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LES ÉTATS-GÉNÉRAUX L’ASSEMBLÉE NATIONALE A VERSAILLES

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Les anciens Etats-Généraux avaient presque tous tenu leurs assises en province, dans des villes du centre . Cette fois, pour les convenances personnelles du roi, le choix s’était arrêté sur Versailles , où les communications entre les députés et la Cour devaient être plus faciles et plus promptes. Fixée d’abord au 27 avril, la convocation des trois Ordres fut renvoyée au 4 mai, sans autre raison sinon que les préparatifs pour les recevoir n’étaient pas terminés.

Le voyage de Saintes ou de La Rochelle à Paris prenait alors de trois à quatre jours en chaise de poste ou en diligence. Au jour fixé, ou même auparavant, tous les députés de nos provinces étaient à leur poste , prêts pour la cérémonie solennelle qui précéda leur installation , prêts, surtout, la plupart, pour l’action utile qui devait être celle de leur grande Assemblée.

Si c’était par crainte de Paris que la Cour avait convoqué à Versailles les Etats-Généraux, elle aurait dû alors en redouter jusqu’au voisinage. Mais peut-être pensait-elle que l’apparat de Versailles, en impressionnant les députés provinciaux, les soumettrait plus facilement à son influence. Devant la majesté de ce château royal où aboutissent les trois larges avenues derrière lesquelles les maisons de la ville s’effacent et ne semble tolérées que pour faire cortège sur le passage du souverain, on imagine, en effet, quelle dut être l’impression de ces élus arrivant du fond de leurs provinces, et dont quelques-uns voyaient ce spectacle pour la première fois. Ce calcul, s’il fut fait, se trouva faux. Le contact direct avec la Cour devait développer, chez plusieurs au moins des représentants du Tiers, plutôt que des dispositions admiratives, l’esprit de critique et de rancœur. Avec le développement des idées égalitaires que Jean-Jacques Rousseau avait mises à la mode, le sentiment que la haute dignité de leur mandat, comme députés des «Communes» ou de la «Nation», devait les placer sur un pied d’égalité avec les mandataires du clergé et de la noblesse, leur faisait exhaler de vives plaintes quand ce sentiment était froissé. Les griefs, à cet égard, ne leur manquèrent pas dans les premiers temps. Ce fut d’abord l’ajournement de la convocation des Chambres. Ce furent ensuite les costumes noirs dont on prétendit affubler les députés du Tiers et qui les faisaient ressembler, selon les uns, aux «frères des écoles chrétiennes», selon d’autres, à des «Orgons de comédie» .

Au défilé qu’on leur fit faire au château, le 2 mai, pour les présenter au roi, les portes s’ouvrirent à deux battants pour les deux premiers Ordres; elles ne s’entr’ouvrirent plus qu’à un seul battant pour laisser passer les membres du Tiers. A la cathédrale, le centre de la nef étant réservé pour la noblesse, les députés des communes furent rejetés sur les bas côtés. Enfin, dans le local même des Menus où siégèrent les Etats-Généraux, on les fit entrer par une poterne de la rue des Chantiers, tandis que les deux Ordres privilégiés entraient à la suite du roi, par la grande porte de l’avenue de Paris.

S’ils se sentirent d’abord un peu dépaysés et perdus dans ces grands espaces de la ville royale, où l’on avait eu soin cependant de prendre des dispositions pour assurer leur logement ; et si le très grand nombre des députés devait empêcher que, de longtemps encore, il se connussent entre eux , du moins, par un instinct tout naturel, ceux qui se connaissaient déjà avant de quitter leur province, se recherchèrent, se groupèrent habituellement, lièrent, de l’un à l’autre, connaissance avec les députés des provinces voisines; et, peu à peu, le cercle de ces relations s’étendit de la province à la région .

