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LES CAHIERS DES ÉTATS GÉNÉRAUX EN ANGOUMOIS, SAINTONGE ET AUNIS
ОглавлениеLa meilleure apologie de la Révolution, et aussi l’explication la plus naturelle de cette grande crise de notre histoire se trouve dans le tableau sommaire que trace Thiers de la situation de la France et de l’état des choses sous l’ancien régime, à la veille de la réunion des Etats généraux. «En effet, l’état politique et économique du pays était intolérable; tout était privilège dans les individus, les classes, les villes, les provinces et les métiers eux-mêmes. Tout était entrave pour l’industrie et le génie de l’homme. Les dignités civiles, ecclésiastiques et militaires étaient exclusivement réservées à quelques classes et, dans ces classes, à quelques individus. On ne pouvait embrasser une profession qu’avec certains titres et sous certaines conditions pécuniaires... Tout était immobilisé entre quelques mains, et partout le petit nombre résistait au grand nombre dépouillé. Les charges pesaient sur une seule classe. La noblesse et le clergé possédaient à peu près les deux tiers des terres; l’autre tiers, possédé par le peuple, payait des impôts au roi, une foule de droits féodaux à la noblesse, la dîme au clergé, et supportait de plus les dévastations des chasseurs nobles et du gibier. Les impôts sur les consommations pesaient sur le grand nombre, et par conséquent sur le peuple. La perception était vexatoire ; les seigneurs étaient impunément en retard; le peuple, au contraire, maltraité, enfermé, était condamné à livrer son corps à défaut de ses produits. Il nourrissait donc de ses sueurs, il défendait de son sang les hautes classes de la société, sans pouvoir exister lui-même. La bourgeoisie, industrieuse, éclairée, moins malheureuse sans doute que le peuple, mais enrichissant le royaume par son industrie, s’illustrant par ses talents, n’obtenait aucun des avantages auxquels elle avait droit. La justice, distribuée dans quelques provinces par les seigneurs, dans les juridictions royales par des magistrats acheteurs de leurs charges, était lente, souvent partiale, toujours ruineuse, et surtout atroce dans les poursuites criminelles. La liberté individuelle était violée par les lettres de cachet; la liberté de la presse par les censeurs royaux. Enfin l’Etat, mal défendu au dehors, trahi par les maîtresses de Louis XV, compromis par la faiblesse des ministres de Louis XVI, avait été récemment déshonoré en Europe par le sacrifice honteux de la Hollande et de la Pologne .»
La plainte était donc universelle, commune à toutes les classes sociales et à toutes les parties du royaume. Et, comme le roi de France lui-même, en convoquant les Etats-Généraux, avait encouragé son peuple à lui transmettre, par la voie de cahiers, l’expression de ses «doléances», il ne faut pas s’étonner si, en compulsant, pour nos diverses provinces, ceux de ces cahiers qui nous ont été conservés, il semble qu’on entende sortir de ces pages jaunies comme une grande plainte qui, tantôt a l’accent d’une prière désespérée, tantôt prend le ton d’exigences énergiques et de réclamations hautaines. Rien n’est intéressant comme la lecture de ces cahiers et rien ne vaut comme leur étude pour se faire une idée exacte soit de l’état social administratif et économique des provinces, soit de l’état des esprits et de l’opinion publique au commencement de 1789.
Pour cette double raison, nous n’avons pas pensé qu’il fût trop de consacrer un chapitre entier au dépouillement de ces cahiers pour notre région santonique. Il est tels détails d’apparence secondaire ou même insignifiante qui, mis à leur place, évoquent avec un singulier relief, la vie du passé et l’image de nos pères. C’est de cette évocation que la vraie histoire est faite. Et c’est en agissant autrement que nous aurions cru être infidèle à la recommandation que M. Gaston Boissier adresse aux historiens, lorsque, critiquant Varron, dans l’emploi qu’il faisait des matériaux de l’histoire romaine, il écrit:
«L’Histoire veut qu’on parle de ces faits qui sont les matériaux de l’histoire, mais qu’on s’élève plus haut, qu’on les classe, qu’on les ordonne, qu’on retranche les moins importants pour s’en tenir aux décisifs, et que de là, en s’élevant encore, on arrive à ces vues d’ensemble, à ces aperçus généraux qui font de l’histoire une science .»
Dans l’ordonnancement que nous allons faire de ces cahiers et pour donner au lecteur facilité de s’élever lui-même à ces vues d’ensemble qui lui permettront d’embrasser d’un coup d’œil de larges horizons dont les lignes de détail semblent, au premier abord, un peu confuses — nous suivrons le plan qu’un auteur contemporain, M. Edme Champion, s’est à lui-même tracé dans son livre sur «la France d’après les cahiers de 1789 ». Ainsi nous traiterons successivement des vœux ou doléances relatifs: à la Constitution, aux finances, à la justice, aux droits féodaux, à l’industrie et au commerce, à l’armée et à la marine, à la religion, à l’instruction publique, etc., pour conclure par un aperçu général sur les conditions de la vie et sur l’état d’esprit des paysans de 1789. Notre seul regret sera d’être obligé de faire, court, les proportions du plan de notre ouvrage nous obligeant à tout traiter d’une façon sommaire.
Disons un mot tout d’abord des Cahiers eux-même. Comme on l’a vu au chapitre précédent, les assemblées provoquées par les règlements de convocation aux Etats Gégnéraux ne devaient pas se borner à des opérations électorales; elles avaient aussi à fournir des Cahiers contenant leurs doléances et leurs vœux: on en demandait un à chaque paroisse, aux plus petites corporations. Le nombre en fut très considérable; il a peut-être, pour la France entière, dépassé cinquante mille .
De ces Cahiers, un très grand nombre, non seulement provenant des paroisses ou corporations, mais des Ordres eux-mêmes réunis aux chefs-lieux des sénéchaussées ou bailliages, ont été égarés et sont, présentement, perdus pour nous. Ainsi nous manque le cahier du Clergé de la sénéchaussée de La Rochelle. Pour la sénéchaussée de St-Jean-d’Angély le cahier de la noblesse vient seulement d’être retrouvé ainsi que le cahier le plus important du tiers-état.
Le recueil des Archives parlementaires donne seulement, pour cette sénéchaussée, le cahier des doléances du Clergé .
Ceux que nous connaissons n’ont pas tous, évidemment, la même importance ni la même valeur. «Tandis que plusieurs cahiers de bailliage n’ont que quelques articles très secs, sur un trop petit nombre de questions, d’autres, renfermant de véritables traités, pleins de détails minutieux, excessifs, rempliraient un gros volume. Beaucoup se ressentent d’une rédaction précipitée, le temps ayant manqué pour les préparer convenablement. Il en est qui ont été adoptés de confiance, sans grande discussion, peut-être sans être bien compris dans toutes leurs parties ou qui n’expriment que les sentiments d’une fraction des comparants. Le Tiers des villes ne fait pas toujours aux campagnes une place suffisante; il arrive aussi quelquefois que les campagnes ne laissent pas assez de place à la ville . Certains rédacteurs ont une rhétorique qui inspirerait de la défiance , si, dans des localités où les plaintes «sont mal dressées parce que les habitants ne sont pas versés à ces sortes d’écritures», on ne retrouvait à peu près les même choses sous une forme plus simple et plus naturelle. On peut ajouter qu’un certain nombre de cahiers ne sont pas des œuvres bien originales; que, dans les circonscriptions comprenant plusieurs bailliages, il arrive fréquemment que le cahier général reproduit en partie ou même en totalité le cahier fourni par un des bailliages; que, çà et là, on a copié servilement un modèle qu’on avait sous la main . Mais, à côté de pages emphatiques, banales, dénuées d’intérét ou d’autorité, que de pages précieuses, quels accents sincères, quelle naïveté touchante! Nous entendons là vraiment la voix de nos aïeux .
Une première observation qui s’impose à tout lecteur impartial des cahiers, c’est que, si le régime que nous appelons, depuis lors, «l’ancien régime» était entaché d’inégalités, d’injustices, d’arbitraire, d’incohérence, voire d’«anarchie» , au point de faire désirer à tout le monde un nouvel état de choses, personne, ou presque, n’allait alors jusqu’à rendre le roi, ni la royauté, responsables des abus dont on souffrait, ni à demander ou désirer l’établissement d’un régime républicain ou démocratique.
Comme l’a très bien vu Massiou , «la Révolution ne fut point faite en haine de la monarchie». Et, comme l’écrit de son côté, l’historien contemporain le plus documenté de la période révolutionnaire, «en 1789, au moment de la convocation des Etats généraux, il n’y avait pas en France de parti républicain. Le meilleur témoignage sur l’opinion des Français d’alors, ce sont, à coup sûr, ces cahiers où ils consignèrent leurs doléances et leurs vœux. Nous avons beaucoup de ces textes, divers de nature, divers d’origine: dans aucun la République n’est demandée, ni même un changement de dynastie; dans aucun il ne se rencontre aucune critique, même indirecte, de la conduite du roi. Les maux dont on se plaint, nul ne songe à les attribuer à la royauté ou même au roi. Dans tous les cahiers, les Français font paraître un ardent royalisme, un ardent dévouement à la personne de Louis XVI. Surtout dans les cahiers du premier degré ou cahiers des paroisses, plus populaires, c’est un cri de confiance, d’amour, de gratitude. «Notre bon roi! Le roi notre père!» Voilà comment s’expriment les ouvriers et les paysans. La noblesse et le clergé, moins naïvement enthousiastes, se montrent aussi royalistes .»
Nos trois provinces santoniques marchaient, à ce point de vue, en accord avec le reste du royaume. Presque tous les cahiers des trois Ordres débutent par des expressions de reconnaissance à l’endroit du «prince bienfaisant» qui, «au sein des malheurs de l’Etat, appelle ses sujets à travailler avec lui à la régénération de la France .» — «Les Français sont si attachés à leur Roi, si convaincus de l’étendue du pouvoir qu’ils lui ont confié, qu’ils ne se sont jamais permis d’élever le moindre doute sur l’autorité dont ils l’ont revêtu» dit le même cahier. «Notre sort va changer, écrivent les habitants de Surgères et nous devrons cet heureux changement à notre illustre monarque, à notre bon père. Que d’actions de grâces messieurs, nous aurons à rendre!» .
