n’y voyait plus que quelques oisifs attirés, comme nous l’avons dit, par la curiosité.
Parmi ces gens, se trouvait un jeune homme d’apparence robuste, à la barbe noire, au teint basané, au regard hardi. Son costume, presque pauvre, consistait en un large pantalon de coutil et une sorte de jaquette en drap de coupe bizarre; il était coiffé d’un béret basque, qu’une fantaisie parisienne de ce temps-là avait mis à la mode. Cet inconnu avait une mine haute et fière qui contrastait avec l’humilité étudiée des mendiants; et son béret, posé crânement sur l’oreille, annonçait certaines dispositions à la turbulence et à la dispute.
Appuyé contre un vase de fonte monumental, qui contenait un laurier-rose en fleurs, sur la première marche du perron, il n’avait pas un instant détaché ses yeux de dessus Frédérica van Balen. Il observait ses moindres mouvements, se penchait parfois pour recueillir ses paroles. Il ne songeait pas à cacher son admiration et s’y abandonnait avec autant de sans-gène que d’ardeur.
Il n’avait pas remarqué la retraite des mendiants, et les domestiques, chargés de la police de la cour, commençaient à le regarder de travers. M. Whilelm, leur chef, espèce de géant néerlandais, se préparait même à l’interpeller rudement, lorsque mademoiselle Frédérica, qui, la distribution finie, cherchait autour d’elle si personne n’avait été oublié, se tourna vers l’inconnu. En voyant cet homme pauvrement habillé, qui restait silencieux à quelques pas, elle crut deviner une infortune craintive et discrète. Elle s’avança jusqu’à la première marche du perron et dit au jeune homme d’un ton encourageant:
–Et vous, n’avez-vous rien à me demander?
L’inconnu tressaillit et se redressa impétueusement; ses yeux lancèrent un éclair de fureur et d’orgueil blessé. Mais il parut se raviser aussitôt; un sourire laissa voir ses dents blanches et bien rangées par-dessous son épaisse barbe noire. Puis, ôtant son béret, il s’inclina avec une sorte de politesse railleuse:
–Si, ma charmante demoiselle, répliqua-t-il; il est une chose que je serais heureux d’obtenir de votre inépuisable charité!
–Qu’est-ce donc? demanda Frédérica avec candeur.
–C’est… c’est un petit baiser sur votre jolie joue, répondit effrontément l’inconnu.
Joignant l’action aux paroles, il franchit d’un saut les marches de pierre et s’élança vers mademoiselle van Balen, les bras ouverts pour l’embrasser.
Cet acte insultant était tellement inattendu, tellement audacieux, qu’on pouvait l’attribuer à un véritable accès de démence. Les domestiques, un peu lents par nature, il est vrai, demeuraient bouche béante sans songer à défendre leur jeune maîtresse. Celle-ci s’était reculée vivement et avait poussé un cri d’effroi; elle se réfugia vers sa mère qui, sortant de son immobilité, étendit les bras pour la protéger et put seulement s’écrier d’une voix étranglée par la terreur:
–Mein Gott! mein Gott! (Mon Dieu! mon Dieu!)
L’homme au béret paraissait doué d’une force peu commune, et, souriant toujours, il poursuivait son insolent dessein. Déjà il avait saisi par le bras Frédérica tremblante, et se penchait pour lui dérober un baiser, quand arriva un secours sur lequel on n’avait pas compté.
Un jeune homme, élégamment vêtu de noir, et qui devait être un familier de l’hôtel, était entré dans la cour depuis quelques instants et avait paru, lui aussi, s’absorber dans la contemplation de la charmante demoiselle.
Tout à coup il s’élança, franchit lestement le perron, et, prenant l’insulteur par la nuque, le retira en arrière avec tant de violence qu’il faillit le renverser.
L’homme au béret, dès qu’il eut repris son équilibre, se retourna en poussant une sorte de rugissement sauvage, et un couteau brilla dans sa main. Le défenseur de Frédérica, quoiqu’il fût sans armes, ne parut pas s’effrayer et se plaça résolument devant les deux dames, qui se serraient l’une contre l’autre en continuant de pousser des cris d’épouvante.
Enfin les domestiques de la maison sortirent de l’espèce de stupeur où les avait plongés cette incroyable tentative, et accoururent de toute leur vitesse. M. Whilelm, le géant néerlandais, arriva le premier et se jeta par derrière sur l’insolent, auquel il arracha son couteau, tandis que les autres valets s’emparaient de sa personne.
Il se débattit avec rage; mais, si fort qu’il fût, il ne pouvait résister à trois solides gaillards. Il se trouva donc bientôt dans l’impuissance complète de se mouvoir, et Whilelm demanda, d’un ton aussi calme que si rien ne s’était passé:
–Qu’en ferons-nous à présent, madame la baronne?
La baronne, éperdue, ne pouvait que répéter ses mein Gott! Quant à Frédérica, elle n’avait même pas la force de parler. Leur vaillant défenseur se chargea de répondre pour elles:
–Bah! Whilelm, dit-il dédaigneusement, un ivrogne ou un fou a pu seul commettre de pareilles insolences. Jetez ce drôle à la porte; il ne mérite pas davantage!
L’audacieux inconnu parut sentir tout le mépris que renfermaient ces paroles, et il dit avec un accent de haine:
–Nous nous retrouverons, mon beau monsieur, et ce sera vous qui payerez.
On ne lui laissa pas le temps de finir; les domestiques, sur un signe de Whilelm, l’entraînèrent à travers la cour. Il essayait encore de se débattre, il vociférait, et, comme si la langue française ne lui suffisait pas pour exprimer sa rage, il proférait des injures et des menaces en langue étrangère. On ne s’en inquiéta nullement; quand on fut à la porte, on lui administra une bourrade qui l’envoya à plus de dix pas, et on referma la grille.
Pendant ce temps, le défenseur de Frédérica aidait Madame van Balen à soutenir la jeune fille qui chancelait.
–Merci, monsieur Buffières, balbutia-t-elle en s’efforcant de sourire; sans vous.
Elle ne put achever et perdit tout à fait connaissance; elle fût tombée sur le dallage en marbre du vestibule, si Georges, que le lecteur a déjà reconnu sans doute, ne l’eût reçue dans ses bras. Il resta chargé de ce gracieux fardeau, tandis que la baronne, de plus en plus bouleversée et trop faible d’ailleurs pour porter sa fille, se bornait à lever les mains au ciel en poussant des mein Gott désespérés.
Peut-être Georges n’était-il pas fâché que cette situation se prolongeât. La tête de Frédérica reposait sur son épaule, tandis qu’il enlaçait ce. corps souple et onduleux. Il regarda pourtant autour de lui, cherchant où déposer la jeune personne inanimée; le vestibule, selon l’usage, ne contenait que quelques banquettes destinées aux valets. Comme il hésitait sur le parti à prendre, la baronne s’écria:
–Par ici, monsieur Georges; portez-la dans la serre.
Elle marcha elle-même en avant pour indiquer le chemin, non sans se retourner à chaque pas, et Georges la suivit, en prenant les plus grandes précautions afin de ne pas froisser son précieux fardeau.
On traversa ainsi une somptueuse salle à manger, et on pénétra dans la serre, où se tenait habituellement mademoiselle van Balen.