Ces échanges de relations et de vues étaient particulièrement indiquées entre les députés de la région santonique; Augier, député des bailliages d’Angoulême et de Cognac, était proche parent d’Augier de la Sauzaye, négociant à Tonnay-Charente, et député de la sénéchaussée de Saintes. Il n’est pas douteux que les députés de l’Aunis ne connussent aussi pour la plupart ceux de la Saintonge, et ceux-ci ceux de l’Angoumois .

Un des personnages les plus en vue et les plus sympathiques de l’époque était d’ailleurs tout disposé à leur servir de trait d’union et à faire de sa demeure un centre de réunion où les représentants des Ordres de notre région durent très vite se sentir à l’aise et comme «chez eux». Nous voulons parler du duc de La Rochefoucauld , pair de France, marquis de Barbezieux en Saintonge et propriétaire du château de cette ville, — fils de la duchesse douairière de La Rochefoucauld d’Anville qui possédait et habitait le château de Verteuil en Angoumois, — dont nous avons déjà vu le rôle et l’influence en Saintonge au moment des réunions préparatoires des Etats provinciaux et des Etats-Généraux.

Ce grand seigneur, libéral et humanitaire de tendance, membre de la Société des Amis des noirs, protégeait les sciences et les arts, les encourageait par sa fortune qui était très considérable, et les cultivait lui-même sans ostentation. Des goûts aussi honorables lui avaient acquis beaucoup de partisans dans le clan des «philosophes», alors en possession du sceptre de la littérature et de la politique . Sa maison «distinguée par sa simplicité, la pureté des mœurs, l’indépendance de la Cour et la liberté des principes, réunissait les principaux membres de la noblesse qui se déclaraient pour tout ce qui favorisait le peuple: la double représentation du Tiers, le vote par tête, l’abandon des privilèges, etc. Condorcet, Dupont (de Nemours), La Fayette, le duc de Liancourt, étaient les principaux personnages de cette société. L’idée dominante était de donner à la France une Constitution» .

En outre de cette haute relation qu’ils devaient aux attaches du duc avec la Saintonge et l’Angoumois, berceau de sa maison, des circonstances particulières ainsi que des liens de famille avaient pu mettre en rapports les députés de nos provinces avec tels ou tels de leurs collègues des Etats-Généraux. C’est ainsi que, né en 1762 à St-Fargeau , Regnaud (de St-Jean-d’Angély) se trouvait en relation de parenté avec Lepeletier (de St-Fargeau), député aux Etats-Généraux par le tiers de Paris, et dont l’assassinat, en 1793, devait provoquer un deuil public.

Et, puisque nous parlons de Regnaud, introduisons-le tout de suite comme celui des députés de notre région qui devait être le plus en vue sur la scène politique, pendant toute la durée des Etats-Généraux et de la Constituante, comme il en devait occuper l’un des premiers plans pendant la période du Consulat et de l’Empire.

Très jeune alors puisqu’il ne comptait encore, en 1789, que 27 ans, — et c’est ce qui permit à l’abbé Maury, le tumultueux défenseur des privilèges du Clergé, de le traiter un jour, en pleine Assemblée nationale, de «petit garçon», — Regnaud avait du moins les qualités de la jeunesse: la vivacité, l’entrain et l’activité. Quoique plutôt petit de taille, il avait, écrit un biographe, «un extérieur avantageux, une élocution facile, un son de voix net et agréable» . L’audace aidant, il eut donc bientôt fait de se pousser au sein de l’Assemblée dont il ne tarda pas à être nommé l’un des secrétaires. Il fut aussi désigné pour faire partie du Comité des rapports, ce qui lui procura l’occasion de monter souvent à la tribune et de prendre la parole comme rapporteur de ce comité.