Le cahier de la Noblesse de Saintes débute aussi par exprimer sa «reconnaissance et son juste hommage au Roi qui appelle lui-même le remède» aux maux dont souffre le pays. Le tiers-état de Saintes exprime, en termes plus chaleureux encore, les mêmes sentiments . Et, dans les assemblées de l’Angoumois, ce n’est pas seulement le sénéchal qui célèbre le «prince généreux qui veut fonder sa puissance sur l’amour de ses sujets» ou l’orateur du clergé qui «défend de douter des intentions du meilleur des rois», ou le cahier de la noblesse qui «assure Sa Majesté du profond respect, de la parfaite obéissance, de l’inviolable fidélité de la Noblesse de sa province d’Angoumois» ; ce sont les habitants de la paroisse de l’Oumeau-Pontouvre, hors la banlieue d’Angoulême, qui se disent «pénétrés des sentiments les plus respectueux pour le sage prince qui les gouverne», ou ceux des paroisses de Champniers, de Touvre, de Nersac, etc., qui le qualifient de «notre bon roi», du «meilleur des princes», du «meilleur des rois, que toute la nation chérit et révére» . Et l’on pourrait trouver dans presque tous les cahiers des formules pareilles.
«Si l’on avoue que le peuple n’était pas républicain en 1789, on n’admet guère qu’il n’y eût pas de parti républicain dans les salons, les clubs, les loges ou les académies, dans ces hautes sphères intellectuelles où la pensée française se renouvela si hardiment. Et cependant il ne subsiste aucun témoignage ou indice qui décèle un dessein concerté, ou même individuel, d’établir alors la République en France. Par exemple, les francs-maçons, d’après ce que nous savons d’authentique sur leurs idées politiques, étaient monarchistes, franchement monarchistes Ils voulaient réformer la monarchie, non la détruire... Même les hommes qui fonderont et organiseront la République en 1792, Condorcet, Robespierre, Saint-Just, Vergniaud, Danton, Brissot, Collot d’Herbois, étaient alors monarchistes.» .
Mais si la personne du roi était alors partout révérée et l’institution monarchique mise hors de conteste, on sent percer dans toutes les manifestations de l’opinion publique, et tout d’abord dans les cahiers de la noblesse, la volonté déjà arrêtée d’enchâsser et de circonscrire la royauté dans l’organisme d’une constitution nationale et représentative.
C’est ainsi que la Noblesse d’Aunis, encore tout imprégnée de l’esprit huguenot de la Rochelle, après avoir protesté, dans les termes que nous avons relevés, de l’attachement des Français à leur Roi, ne manque pas d’ajouter «qu’ils n’ont pas oublié qu’entre les pouvoirs du souverain et les droits de la nation, il n’existe aucune imcompatibilité, quoique ces droits longtemps méconnus, soient imprescriptibles de leur nature et portent sur ce principe constitutif que l’intérêt général est la première loi de toute société.» «Le principe fondamental de la monarchie, dit le même cahier, est que les lois constitutives résultent du consentement du peuple et de l’adhésion de la volonté du roi. Lex fit consensu populi et constitutione régis. Tels sont les véritables principes de la constitution française; s’ils n’avaient pas été oubliés ou méconnus, nous n’aurions pas à gémir des maux qui nous affligent et qui ne proviennent que des atteintes portées successivement à notre constitution...» Ainsi la France n’aurait besoin que d’en revenir à ces principes, que «de faire revivre sa propre constitution pour remédier aux maux qui l’assujettissent.»
La Noblesse de Saintes déclare, de son côté, que les représentants de la France «vont sonder les plaies de l’Etat et prendre, avec le monarque, les moyens d’établir les bases de la constitution et de l’administration sur les fondements solides de la justice et de la confiance.» En tête des instructions qu’elle donne à ses députés figurent des revendications sur la liberté et sur le droit imprescriptible pour la nation de pouvoir, seule, consentir les impôts et les emprunts. «La seconde loi (que les députés auront à soutenir), sera celle qui rétablira la nation dans le pouvoir dont on l’a privée quelquefois, mais qu’elle n’a jamais pu perdre: celui de n’être soumise à aucuns subsides, impositions, emprunts, qu’à ceux qu’elle aura librement consentis par l’organe de ses Etats-Généraux légalement assemblés.»
La Noblesse de la sénéchaussée de Saint-Jean-d’Angély n’est pas moins prompte à demander l’établissement en France d’un régime parlementaire, avec périodicité des Etats-Généraux et responsabilité ministérielle.
L’article 1er de ses cahiers demande qu’aucun impôt ne soit établi sans le consentement des Etats-Généraux; et, «en conséquence, toutes impositions établies par le gouvernement sans cette condition... seront nulles, illégales et il sera défeudu, sous peine de concussion, de les répartir, asseoir et lever.»
L’article 2 demande aux Etats-Généraux de statuer «qu’ils s’assembleront dans deux ans au plus tard pour la seconde tenue...» Leur député devra aussi faire statuer «que les Etats-Généraux du royaume seront convoqués périodiquement et à des époques fixes; qu’ils s’assembleront sans qu’il soit besoin d’autre convocation, ni sans qu’il puisse y être apporté aucun obstacle».
Enfin l’article 3 statue «que les ministres seront responsables de leur gestion devant les Etats-Généraux» ; l’article 4 «que les dépenses de la maison du roi seront invariablement fixées».
D’autres articles réclament la suppression des lettres de cachet, la liberté de la presse, l’établissement d’Etats provinciaux, etc. .
La Noblesse d’Angoumois demande, (art. 4, intitulé : Charte nationale), que l’on assure la périodicité des Etats-généraux, dont la première tenue sera indiquée au plus tard dans trois ans, à compter de la fin des Etats prochains, et les autres tenues seront fixées à cinq ans de distance l’une de l’autre, s’en référant au surplus au vœu général des députés aux Etats-généraux. Les députés de la Noblesse insisteront afin que la matière de l’impôt et des autres secours nécessaires tant aux besoins de l’Etat qu’au paiement de la dette, quand elle sera jugée, ne soit traitée qu’après la sanction de la Charte nationale.
«D’après le vœu de cet Ordre, (même article), aucune loi générale ne pourra avoir lieu qu’autant qu’elle aura été consentie ou proposée par les Etats généraux et sanctionnée par le roi.»
Le Clergé de la Sénéchaussée de St-Jean-d’Angély charge spécialement son député de déclarer aux Etats-généraux que la volonté dudit Ordre est «que les dits Etats-généraux statuent dans la forme la plus authentique: 1° qu’aucun impôt ne sera à l’avenir mis ou prorogé sans le consentement des Etats-généraux du royaume.... 2° que les dits Etats s’assembleront à périodes régulières... 3° que les ministres seront responsables de leur gestion aux Etats généraux qui pourront les faire juger sur le fait de l’exercice de leurs fonctions par les tribunaux compétents...» L’Ordre affirme (art. 7) «le droit imprescriptible pour la nation d’être gouvernée par ses délibérations durables et non par les conseils passagers des ministres.» Il entend, (même article) «qu’aucun acte public ne sera réputé loi s’il n’a été consenti ou demandé par les Etats-généraux avant que d’être revêtu du sceau de l’autorité royale.» Enfin (art. 12) que les magistrats «seront responsables du fait de leurs charges à la nation assemblée... Et pour que l’établissement de la Constitution ne puisse être éludé ni différé, ledit député ne statuera sur aucuns secours pécuniaires à titre d’emprunt, d’impôt ou autrement avant que les droits ci-dessus... aient été invariablement établis et solennellement proclamés.»
Le Clergé de Saintes, quoique ses cahiers témoignent d’un esprit beaucoup moins avancé que celui du Clergé de St-Jean-d’Angély, demande aussi pourtant (art. 13) «le retour périodique des Etats-généraux. »
Le Clergé d’Angoumois dit de son côté (art. 3): «La périodicité des Etats-généraux sera fixée par une loi à l’époque et dans la ville qu’il conviendra à S. M. d’indiquer.»
Quant au Tiers-Etat, c’est d’un bout à l’autre du royaume, écrit l’historien des Cahiers , qu’il réclame une règle invariable dans toutes les parties de l’administration et de l’ordre public, c’est-à-dire une Constitution...
L’article 1er du cahier de Rochefort-sur-Mer demande «qu’il soit porté une loi fondamentale pour l’assemblée, tous les cinq ans, des trois ordres de la Nation, composée dans la proportion suivante: un sixième du Clergé, deux sixièmes de la Noblesse et trois sixièmes du Tiers-Etat. Aux Etats-Généraux, les trois Ordres se tiendront réunis, délibéreront en commun et voteront par tête...» Les articles 4 et 5 demandent «que les Etats se fassent représenter toutes les lois civiles, criminelles et bursales, tous les réglements de police et autres rendus depuis 1614, afin de les examiner, de les consentir, ou d’en demander la réformation, même la suppression... que l’Assemblée nationale (sic) se fasse remettre la situation exacte des finances de l’Etat, qu’elle juge de cette situation et statue sur les moyens d’y remédier efficacement» .
Le Tiers de La Rochelle et celui de Saint-Jean-d’Angély s’expripriment dans le même sens.
Le cahier du Tiers de Saintes s’étend longuement sur ce qu’il appelle: «les abus généraux, en commençant par ceux de l’administration des finances.» Après avoir dénoncé et condamné le mal, «il ne suffit pas, écrit-il, de sévir contre les coupables, il convient aussi d’obvier au retour du crime. Donc qu’il ne soit plus établi, ni prorogé aucun impôt, ni formé aucun emprunt sans le consentiment des Etats-généraux! Qu’il plaise aussi au Roi de s’engager: 1° à consentir le retour périodique des Etats généraux, dont l’époque sera fixée et déterminée dans la prochaine Assemblée; 2° que les ministres soient responsables de leur administration.»
Le vœu du Tiers-Etat d’Angoumois tend aussi (art. 2) au retour périodique des Etats-Généraux assuré, tous les cinq ans au plus tard, par une loi qui devienne constitutionnelle et qui admette le Tiers-Etat en nombre égal aux deux autres ordres réunis. Il demande également (art. 8) que les lois et règlements généraux ne soient reçus et exécutés dans le royaume qu’après avoir été consentis ou proposés par la nation et revêtus du sceau de l’autorité royale» .
Tous les cahiers et de tous les Ordres sont aussi d’accord pour protester contre le régime de l’arbitraire et demander des garanties pour la liberté individuelle et les autres libertés, y compris celle de la presse. Sur cette dernière liberté des réserves sont faites seulement dans certains cahiers du Clergé. Tel le Clergé de Saintes qui, dans l’article 1er de son cahier, consacré à la Religion, déclare qu’il «ne peut voir sans la plus amère douleur, les atteintes journalières portées à la religion, l’infraction publique de ses lois, les blasphèmes qui la déshonorent, les écrits scandaleux qui l’attaquent et qui la déchirent .»
Dans son cahier, la Noblesse de La Rochelle s’élève au contratre contre les abus qui se donnent large carrière dans le domaine ecclésiastique et sous le couvert de la religion. Où vont les fonds et à quoi sont employées les richesses du Clergé, des abbayes, etc...? «Les vrais citoyens lit-on, ont toujours vu avec surprise dans les comptes publics de l’administration des finances, qu’on y comprenait une somme de près de 7 millions, uniquement employée en aumônes, en secours donnés à l’indigence, et constructions d’églises, etc, eto. Ils sont persuadés que la première et véritable destination des biens ecclésiastiques est de pourvoir à ces libéralités... Qu’on oblige les ecclésiastiques à soigner et administrer, à l’instar des pères de famille, les biens et domaines qu’ils possèdent...»
Au paragraphe 11 de ses demandés générales, le même Ordre dénonce «cette foule de monastères immensément riches, habités par trois ou quatre religieux, hors d’état, par leur petit nombre et par l’abondance dans laquelle ils vivent, de remplir les vœux de leur ordre et de leur fondation.
Au paragraphe 18, l’Ordre demande «que tous privilèges de corps, corporation ou communauté, soient abolis, sauf l’indemnité qui pourra être accordée à ceux dont la propriété se trouverait lésée par cette suppression».
Dans l’article 23 de ce même cahier, la Noblesse de La Rochelle demande «l’abolition des lettres de cachet» et le secret des correspondances: «que toutes lettres et écrits de confiance soient, dans les bureaux de postes, un dépôt sacré et inviolable!» L’Ordre supplie Sa Majesté (même article) d’accorder «la liberté de la presse, modifiée par la sagesse des lois».
Non moins accentués que les vœux pour une constitution nouvelle de la France sont ceux des diverses provinces pour sortir de l’état de morcellement, de divisions, de démembrements chaotiques, dans lequel elles se débattaient alors, pour se constituer en unités organiques, au point de vue ethnique, administratif, judiciaire, financier et ecclésiastique, avec des organes représentatifs, tels que les Etats-Provinciaux.
Si l’on n’a pas étudié longuement les Cahiers, on ne soupçonne pas à quel point les divisions artificielles du royaume s’écartaient des divisions naturelles et contrariaient à la fois la géographie, la tradition et le sens commun. Les circonscriptions créées par les hasards de l’histoire, par la conquête, par les échanges ou les donations, par les actes arbitraires des princes et des ministres, ne concordaient aucunement avec les provinces déterminées par la configuration du sol, la nature du climat, les intérêts et les usages des habitants; celles-ci avaient été, dans une foule de cas, disloquées ou annexées à des territoires avec lesquels elles n’avaient rien de commun .
Par leurs origines ethniques, par la configuration de leur sol tout entier en pays de plaine et dépendant presque entièrement d’un seul bassin fluvial; par les affinités de langue, de mœurs, d’industrie de leurs habitants, la Saintonge, l’Aunis et l’Angoumois auraient dû ne former qu’une seule et même province.
Au lieu de cette unité naturelle et normale, la carte administrative de notre région ressemblait alors à une vraie robe d’Arlequin, tant étaient diverses les colorations qui marquaient le morcellement de leurs juridictions de toute espèce: Sénéchaussées, bailliages, sièges royaux, généralités, élections, collectes, évêchés, cours, présidiaux, marquisats, communautés, paroisses, avec les enclaves qui détachaient encore certaines parties du territoire des localités les plus voisines pour les rattacher à d’autres avec lesquels elles n’avaient que des rapports éloignés et difficiles.
La convocation même des Etats-généraux avaient été embarrassée et retardée par ces confusions . Certaines régions de Saintonge, comme Cognac, votaient avec l’Angoumois; le bas Angoumois, distinct de l’Angoumois proprement dit, aurait voulu voter avec la Saintonge dans laquelle il était comme enclavé. Péré près de Surgères en Aunis, Loubillé, près de Chef-Boutonne en Poitou, étaient des enclaves de la Saintonge, tandis que d’autres localités, sises en Saintonge ou en Angoumois ressortissaient du Poitou, du Limousin ou du Perigord.
Il ne faut donc pas s’étonner si les plaintes sur ces divisions et connexions artificielles et arbitraires se retrouvent dans un très grand nombre de cahiers généraux ou locaux, conjointement avec le vœu d’une meilleure organisation des circonscriptions administratives et d’une représentation provinciale.
Dans leur procès-verbal d’assemblée, les «députés des corps et communautés de la ville, faubourgs et banlieue d’Angoulème,» s’expriment ainsi, sur les «besoins particuliers de la province» :
«Art. 45. — Une partie de l’Angoumois a été réunie, depuis 1694, à la généralité de La Rochelle, et en ôtant cette partie du territoire de celle de Limoges, on laissa les impositions qui tournèrent au profit du fisc, en ce qu’on donna une taille matrice à la généralité de La Rochelle, ce qui forme une surcharge et un double emploi qui ne permet pas qu’on prenne pour règle la masse actuelle des impositions pour fixer la contribution de cette province.
«Art. 46. — Plus une administration est resserrée et moins elle occasionne de frais; ainsi il paraît intéressant pour cette province de réclamer un Etat provincial pour tout le territoire régi par la Coutume et en y ajoutant toutes les enclaves .
«Art. 47. — Le vœu de toutes les communes est que l’assiette des impositions soit faite par l’Etat provincial et que la répartition particulière soit confiée à chaque communauté.»
Plusieurs cahiers de paroisses expriment des vœux analogues. Ainsi la paroisse d’Aubeville, sénéchaussée d’Angoulême voudrait voir, (art. 18), «établir et former la province en pays d’Etats, que l’on pourrait joindre avec celle de Saintonge et le pays d’Aunis.» Dans leur cahier de doléances et plaintes pour être remis aux députés qu’ils ont nommés par un procès-verbal particulier «et pour le joindre aux cahiers des autres paroisses d’Angoumois», les habitants de la paroisse de Champagne de Blanzac, expriment ce vœu: «que nous soyons séparés du Limonsin et, dans le cas qu’on ne pût avoir des Etats provinciaux particuliers, nous demandons d’être réunis à la Saintonge et à l’Aunis, en ce que notre commerce s’étend dans ces deux provinces voicines et liées d’intérêts avec le port de Rochefort par la rivière de Charente.»
Le cahier de la paroisse d’Embourie, aujourd’hui commune du canton de Villefagnan, fait même entendre une note séparatiste: «Que chaque province soit mise en pays d’Etats;... que cette paroisse, étant éloignée de plus de cent lieues du Parlement de Paris, il soit établi, dans une des villes de province et à distance convenable, un tribunal supérieur où les plaideurs soient jugés en dernier ressort: que la susdite paroisse, qui fait partie de la province d’Angoumois, se trouvant surchargée d’impôts par sa réunion avec celle du Limousin, désire en être séparée et unie à celle de la Saintonge.»
Le Cahier définitif et général du Tiers-Etat des sénéchaussées principale et secondaire d’Angoumois résume ces vœux en deman- (art. 15.) «le régime de pays d’Etats pour la province d’Angoumois et de Saintonge, et, dans ce cas, la tenue des Etats alternative dans les deux capitales (Angoulême et Saintes).»
La Noblesse d’Angoumois fait, sur ce point comme sur bien d’autres, chorus avec le Tiers:
«Nos députés représenteront aux Etats-Généraux l’avantage qui résulterait pour la province d’Angoumois de l’établissement d’Etats provinciaux particuliers indépendants de tous autres.
«Cette province contient 460 paroisses et une population de 260.000 habitants; elle paye une contribution de près de cinq millions sous diverses dénominations. Les Etats provinciaux lui assureraient un régime plus éclairé, une répartition plus égale et lui donneraient l’espoir bien fondé de toutes les améliorations dont elle peut être susceptible.
«Les députés insisteront d’autant plus sur cette demande que, de temps immémorial, le Haut-Angoumois éprouve l’inconvénient de son union avec le Limousin, par le peu de part qu’il a dans la distribution du moins imposé annuellement accordé sur les tailles et dans toutes les autres diminutions accordées à la généralité, par la lenteur avec laquelle on travaille à la confection de ses routes, tandis que les impôts que cette partie de la province paye à ce titre sont presque entièrement portés et consommés dans le Limousin.
«Ils représenteront également l’inconvénient qu’il y aurait à unir cette province avec toute autre parceque, étant toujours assurée de la minorité des voix, elle éprouverait avec toutes les mêmes désavantages qu’elle a eus avec le Limousin.
«Mais si, par des raisons que l’on ne peut prévoir, il n’était accordé d’Etats particuliers à aucune province de même population et de même représentation que l’Angoumois, dans ce seul cas l’Angoumois préférerait sa réunion à la Saintonge plutôt qu’à toute autre province.»
L’Ordre du Clergé d’Angoumois demande aussi que «la ville d’Angoulême soit distraite de la généralité de Limoges pour former un Etat provincial dans l’étendue de sa sénéchaussée, ou pour être ainsi réunie aux provinces de Saintonge et d’Aunis dont chaque ville capitale serait, alternativement, le siège de l’assemblée générale».
Par l’organe du clergé de la sénéchaussée de Saintes, «la Saintonge renouvelle avec instance, la demande qu’elle a formée récemment d’avoir des Etats particuliers, conjointement avec le bas Angoumois et même avec l’Aunis, à moins que cette dernière province n’ait des intérêts incompatibles avec cette réunion. A tout événement il est essentiel pour la Saintonge que ses Etats ne soient pas confondus avec ceux de la Guyenne.» Et, comme corollaire de ce vœu, l’assemblée du Clergé saintongeais fait observer que, «les Etats une fois établis, les intendants deviennent inutiles, leur pouvoir pouvant facilement se partager entre les Etats et les commandants des provinces. Cette suppression si désirée opérera une grande économie et simplifiera beaucoup l’administration.»
Le Clergé de la sénéchaussée de St-Jean-d’Angély entend, de son côté, «que la répartition, assiette et perception des impôts se feront, soit par les Etats actuellement établis dans chaque province, ou par ceux qui seront constitués par les Etats dans celles qui n’en possèdent point encore ou qui se plaignent de la constitution irrégulière des corps qui les administrent» .
Dans le cahier de la Noblesse de la sénéchaussée de La Rochelle nous relevons cette réclamation à tendance particulariste: «L’ordre demande des Etats particuliers pour le pays d’Aunis, indépendants de toute autre province.»
Les rivalités entre les trois Ordres de l’Etat n’étaient pas moins vives ni moins aigües qu’entre les provinces. Les privilégiés étaient en général jalousés et mal vus par les petites gens du troisième Etat. «On sait maintenant ce que c’est que le Tiers-Etat, dit un Cahier du Poitou; c’est la nation moins le clergé et la noblesse, c’est-à-dire, les vingt-trois vingt-quatrièmes du royaume.» Et, comme les représentants du Tiers aux Etats-Généraux devaient égaler en nombre ceux des deux autres ordres ensemble, le vœu qu’on vote «par tète» et non «par ordre» que nous avons déjà relevé dans le Cahier de Rochefort, se retrouve dans la plupart des cahiers du Tiers, notamment dans ceux de l’Aunis, de la Saintonge et de l’Angoumois .
Plusieurs cahiers de sénéchaussées et encore plus de paroisses, demandent, comme celui de la paroisse Saint-Gervais de Ruffec, «la suppression des privilèges dont jouissent les nobles...., ces privilèges étant abusifs; attendu qu’ils possèdent une très grande partie des revenus de chaque communauté, il est de la dernière justice qu’ils supportent avec égalité une portion des impôts de la dite communauté. Le droit de port d’armes et la préséance dans les assemblées sont les seuls privilèges qui doivent leur être conservés» .
Il y avait aussi conflit souvent, dans l’intérieur d’un même Ordre, entre certaines catégories ou classes sociales, par exemple entre le haut et le bas clergé ou entre les «séculiers» et les «réguliers». Le Clergé de Saintes demande que Sa Majesté avise «aux moyens de prévenir ou du moins de diminuer les divisions entre les abbés commendataires et les religieux» .
Dans les cahiers des paroisses, on entend souvent les campagnes prendre parti pour leurs curés «à portion congrue» contre les riches abbés, prieurs ou chanoines dont ils dépendent. Ainsi nous lisons dans le cahier de doléances de la paroisse de Montjean :
«... Se plaignent en outre les dits habitants que leurs propriétés sont grevées non-seulement de dîmes, mais encore de terrages et de rentes énormes et perçues par des seigneurs qui demeurent éloignés de cette paroisse et qui ne soulagent pour rien les malheureux habitants; le curé étant à portion congrue ne peut étendre ses libéralités, ayant peine à vivre lui-même. Ne serait-il pas possible de prendre sur les revenus des chanoines de cette paroisse, qui ont la plus grosse part du revenu de cette dite paroisse, à seule fin de procurer à ces pauvres les secours dont ils peuvent avoir besoin?»
Les habitants de Paizay-Naudouin demandent aussi «que les grosses abbayes et communautés, rentes et bénéfices simples soient supprimés, et les revenus d’iceux réunis à la couronne, et l’autre partie à établir des écoles de charité ».
De même, dans le «procès-verbal d’assemblée et cahier de doléances de la paroisse Saint-Gervais de Ruffec», on demande «avec instance la suppression de tous les ordres religieux, hommes et femmes, pour leurs revenus être employés à l’établissement de plusieurs hôpitaux et autres besoins publics, et notamment à l’augmentation des curés à portion congrue jusqu’à la concurrence de la somme de 1.200 livres.»
«Comment, demandent, à leur tour, les paroissiens de Salles-de-Villefagnan, comment leur curé pourrait-il venir au secours des indigents, quand «ce curé est réduit lui-même à très peu de chose? Qu’est-ce en effet que la portion congrue à laquelle on le réduit, soit en usurpant les titres de la cure, soit en s’emparant d’autorité du peu de terre dont jouissaient, ses prédécesseurs..., puisque les dîmes et les rentes sont passées entre les mains ou d’ecclésiastiques qui ne connaissent que le nom de la paroisse et les revenus qu’ils en palpent, ou des seigneurs laïques qui les consomment, sans soulager les misérables? N’est-ce pas là la conduite du mercenaire qui s’engraisse du lait de ses brebis et se couvre de leur laine sans pourvoir à leur subsistance?» .
Le même cahier, dont on peut bien penser qu’il a été, sinon rédigé, au moins inspiré par uncuré «congruiste», demande encore: «que les curés congruistes soient suffisamment rentés et que les dîmes ecclésiastiques leur soient remises, et par là détruire et éteindre le casuel qu’ils sont forcés de prendre, ces curés en ayant besoin pour leur subsistance; cela tournerait au soulagement public et serait justement établi, car pourquoi les paroisses payent-elles des dîmes? N’est-ce pas pour recevoir le secours de leur pasteur? Et le casuel est donc une charge injuste» .
S’occupant de la question des finances, le Tiers de la sénéchaussée de Saintes exprimait l’avis que «la plus alarmante des plaies de l’Etat, et celle qui exigeait les plus prompts remèdes, était sans doute la situation de nos finances. Si l’on en croit une opinion assez accréditée, 4 milliards, provenant de la gêne, des sacrifices et des sueurs du peuple, ont été dissipés dans l’espace de quatre ans, sans qu’il paraisse en être résulté aucun avantage pour la France». Le Tiers de Saintonge proteste véhémentement contre ces «dilapidations énormes» : — «L’Europe entière, écrit-il, est révoltée de pareils forfaits.»
Le Clergé de Saintes expose que «l’impôt qui pèse énormément par sa quotité pèse encore plus par l’arbitraire...» .
La Noblesse de Saintonge n’est pas moins énergique dans sa protestation contre l’arbitraire de la fiscalité : «Les Etats généraux doivent, dès leur ouverture, déclarer tous les impôts actuellement existants, nuls et caducs, comme ayant été incomplètement établis, étendus et continués.»
Nous ne saurions entreprendre (encore moins que ne l’a pu faire l’auteur de La France d’après les Cahiers de 1789, car nous disposons de moins de place que lui), d’énumérer les innombrables impôts dont il est question dans les Cahiers et qui «pour la plupart exigeraient des explications longues et arides» . Ne prenons qu’un seul exemple, emprunté à ce même auteur:
«Les gens les moins libéraux avouaient que le régime des gabelles était intolérable et surprenant . Que le sel coûtât moitié ou un tiers plus cher dans les provinces de grandes gabelles, où on le payait quatre fois plus cher que dans les pays rédimés, tandis qu’une partie du royaume en était entièrement exempte, cela n’avait rien d’extraordinaire ni de choquant; on voyait en toutes choses de semblables anomalies. Mais, si habitué que l’on fut au désordre et à l’arbitraire, on s’étonnait de ceci: Tout chef de famille était assujetti à remplir tous les ans un «devoir de gabelles» l’obligeant à prendre au grenier à sel un minot de sel à raison de 14 personnes. Si le chef de famille était pauvre, s’il n’avait pas le moyen de faire à la fois la dépense d’un quart de minot au moins, et s’il prenait au regrattier, à la livre, le sel renchéri par cet intermédiaire, il était poursuivi au bout de l’année pour n’avoir pas rempli son devoir de gabelle, et condamné à payer au grenier le sel qu’il n’avait pas consommé, quoique avant déjà payé celui dont il avait fait l’avance. Ajoutez qu’il était sévèrement défendu d’employer le sel que l’on était obligé d’acheter, à l’usage que l’on jugeait convenable; pour les salaisons il fallait prendre du sel acheté avec déclaration positive de sa destination. Si l’on faisait une salaison avec le sel destiné à la table, on était en contravention, sujet à saisie, condamné à cent écus d’amende.»
Les choses étant telles et les abus de cette fiscalité particulière si criants, on ne s’étonnera pas si des vœux pour la suppression ou le remplacement des gabelles figurent dans un grand nombre de cahiers de l’Aunis, de la Saintonge ou de l’Angoumois .
L’exercice des droits d’aides soumettait les citoyens à une inquisition «d’autant plus révoltante, disait un cahier, que ces lois fiscales sont en grande partie un mystère réservé aux percepteurs, et que le peuple se trouve souvent en contravention sans le savoir» . Exposé à des contraventions involontaires, le vigneron l’était «plus encore à des fixations arbitraires de la part des hommes préposés à ces droits» ; les consommateurs se trouvaient «soumis à une foule de visites, d’examens, de vérifications, d’amendes et de vexations de tout genre» .
Ces droits d’«aides» n’étaient pas levés dans tout le royaume. La plus grande partie de la généralité de Limoges, formée du Limousin proprement dit, n’y était pas sujette, tandis que 271 collectes de l’Angoumois, dépendant de cette généralité, y étaient assujetties .
Le droit de «contrôle», bien moins lourd que les aides et la gabelle, méritait néanmoins d’être mis sur le même rang, à cause des exactions auxquelles il servait de prétexte et de la gène qui en résultait pour presque tous les actes de la société. Selon le Clergé de Saintes, c’était la partie des fermes où il se commettait «le plus d’injustices réfléchies». Etabli pour assurer la date et l’authenticité des actes, un tarif obscur favorisait «les interprétations tyranniques des bureaux», et l’on aimait mieux «encourir la nullité et la privation d’hypothèque que d’acquitter des taxes immenses» ; ou, si l’on était «contraint à un acte public, on évitait d’y énoncer clairement ses intentions», on supprimait les clauses dont l’énonciation eût été trop dispendieuse, on les embrouillait «pour tâcher d’en soustraire la connaissance au traitant» .
Le cahier de la Noblesse d’Aunis proclame solennellement «comme une vérité consignée dans notre contrat social et gravée dans tous les monuments de notre histoire» ce principe: «qu’aucune loi fiscale ne peut être exécutée si elle n’a été préalablement consentie par les contribuables légalement convoqués et assemblés, et adoptée par le prince:
«Nous voyons, y est-il écrit, des impôts de tout genre enlever arbitrairement nos propriétés, des privilèges exclusifs anéantir toute activité, les prodigalités s’étendre, les profusions s’établir, des pensions considérables prostituées à toutes personnes; les déprédateurs publiquement protégés, etc. .
Passant des finances à la justice, le même ordre de la Noblesse d’Aunis déclare: «Pour que les magistrats soient l’organe fidèle des lois, ils ne doivent dépendre que d’elles, n’être punis et récompensés que par elles; ils doivent avoir le dépôt des lois sans pouvoir les soumettre à aucune interprétation..., d’où il suit que, dans aucun cas, un tribunal ne doit être créé pour juger une affaire particulière, parce que l’intention du pouvoir qui-en enlèverait la connaissance aux tribunaux compétents ne pourrait être que de faire prononcer suivant sa volonté et non selon les vœux de la loi.»
La Noblesse de La Rochelle s’afflige de «voir souvent les lettres de cachet enchaîner la liberté, sauver souvent le coupable et mettre l’innocent dans les fers; des commissions suspendre les lois et intervertir le cours de la justice».
La vénalité des charges est réprouvée par plusieurs cahiers, entre autres par celui du Clergé de Saintes: «Les juges sont reçus trop facilement dans les tribunaux, est-il écrit dans ce cahier; un jeune homme achète une charge, et bientôt, sans études préliminaires, sans connaissances, souvent sans talents, il décide de l’honneur et de la fortune des citoyens et ensuite de leur vie.» Le cahier appelle «l’attention sur un usage qui s’introduit dans quelques parlements, notamment dans celui de Paris» ; on n’y reçoit que des nobles: «N’est-il pas étrange qu’on demande des titres de noblesse pour des charges qui anoblissent?» A entendre encore le Clergé de Saintes, les réclamations qui ont toujours été très vives sur ces vices de l’administration de la justice deviennent «un cri universel» .
Se plaignant des inégalités sociales, le Tiers de La Rochelle trouvait étrange qu’un roturier fût déshonoré par la peine capitale infligée à son père, tandis que le fils d’un noble pouvait attester, comme titre probatif de la noblesse de son extraction, «le supplice du sien». Il demande à ses députés de représenter «que la peine capitale réservée jusqu’ici aux nobles puisse être la règle générale applicable au cas où la loi condamne à mort; que ce supplice (de la tète tranchée) qui n’a jamais eu dans les idées populaires la tache d’infamie (comme la pendaison) aiderait à la révolution qu’il faut opérer ou du moins n’y serait pas contraire; que l’admission de ce genre de peine ne serait pas une innovation, qu’il est usité indifféremment en Alsace pour les nobles et les roturiers» .
Plusieurs cahiers des différents Ordres de l’Angoumois émettent aussi des vœux pour la réforme de la justice en général, pour son uniformité, pour l’unité de la législation, pour l’institution de justices de paix, pour la suppression des tribunaux d’exception et des tribunaux administratifs, pour la suppression des justices locales et seigneuriales, notamment des «basses et moyennes justices», pour la simplification des lois, pour le «jugement de chacun par ses juges naturels», pour le «droit de défense assuré aux accusés», pour «l’abolition de l’instruction secrète» et des «épices» données aux juges, pour «la publicité des audiences», la suppression de la détention préventive, l’adoucissement des lois pénales, etc. .
Mallet du Pan écrira en 1796: «Les paysans ont gagné des avantages immenses à la Révolution» ; et quelques années après, Mme de Staël dira: «Les jeunes gens et les étrangers qui voient aujourd’hui le peuple enrichi par la division de la propriété et la suppression du régime féodal, ne peuvent avoir l’idée de ce pays lorsque la nation portait le poids de tous les privilèges.»
La plainte contre ces privilèges, contre les droits féodaux et seigneuriaux, contre les dîmes, contre les droits de péage, de banalité, de main-morte, contre les «terrages», les «champarts» et autres rentes seigneuriales, contre leur mode de perception et contre les vexations qu’elles engendrent, contre le droit exclusif de chasse ou de colombier pour les seigneurs, etc., abondent dans les cahiers du Tiers-Etat des sénéchaussées et plus encore dans les cahiers des paroisses.
Par exemple les habitants de Villiers-le-Roux , après avoir représenté leurs «grandes et exorbitantes misères», car ils sont surchargés d’impôts, ayant éprouvé depuis trente ans une augmentation de «plus de moitié », font encore observer «que leurs possessions sont considérablement grevées de rentes nobles dues aux seigneurs de la paroisse, lesquels dits seigneurs ne payent, à raison d’icelles, aucunes impositions; que conséquemment ils doivent participer au déficit de l’Etat, dès lors qu’ils retirent de la dite paroisse le plus clair de son produit». Ils ajoutent «que la majeure partie des seigneurs les induisent en frais pour la réception de leurs rentes qui se doivent payer annuellement à la Saint-Michel et que, quand ils se présentent pour les acquitter à leur échéance, lesdits seigneurs ou régisseurs, soit par un caprice ou autrement, refusent le blé des dits habitants sous prétexte qu’il n’est pas épuré, de sorte que les pauvres habitants et tenanciers. sont forcés de se retirer et de remporter leur blé chez eux; que les seigneurs, indépendamment des offres des tenanciers, leur font donner des assignations pour le paiement de leurs rentes et prétendent l’exiger sur le pied de la mercuriale de l’année précédente, ce qui forme un abus et entraîne des frais considérables à la charge de la paroisse» .
Dans le cahier de doléances de la paroisse de Bessé-Gragonne les habitants chargent leurs députés de représenter:
«Que leur paroisse a très peu d’étendue, qu’elle ne consiste qu’en 55 feux, qu’elle est une des plus grevées d’impositions, que les terres n’y sont pas de grand rapport, que d’ailleurs elles sont enclavées de fiefs de différents seigneurs et communautés qui sont:
«1° Madame l’abbesse de l’abbaye royale de Saint-Antoine d’Angoulême, qui possède la onzième partie de tous les fruits et environ cent boisseaux de blé de rente, que les habitants de la dite paroisse sont tenus de lui payer et, sur un peu de terrain, la huitième partie des fruits;
«2° Madame veuve de Beaucorps possède dans la dite paroisse près de la moitié du terrain, et de plus vingt boisseaux de blé de rente et un droit d’agrier au huit des fruits sur certains fiefs;
«3° Dans l’autre moitié restante, la communauté de Tusson a, dans un quart, deux fiefs où l’on paye, sur un la onzième partie et quelques rentes qui ne laissent pas d’être intéressantes;
«4° Qu’il y a encore M. de Saint-Maurice, seigneur de Souvigné, à qui on paye des rentes;
«5° La commanderie de Villegats qui possède des agriers et rentes, et M. de Nieuil, qui possède aussi quelques rentes.
«D’après cela on peut voir combien ceux qui possèdent les terres sont grevés d’impositions et de rentes.»
«La jurisprudence des Cours des Aides», — lit-on dans le mémoire des doléances et plaintes de la ville d’Angoulême, — «affranchit de taille les prés, bois et vignes des gentilshommes et ecclésiastiques dans quelques lieux que ces sortes de biens soient situés, et, comme ce sont leurs principales possessions, le poids des impositions s’en appesantit d’autant plus sur les taillables. Les droits d’agriers, de champarts, de dîmes, rentes seigneuriales et autres objets semblables ne sont assujettis à aucune des charges réservées au Tiers-Etat. Cette exception est opposée à la nature de la chose; ces droits tenant tellement aux héritages qu’ils font partie de leurs productions et qu’on les prélève sur les fruits.» Le même mémoire signale un autre abus, conséquence du premier: «Combien de gentilshommes confiant la culture de leurs domaines à des colons les font passer pour des gens à gages! On voit journellement des fermiers de terres prendre la qualité de régisseurs par des procurations simulées, et les abus qui dérivent de tant de fraudes sont une des causes qui surchargent la classe plébéienne. Les gens aisés ne fatiguent pas moins la campagne. Les uns se soustraient des impositions par le moyen des charges qui concèdent la noblesse. Les emplois et les offices dont les autres sont pourvus leur donnent l’exemption des taxes personnelles; ce qui, réuni aux privilèges dont jouissent les villes franches, devient un surcroît d’imposition sur les paroisses où chacun d’eux ont des biens. L’extinction de la taille, des accessoires, de la capitation, des vingtièmes et des décimes est donc un des principaux objets à réclamer.» .
Les habitants de la paroisse de Bellon, marquisat d’Aubeterre, constatent «que les charges royales et droits seigneuriaux de ladite paroisse sont si considérables que partie des domaines qui en dépendent ont été abandonnés par le propriétaire d’iceux, comme celui du Grand Maine, dont les bâtiments sont entièrement détruits, qui est de l’étendue de plus de 100 journaux et est entièrement resté en friche et en champbrun depuis quarante ans, sans qu’aucuns des héritiers représentant le sieur Carmagnac, ancien propriétaire du domaine, aient depuis voulu s’emparer d’icelui, à cause des dites impositions royales et rentes seigneuriales dues sur icelui.» .
Les habitants de Courlac, du même marquisat d’Aubeterre, relèvent aussi que «de ladite paroisse environ la moitié est en chaumes et bruyères; n’ayant pas la force de le défricher par les impôts que nous supportons, puisque notre communauté paye 2.286 l. 11 s., sans y comprendre les vingtièmes, ce qui absorbe environ les trois quarts de nos revenus. Et nous devons des rentes considérables aux seigneurs. Les décimateurs emportent le treizième sillon sans aucune charge. Les commis des aides nous font payer des droits exorbitants, nonobstant la taille que nous avons déjà supportée. Cette taille nous est imposée despotiquement par les intendants et les subdélégués, et son augmentation graduelle est livrée à leur arbitraire, puisque, depuis l’abonnement, les tailles ont augmenté de plus d’un quart, sans qu’on ait fait voir aucun ordre du roi. Aussi ne semble-t-il se présenter de terme à notre misère que dans la réforme entière de l’ordre établi pour la fixation de l’impôt». .
«Notre misérable paroisse, disent les habitants de Juignat , semble l’emporter sur ses circonvoisines par le haut taux d’impôts qu’elle supporte, étant taxée aux rôles pour toutes impositions à près de 16.000 livres, ce qui paraît énorme eu égard au nombre de feux et à la qualité des terres; outre que ladite paroisse est inondée de pauvres bordiers que la charité oblige de nourrir la plus grande partie de l’année, faute d’assez d’aisance pour leur procurer du travail dans la saison morte... Mais ce qui aggrave la misère du pauvre peuple, ce sont MM. les seigneurs ou plutôt leurs fermiers qui, ne se contentant pas du blé tel qu’on l’a recueilli, le font passer par un moulin très clair, qui, ne retenant que le plus beau grain, occasionne un déchet considérable..., et font toujours payer au plus haut prix ceux qui ne peuvent payer en espèces.» .
Mêmes plaintes, à Palluaud, à la fois contre les dîmes qui enlèvent le treizième de la récolte, et contre «les rentes seigneuriales qui enlèvent encore du quart au tiers du produit des fonds.»
«Que l’on ajoute encore à cette imposition les vingtièmes et sols pour livre, annuellement taxés par un rôle particulier, qui se montent, la présente année, à la somme de 1.041 l. 1 s., on verra le tableau effrayant de son total qui est de 7.936 l. 19 s. Enfin il est prouvé par l’abonnement fait de cette paroisse, sur les ordres de M. de Tourny, que le propriétaire paie autant d’impositions que le revenu de son fonds s’élève.»
Mêmes plaintes des habitants de Blanzac, de Champagne-de-Blanzac et de Cressac:
«Le nombre multiplié des privilégiés ajoute encore tellement à leur ruine qu’ils partagent entre eux une très grande partie des propriétés de cette petite ville comme partie de ses entours.
«Ils sont très chargés de rentes, en comparant la nature du sol avec le cens, et sont encore vexés par la manière cruelle et arbitraire avec laquelle les agents des seigneurs les perçoivent» .
Les doléances des habitants de Peudry tendent à «représenter respectueusement à Sa Majesté que les malheureux habitants de l’Angoumois, en général, et de la paroisse de St-Nicolas de Peudry, en particulier, sont si surchargés d’impositions de toute espèce que la mesure est à son comble et qu’ils sont près de succomber sous le poids:
«Il en est résulté que plusieurs propriétaires ne sauraient payer leurs impositions du produit entier de leurs terres; il faut que leur industrie y supplée, étant chargés de très grosses rentes seigneuriales qui vont à un boisseau de froment pour chacun journal, et encore, sur trois boisseaux de froment, un boisseau d’avoine par surcroît, qui fait quatre boisseaux sur trois journaux à la mesure du demi d’Angoulême , avec une suite de chapons, d’argent et de géline. De plus, les fermiers desdites rentes tiennent un boisseau fort ancien et vétusté, y ayant beaucoup de bois pourri au fond et par côté qui l’agrandit de plus d’un seizième.»
Les habitants de Saint-André-de-Blanzac , se plaignent aussi des «boisseaux des seigneurs,» et demandent qu’ils soient «tous mis au point déterminé par l’étalon déposé au greffe de la capitale, afin que les agents de ces mêmes seigneurs ne soient plus dans le cas de vexer les malheureux tenanciers.»
«Ceux-ci, surchargés non seulement par l’excès de la mesure, le sont encore par la manière dure dont on leur fait payer la volaille en nature. Par les anciennes baillettes, les chapons étaient estimés dix sols. Par un règlement fait au bailliage d’Angoulême en 1774, ils furent portés à trente-six sols, et aujourd’hui si un malheureux censitaire, qui a pris les meilleurs de sa basse-cour, les porte pour se libérer à l’agent ou receveur de son seigneur, il est cruellement renvoyé avec ces paroles pleines de hauteur et de mépris: «Ils ne sont pas assez gras.» Quel parti peut prendre ce malheureux menacé d’être poursuivi, s’il n’en donne pas comme on les exige? C’est d’acheter au marché les plus beaux qu’il pourra trouver; et ce qu’il y a de plus révoltant encore, c’est que s’ils ne sont pas du poids qu’on aura fixé, le censitaire éprouve un second refus. Enfin le misérable met six à sept francs dans une paire, et ils sont reçus... Encore, si on les exigeait dans le temps qu’ils sont échus! Il faut attendre à l’approche des jours gras, parce que le tenancier les nourrira jusque là ! C’est, il faut en convenir, rendre le joug bien pesant.
«Il en est de même pour le froment. Il est échu à la Saint-Michel et bien des seigneurs, surtout depuis que les papillons désolent une partie de la récolte, n’ouvrent leur recette qu’au mois de décembre, parce que, pendant ce laps de temps, le papillon fait tout le mal, et que la perte et la diminution sera supportée par le tenancier.»
Le cahier de Rochefort-sur-mer demande «la suppression des corvées seigneuriales, restes honteux de la servitude féodale» ; que le droit de franc-fief soit supprimé, comme établissant une distinction humiliante pour le troisième ordre et ruineuse pour les acquéreurs!
La liberté du travail, de l’industrie et du commerce n’existait pas sous l’ancien régime. Les jurandes et maîtrises, supprimées un instant par Turgot, avaient été rétablies presque aussitôt, et, en les rétablissant, on avait omis ce que l’ancien système pouvait avoir de bon; aussi l’édit de 1777 était-il condamné d’une façon à peu près unanime . Le Tiers d’Angoulême admet que, lors de la suppression des jurandes en 1776, on avait peut-être donne trop d’extension à la liberté ; «mais l’édit d’avril 1877 semble ne les avoir renouvelées et augmentées qu’en faveur du fisc. La plupart des artisans de la ville peuvent à peine, en s’établissant, se munir des ustensiles nécessaires à leur profession... La rétribution de vingt sols à payer pour chacune des quatre visites ordonnées par la déclaration du 1er mai 1782, est au-dessus des forces de la majeure partie des maîtres .
Le royaume était coupé par des lignes de barrières qui avaient deux mille huit cent lieues de long . Ces barrières étaient particulières aux droits de traite sur quatre cents lieues. La «traite de Charente» établie à Tonnay-Charente, frappait les produits charentais : vins, eaux-de-vie, papiers, qui descendaient le cours de notre petit fleuve pour sortir du royaume ou de la province, ainsi que les sels qui remontaient la rivière vers Angoulême . Cette traite fait l’objet de vives protestations dans les cahiers de l’Angoumois et de la Saintonge. On demande de même la suppression de cinq grosses fermes établies sur les frontières de l’Angoumois et du Poitou qui, avec leurs bureaux, constituaient des gênes incroyables pour le commerce entre les provinces limitrophes . D’une façon générale, les trois Ordres de nos provinces sont d’accord pour protester contre les traites en général, et pour émettre des vœux pour l’uniformité du tarif, pour la suppression des bureaux à l’intérieur, leur reculement aux frontières, ainsi que pour l’adoption d’un système uniforme de poids et de mesures pour tout le royaume. On se plaint aussi de l’état des routes et des chemins, malgré le poids des corvées.
Ainsi, les habitants d’Ambeville, sénéchaussée d’Angoulême, diocèse de Saintes déclarent que «le mauvais état des chemins vicinaux et de traverse qui vont du bourg en ville, et celui des ponts sur les rivières empêchent le transport des denrées et les prérogatives du commerce.»
Dans le cahier des doléances de Taillebourg, à l’article «corvées», nous lisons: «Les chemins charruaux du comité de Taillebourg sont dégradés en plusieurs endroits, ce qui rend les voitures beaucoup plus coûteuses. On demande que les juges ou justiciers soient autorisés à rendre des ordonnances pour leur entretien et réparation, dans le ressort de leur justice. Cela serait de facile exécution, vu que les corvéables travailleraient en quelque façon pour eux, l’usage des chemins les regardant plus particulièrement. »
On se plaint enfin du préjudice causé à l’agriculture, au commerce et à l’industrie par la multiplicité des fêtes de la liturgie catholique. Ce préjudice a été estimé à des chiffres très considérables. Le Comité de mendicité a parlé de 274 millions . La Noblesse de La Rochelle, en proposant de supprimer quatorze fêtes, pensait éviter par là une perte-nette de 70 millions .
Les questions relatives à l’armée et à la marine ne sont traitées que dans un petit nombre de cahiers. De ce nombre est le cahier de la Noblesse de La Rochelle. «L’Ordre de la Noblesse, y lisons-nous, croit devoir représenter à Sa Majesté combien il est nuisible à son service, à celui de la patrie, et affligeant pour une partie de ses sujets, de voir borner d’une façon humiliante l’avancement d’une classe d’excellents officiers connue sous la dénomination d’officiers de fortune... L’Ordre n’est pas moins affligé de voir la différence marquée que les mêmes ordonnances établissent entre les gens de la Cour ou présentés, et la Noblesse qui habite la province, celle-ci réduite en fait à la perspective du grade de lieutenant-colonel, tout espoir au delà devenant illusoire, ce qui dégoûte un grand nombre d’officiers précieux pour leurs connaissances, prive les régiments de la classe la plus intéressante de leurs chefs et répand un découragement général.»
Au sujet de la marine, le même cahier s’exprime ainsi: «La Noblesse de La Rochelle voit avec regret les variations continuelles que la marine éprouve depuis quelques années. Ces variations prouvent assez le peu d’ordre, de suite et de réflexion qui déterminèrent la conduite du ministre qui le premier a osé renverser son ancienne constitution, et qui se sont maintenus dans celle de ses imitateurs...»
Un autre article est consacré aux canonniers garde-côtes: «L’ordonnance des garde-côtes gêne excessivement les paroisses riveraines... Le paysan qui laboure nos champs n’est pas plus propre à devenir un matelot que celui de l’intérieur du royaume... Il est difficile d’exprimer le préjudice qu’a causé à notre province le classement des matelots» .
L’état déplorable de l’instruction publique, la décadence de la plupart des collèges, l’absence presque complète d’écoles, pour le peuple, l’insuffisance notoire des rares maîtres d’école, font l’objet des plaintes de nos provinces comme du reste de la France.
Le clergé d’Angoumois «supplie S. M. de jeter un regard attentif sur l’état déplorable des collèges... et, relativement au collège d’Angoulême, S. M. sera suppliée de considérer que depuis l’extinction du corps qui l’administrait (les jésuites),les écoles sont désertes et les pères de famille obligés d’envoyer à grands frais leurs enfants dans des collèges éloignés» .
Le collège de Saintes s’était mieux maintenu que celui d’Angoulême. Aussi le clergé de Saintonge déclare-t-il qu’il «doit et rend justice au collège de Saintes, et si le Clergé demande un changement dans l’éducation nationale, c’est dans l’intérêt général du royaume où cette partie est trop négligée et excite de rigoureuses réclamations» .
Le tiers de La Rochelle se plaint que les collèges existants soient parfois réservés exclusivement à la noblesse ou aux catholiques: «quarante-deux enfants de La Rochelle sont élevés au loin parce que leur religion leur ferme le collège de la ville» .
De nombreux cahiers des paroisses se plaignent aussi du mauvais état de l’instruction publique. Les habitants d’Aunac, sénéchaussée d’Angoulême, qui voudraient un bureau de bienfaisance dans chaque sénéchaussée pour pourvoir aux événements désastreux, demandent «qu’il soit aussi établi des collèges dans les plus grandes villes, maîtres ès-arts ou d’école dans les petites paroisses et bourgs pour l’éducation de la jeunesse» .
Les habitants de Montalembert demandent «qu’il soit établi dans leur paroisse un maître et une maîtresse d’école; qu’il soit fourni aux frais de cet établissement et à celui d’une sage femme et aux réparations de l’église et du presbytère; et demandent que le curé y soit tenu, attendu qu’il y a des rentes et terrages que le curé perçoit, alors qu’ils étaient anciennement à la fabrique, et que les sacrements soient administrés gratuitement» .
Les cahiers de Blanzac, de Cressac et de Jurignac, (paroisses voisines), déplorent «l’impossibilité où sont les habitants de faire donner à leurs enfants l’éducation convenable.» — «Nos enfants croupissent dans la dernière ignorance» répètent, en termes plus énergiques, d’autres paysans ».
Et ici, nous devons retenir une remarque déjà faite par beaucoup de compulseurs des cahiers des Etats-Généraux. MM. Aulard, Champion, Boissonnaide, etc. «Non seulement beaucoup de cahiers de paroisses ne sont signés que par une partie des électeurs qui les ont adoptés, «les autres habitants n’ayant pas su» ; mais, ce qui est plus inattendu, les élus eux-mêmes n’étaient pas tous capables d’écrire leur nom en bas du cahier de l’assemblée de bailliage» . Incorrections naïves, gaucherie, pittoresque orthographe, abondent dans les cahiers des paroisses, attestant à la fois l’ignorance du temps, et la sincérité des rédacteurs.
Sans doute, il y avait, en maintes paroisses, même rurales, des écoles, des instituteurs. «Mais le clergé qui était le dispensateur de l’enseignement, donnait-il partout au peuple une instruction suffisante? Les faits pouvent que le peuple, surtout dans sa masse rurale, était fort ignorant. A Taillebourg, le subdélégué constate qu’il n’y a pas plus de trois personnes sachant lire et écrire .
En somme, et quoique certains écrivains aient vanté «la douceur de la vie en France pendant les dernières années qui précédent la Révolution», c’est à un spectacle tout différent de celui de ces tableaux de convention que nous fait assister une étude impartiale et consciensieuse des cahiers redigés par nos aïeux de ce temps-là ou en leur nom. Que si l’on est tenté de se tenir en garde contre les exagérations possibles de certains cahiers écrits d’un style un peu emphatique et déclamatoire, comme celui de Chalais en Saintonge, «rédigé pour les habitants de cette ville par François Quichaudlion, leur député » . nous n’avons pas de raison de récuser le témoignage de la Noblesse de l’Angoumois quand elle propose de réduire le nombre des fêtes, de façon à soulager un peu «la misère extrême du peuple».
Nous ne saurions récuser non plus les doléances suivantes, tirées du cahier des habitants du comté de Taillebourg, exprimées en termes aussi précis que simples:
«Les pauvres censitaires, qui, vendent souvent pour avoir du pain, aiment mieux donner, ce qu’on leur demande, (sur l’article des lods et ventes) que d’avoir un sergent chez eux avec un papier marqué à la main...
«On entend tous les jours des plaintes, contre ce qu’exigent les contrôleurs. Il y a deux ans que le contrat de mariage d’un laboureur payait 3 livres de contrôle; aujourd’hui cette même qualité paye 15 livres. Quand on demande à MM. les contrôleurs: pourquoi cet excés? ils répondent: Ce sont nos ordres; il faut en passer par là. Paye, malheureux, et ne dis mot!»
«Manque-t-il quelque chose à l’église? Recours à M. l’intendant qui envoie, sur la demande du curé, un ingénieur sur les lieux pour faire des procès-verbaux, très dispendieux, à des taux qui permettent les fraudes les plus odieuses au profit des protégés... Les pauvres paroissiens de Juic et d’Annepont, Monseigneur, se jettent à vos genoux pour obtenir un sursis aux travaux de leurs églises jusqu’aux Etats généraux; ce ne sont que des embelissements et du tout points nécessaires.»
Comment enfin n’être pas touché quand on entend, dans leur langue imparfaite, naïve et gauche, mais où débordent à la fois le sentiment et la sincérité des pauvres gens, les paysans, par exemple, de Champniers près d’Angoulême, exprimer ainsi leurs doléances et leurs humbles requêtes:
«Nous, députés de la paroisse de Champniers d’Angoulême, avons pris la hardiesse et l’audacité que de nous vous faire savoir notre misère et notre pauvreté, que nous souffrons par les grosses impositions qui sont taxées par vos intendants et subdélégués; en un mot, ils nous mettent à la mendicité.
ART 1er. — C’est pourquoi, Sire, mon Roi, depuis de si longues années que nous avons souffert martyre pour faire valoir les fonds, que l’on surveille nuits et jours pour faire la cultivation sous la pluie, la neige, la glace, enfin toutes sortes de misères que l’on s’expose pour tâcher que la terre ne demeurât point inutile.
ART. 2. — Car tout homme qui a connaissance sur la terre, comme notre bon prince et ministre, [sait] que si les cultivateurs se déterminaient à ne point faire de culture, tout est perdu; personne ne subsisterait plus, car, Sire, mon Roi, tout état qui puisse être, il faut toujours avoir recours au cultivateur.
ART. 3. — Enfin, l’accablement et la misère du pauvre cultivateur vient de ce que les charges qui sont imposées sont si furieuses et si grosses, qu’ils ne peuvent plus y compatir sans se récrier à notre bon prince, et s’il juge bien à propos, qu’il donne un soulagement à son pauvre menu peuple... afin de leur diminuer de gros droits bien lourds que notre bon prince n’en reçoit rien.
ART. 4. — Sire, mon Roi, si vous aviez connaissance de tout ce qui se passe en France, ou votre ministre, que votre pauvre menu peuple souffre dans la plus grande misère et la plus misérable pauvreté, qu’on impose en France toujours de nouveaux droits, outre ceux de la taille, capitation, imposition militaire, dixième et quatre sols pour livre.
ART. 5. — Nous avons les droits de contrôle que nous payons bien gracieusement, nous ne connaissons point à quel prix on les prend.
ART. 6. — Nous avons des huissiers-priseurs qui portent un tort considérable dans une famille qui tomberait en minorité de manière que les enfants mineurs restent sans subsistance.
ART. 7. — Nous avons le droit de casuel que nous payons à un curé, bien considérable, quoique la dîme de nos fonds ait été autrefois à cet usage, à telle fin qu’il y a des pauvres malheureux qui sont obligés de faire une dette pour payer ce curé.
ART. 8. — Enfin nous demandons à notre bon prince... que nous ayons la liberté d’empêcher le décimateur de percer nos petits domaines... pour prendre ses droits.
ART. 9. — Sire, mon Roi, vous avez en France des aides ou commis que les cultivateurs souffrent et frémissent sous leurs yeux; qu’ils exigent des droits bien mal à propos, au regard de la matière du vin, que personne n’ose en vendre sans en payer des droits bien considérables, quoique la vendition s’en faisait en Angoumois... quoique le charroyeur ne faisait que passer un tour de roue. Outre que, dans l’Angoumois, il faut payer un droit bien considérable. Et, au regard de la bouilleure pour faire la réduction de cette matière en eaux-de-vie, il faut aller faire cette déclaration à un buraliste qui nous fait payer un droit que nous ne connaissons de quoi il provient, et que, si on ne vend point cette même eau-de-vie dans le cours de l’année, il faut encore payer les mêmes droits.
ART. 10. — Enfin, nous demandons à notre bon Roi que si toutes ces grosses impositions, que le pauvre peuple paye à Sa Majesté, soit taille, impositions militaires, capitation, dixième et quatre sols pour livre ne pèsent pas (assez) sur le revenu du cultivateur sans y ajouter d’autres droits.
ART. 11. — Sire mon Roi, nous vous déclarons encore un droit bien mal imaginé pour le pauvre menu peuple. Que si, dans une famille, ils sont plusieurs frères, ou bien oncle, qui arrivent à décéder, les héritiers ne peuvent point recueillir leur succession sans faire faire une estimation de leur peu de bien qu’ils laissent à leurs dits héritiers, pour payer, dit-on, un droit de centième denier, et que si la prescription vient au délai de trois mois, on paye le triple.
ART. 12. — Sire, mon Roi, au lieu qu’un riche se trouve à son aise et a consolation, il regardera toujours à détruire le menu peuple, jamais il ne fera part de la grande misère et accablement du pauvre menu peuple; si vous daignez accueillir ceux qui s’humilient volontairement devant vous pour vous faire à connaître toutes nos misères, si notre bon Roi voulait bien permettre à son menu peuple, comme vous avez fait vos déclarations, d’accepter la lumière du petit peuple, ils vous feront à connaître toutes leurs misères, en observant la vérité, jamais de supposition, soit par bouche ou par écrit .
ART. 13 et 14. — Sire, mon Roi, bien de tristes travaux qui se font par des entrepreneurs qui font entendre à Sa Majesté que ces travaux sont bien utiles, qui est une partie de la ruine de la France, principalement les travaux sur l’eau qu’on a voulu continuer dans des pays que jamais ils ne peuvent y réussir; que ces entreprises sont l’auteur d’une perte considérable, tant par la consommation des terres que par l’abattement des arbres... Ces mêmes travaux ont été jusqu’au pont nommé Vars, en ayant fait la démolition, quoique bien servant à l’utilité du peuple pour passer et repasser, non pas à la navigation des entreprises; la démolition faite et la reconstruction bien avancée, on avait fait des bâtardeaux en forme de planches pour l’utilité du peuple, pour aller et venir à leurs affaires. Quoique, un jour de foire de Vars bien renommée, le sieur entrepreneur, pour avancer encore plus sa fortune, fait ôter ces dits bâtardeaux pour empêcher le peuple d’y passer, fait mettre un homme avec un bateau pour passer et repasser le peuple et, en même temps, d’exiger une somme de chacun, de façon que, environ les trois heures du soir, on entra dans ce bateau trois ou quatre paires de bœufs et environ cinquante hommes et femmes, de façon que le bateau se plongea à fond et que la majeure partie de ce peuple se noya.
ART. 15. — Sire, mon Roi, ces entrepreneurs, cherchent plus leur fortune que celle de Sa Majesté, car aujourd’hui on ne voit point de fortunes plus brillantes que les gens de cet état...; ils imposent au pauvre menu peuple des impositions si grosses qu’elles s’élèvent au-dessus de sa force; le pauvre menu peuple ne peut, défaut d’argent, payer le receveur; ils ont des huissiers exprès, en envoient chez les cotisés; ils font des frais considérables; en un mot ils enlèvent tout ce qu’ils ont dans leurs maisons, soit meubles meublants et couchettes, grains, vins et autres choses qui sont pour leur subsistance; ils font une vendition de tous ces petits objets; enfin les sommes qui se lèvent ne font que payer leurs frais, et les impositions si fortes restent toujours à payer. Voilà ce qui est l’auteur de la ruine entière du pauvre misérable.
ART. 16. — «Sire, mon Roi, votre pauvre menu peuple vous fait encore à savoir qu’il est dans une gênation affreuse; que sa faim ôte toutes bonnes inclinations pour la cultivation des terres pauvres.... Si, dans un domaine qui appartient à un misérable, il fait une élève d’arbres et qu’il arrive, un jour, qu’il a besoin d’un arbre pris dans son domaine, Sire, mon Roi, nous vous faisons à savoir que nous ne pouvons pas l’abattre sans faire une déclaration aux gardes particuliers et sans un droit mal imposé et à payer.
ART. 17. — «Sire, mon Roi, bien malheureux que nous sommes dans l’Angoumois au respect de la Saintonge, qui avoisine l’Angoumois. Il y a Vars et Anais qui nous joignent, et principalement celle de Vars qui est une paroisse bien produisante sur toutes sortes de fruits, vins, grains et principalement le foin, car c’est la paroisse la plus fournie de prés de tout notre pays. Or, les deux paroisses ci-dessus expliquées payent à Sa Majesté aux environs de 8.000 livres; tandis qu’une pauvre misérable comme la nôtre, qui appartient au même prince, en paye environ à Sa Majesté 36.000 livres. Sire, mon Roi, il n’est pas étonnant, si vous voulez bien permettre de vous dire, qu’un subdélégué, autrefois, avec le sieur Poutier, qui ont dans la paroisse de Vars au moins 400 journaux de possessions, ne payent à Sa Majesté, qu’aux environs de 40 livres.
ART. 18. — «Sire, mon Roi, nous vous demandons, si Votre Majesté veut bien l’ordonner, que nous ayons connaissance pour faire nos rôles..., de ce que notre bon prince jugera à propos, (mais) non pas des subdélégués et intendants qui font la ruine totale en France.
ART. 19. — «Sire, mon Roi, et au regard de vos receveurs d’Angoulême, ils causent une ruine entière en Angoumois. Ils ont leurs sergents qu’ils envoient chez le pauvre menu peuple pour l’écraser en frais. Sire, mon Roi, si vous voulez bien permettre de vous dire que, dans vingt et un jours, les cultivateurs ont eu, deux journées, le sergent qu’il faut le payer et nourrir bien gracieusement, et même qu’il a un cheval qu’il faut aussi le nourrir. Nous demandons à Sa Majesté si tous ces objets ne sont pas une cause de ruine de la France.
ART. 20. — «Nous demandons à Sa Majesté que tous soient taxés suivant leur étendue de fonds, soit-disant nobles ou privilégiés; en un mot nous demandons que notre bon prince ordonne l’égalité. Il est juste que ceux qui possèdent les fonds payent les droits royaux, car enfin nous connaissons que le menu peuple ne possède rien en comparaison de la noblesse et des privilégiés. Ces derniers ne payent rien à Sa Majesté ; au contraire, ils retirent des pensions de Sa Majesté, qu’ils se disent au service du Roi. Bien loin, ils sont plus nuisants que faisant le |bénéfice du prince, tandis que les pensions sont en partie l’auteur que les trésors de notre bon prince sont démunis. Ils ne servent pas plus le prince que le menu peuple ou encore moins que ce dernier.
ART. 21 et 22. — «Nous demandons aussi que tous gens de charge et professions, c’est-à-dire avocats, procureurs, notaires et sergents, soient taxés par une loi, que le Tiers-Etat ait connaissance de leurs écritures, et principalement, s’ils sont obligés de quitter leur domicile pour aller aux affaires de campagne, qu’il soit fixé une somme à la distance du lieu, aux avocats pour leur consulte, aux procureurs pour leurs pièces, aux notaires pour leurs contrats, obligations et quittances, aux sergents pour leurs assignations; chacun à leur égard de ce qu’ils auront écrit de rôles de papier, de façon que chaque affaire se; décide dans l’an, sous peine de punition.
«La publication du Roi de ses édits étant faite le dimanche à l’issue de la messe paroissiale, aussitôt on fut obligé de s’assembler jusqu’à 10 heures du soir pour se représenter, le mardi sans faute, pour nommer les députés; l’affaire était si pressante qu’on n’a pas eu le temps de déclarer toute notre misère. C’est l’auteur que nous avons pris la liberté de faire passer la présente par devant M. de Necker, directeur général.»
«A M. de Necker, directeur général, à son hôtel à Versailles; nous nous humilions et l’acceptons tous avec une bonne et heureuse santé ; nous prions Dieu pour Vos Grandeurs.»
Nous avons tenu à donner en son entier, cet exposé des plaintes du «menu peuple» sous l’ancien régime, d’autant plus impressif qu’il est tracé d’une plume inexperte et naïve par un paysan, «député » par d’autres paysans. [Après l’avoir lu, qu’on compare l’état de misère de ces pauvres gens, sujets si humbles et si suppliants du «bon roi», avec l’état d’aisance, de liberté, d’instruction, de dignité, qui est aujourd’hui celui de nos cultivateurs charentais, citoyens français, membres d’un peuple souverain au même titre que tous les nobles et toutes les «Grandeurs» bénéficiant des droits de tous et de l’égalité commune devant la loi et devant la justice de leur pays. En mesurant ainsi le chemin parcouru depuis 1789 et grâce à la Révolution française, tout homme de bonne foi conviendra que ce n’est pas seulement |la bourgoisie, comme on l’a dit souvent, qui a bénéficié des conquêtes de cette grande Révolution sur le régime des privilèges, des abus, des inégalités criantes, mais encore et surtout le «pauvre menu peuple». Et les descendants, aujourd’hui redressés, de ces pauvres paysans courbés sur la glèbe et sous la crainte perpétuelle de tous les sergents et de tous les exacteurs, béniront la mémoire de ces «grands ancêtres» de la Révolution française à qui ils doivent leur libération, leur bien-être; leur dignité d’hommes et de citoyens.
NOTES ET DOCUMENTS
Sous le titre: La Charente Révolutionnaire, Victor et Jérôme Bujeaud avaient commencé, en 1867, la publication d’un ouvrage dont le tome Ier seul, contenant l’Introduction et un Appendice, a paru. Nous en extrayons les passages suivants sur la perception de la taille en Angoumois sous l’ancien régime:
«La taîlle était un impôt sur le sol. Mais on distinguait entre les pays de taille réelle et les pays de taille personnelle. Dans les pays qu’on appelait: de taille réelle, l’exemption de l’impôt n’était pas attachée à la qualité de la personne; les fonds étaient équitablement imposés d’après leur valeur et leur revenu. Que le propriétaire fùt noble ou roturier, ses terres supportaient la taxe qui les devait frapper légitimement.
«Au contraire, dans les pays où la taille personnelle existait, et notre province était de ce nombre, l’impôt était dù à raison de la condition de la personne; il ne frappait que le roturier. Les nobles, les ecclésiastiques, les privilégiés les nouveaux anoblis ne le payaient pas. C’était un principe qu’ils ne devaient pas être imposés, à raison de leurs personnes, parce qu’elles étaient immunes. Ils ne pouvaient l’être non plus à raison de leurs biens, parce que ces biens nobles ne devaient supporter la taille d’aucun propriétaire. C’était donc dans les pays de taille personnelle que les avantages attachés à la noblesse, aux emplois du Clergé, aux offices anoblissants, pesaient de tout leur poids sur le roturier, qui payait seul par cela qu’il était roturier. Aussi, dès qu’on avait amassé un peu de fortune, s’empressait-on de déserter la campagne, d’acquérir des privilèges; et, comme il fallait, chaque année, que l’impôt rentrât intégralement dans les coffres du trésorier général, la quote-part du nouveau privilégié refluait injustement sur les habitants de la paroisse où ses biens étaient situés.
«A la taille s’ajoutaient, au XVIIIe siècle, différentes impositions connues sous le nom d’accessoires de la taille: la capitation, les dixièmes, les vingtièmes, etc., legs des règnes de Louis XIV et de Louis XV. Etablis comme toujours à titre provisoire, pour le défrai de la guerre, ces impôts s’étaient accrus d’année en année, et les besoins continuels de l’Etat en éternisaient le maintien...
«La taille, la capitation, les vingtièmes, impôts si lourds par l’inégalité de leur répartition, devenaient encore moins supportables par la dureté oppressive avec laquelle les receveurs avaient accoutumé d’en user contre le contribuable.
«Chaque année, on marquait à l’intendant le chiffre auquel sa généralité était taxée, et ce chiffre il pouvait l’augmenter, sans avoir jamais le droit de le diminuer. La répartition faite selon son bon plaisir, il choisissait, parmi les habitants de chaque paroisse, ceux qui devaient être collecteurs, c est-à-dire qui devaient couvrir l’impôt. Cet emploi de collecteur de paroisse, qui jadis était un honneur, s’était à la longue changé en une lourde charge; car tous étaient solidairement responsables: ils devaient, dans un temps voulu, verser au receveur la cotisation entière de la paroisse. Or, tous les ans, par suite de la misère publique, il arrivait que, le terme expiré, n’ayant pu recueillir qu’une faible partie des subsides royaux, ils étaient hors d’état de parfaire le surplus. Ils réclamaient un sursis, mais en vain. Le receveur, escorté d’huissiers et de fantassins, envahissait le domicile et les sommait de fournir l’impôt dans le plus bref délai; sinon, c’était la contrainte, la saisie des meubles, des récoltes, des bœufs, la prison...
«Après les collecteurs et le receveur des tailles se présentait le contrôleur charge de ramasser les dixièmes et les vingtièmes, dont le gouvernement fit faire toujours le recouvrement par des préposés de son choix... Les pauvres étaient surchargés. On comprend le désespoir du cultivateur. La constitution de la propriété féodale le condamnait à l’indigence, au labeur ingrat...
«Indépendamment des tailles et des droits joints au domaine: contrôle, insinuation, centième denier, fardeaux énormes, il livrait à dîme le douzième, le treizième et jusqu’au quart de ses fruits. Il voyait appauvrir sa récolte par les redevances seigneuriales: droits de champarts, agriers et terrages; pauvre hère qui avait contre lui la taxe militaire, la taxe des chemins, tandis que les droits de mouture, de fournage, de banvin lui disputaient sa subsistance quotidienne, et que les octrois, les péages, les marchés, les plaçages, les traites, la maltôte, le frappaient dans son industrie et dans son commerce.
«Il payait seul, il payait tout, car le nombre des privilégiés était grand: on en comptait plus de six cents dans la seule élection d’Angoulème qui eussent dû être imposés légalement et dont la quote-part retombait sur lui.»
Voir aussi, dans le Bulletin et Mémoires de la Société archéologique et historique de la Charente (1894), le compte-rendu de l’ouvrage de M. Rémondière, avocat à Ruffec: Les impôts sous l’ancien régime:
«Nos calculs nous autorisent à affirmer, écrit M. Rémondière, que les charges directes sur le sol enlevaient à l’homme des champs le tiers environ de sa récolte.»
«Ce résultat se rapproche de celui que nous avons nous-même obtenu» écrit, à ce propos, M. Daniel Touzaud, auteur lui-même d’une Etude sur l’état de l’agriculture en Angoumois avant la Révolution. (Bulletin, etc.... de 1892).