Ayant la plume facile autant que la parole, il s’entendit avec un libraire de Versailles, Blaizot, «libraire ordinaire du roi, rue de Satory», pour publier, sous le nom de Journal de Versailles, une feuille qui, remplie surtout par le compte-rendu des séances de l’Assemblée nationale, devait donner un aliment à la faim et à la soif si générales alors, dans toute la France, de savoir ce qui se passait dans cette Assemblée vers laquelle toutes les pensées convergeaient . C’est pour satisfaire, un peu différemment, le même besoin qu’un contemporain et concitoyen de Regnaud, Elisée Loustalot, (né à Saint-Jean-d’Angély le 25 décembre 1761) allait bientôt, d’accord avec le libraire Prud’homme, mettre sa plume au service de la cause révolutionnaire, dans la feuille hebdomadaire les Révolutions de Paris .

Mais nous avons anticipé sur l’ordre des faits. Il nous faut revenir en arrière pour noter les événements les plus remarquables à dater du jour de l’inauguration des Etats-Généraux.

Et d’abord, quel spectacle nouveau! quel étonnement! Dans cette France jusque là «si ingénieuse, si oisive, si littéraire; après ce règne du bon plaisir, après ce silence entrecoupé par des plaisanteries de salon, ces voix fortes qui retentissent tout à coup, ces douze cents hommes réunis dans une assemblée, ce sénat qui est un forum!»

Un des témoins de ce spectacle, assistant à cette première séance, du 5 mai, dans ce qu’il appelle «la première Assemblée du monde», écrivait dans son enthousiasme: «Quel grand et magnifique tableau s’est déroulé sous mes yeux! Je n’ai pas de termes pour vous rendre, pour vous exprimer mon extase et mon ravissement, soutenus, pendant neuf heures de suite, sur ce tableau» . Pour cette première séance, qualifiée de «séance royale d’ouverture», les trois Ordres avaient été convoqués simultanément, dans la salle dite «des Menus» : c’était une vaste enceinte rectangulaire, ornée de deux rangs de colonnes d’ordre ionique, située entre l’avenue de Paris et la rue des Chantiers et pouvant contenir plus de 2.000 spectateurs. La salle, au témoignage d’un des députés présents, était «majestueuse, mais fort mal disposée pour que les députés puissent s’y faire entendre» . Voici comment le vicomte de Malartic rend compte de cette séance dans son journal manuscrit:

«Du 5 mai. L’ouverture des Etats-Généraux s’est faite aujourd’hui avec la plus grande pompe... Les travées et les tribunes étaient occupées par les plus jolies femmes, prévenues de n’avoir ni plumes, ni chapeaux. Les ambassadeurs avaient deux travées, pour eux. Au fond de la salle était élevée une estrade spacieuse, tendue en velours violet semé de fleurs de lys d’or. A l’entrée, un peu sur la droite, était le trône du roi sous un dais de la plus grande magnificence. A côté du trône, à gauche, un fauteuil pour la reine; en avant du même côté, un fauteuil pour le chancelier... Derrière le fauteuil de la reine, plusieurs sièges pour les princesses». Le roi lut un discours préparé pour la circonstance et qu’il avait préalablement répété lui-même, en étudiant ses intonations . Le garde des sceaux prit ensuite la parole; puis le ministre des finances, Necker, lut un long, très long rapport, dont Mirabeau devait, dans son Journal des Etats-Généraux, dénoncer l’insignifiance.

Dès le lendemain, 6 mai, la question se posait déjà de savoir si les Ordres délibéreraient séparément ou en commun. On sait que la plupart des cahiers du Tiers demandaient la délibération commune et le vote par tète et non par Ordre .

Réunis dans la grande salle que nous avons décrite, et où ils attendirent vainement leurs collègues des deux autres Ordres, qui se rendirent dans leurs locaux respectifs, ceux du Tiers entendirent une proposition de Malouet, député d’Auvergne, tendant à envoyer des députés aux deux premiers Ordres pour leur demander de «venir prendre séance en l’Assemblée nationale, pour procéder à la vérification des pouvoirs respectifs». Mirabeau appuya cette proposition que combattit au contraire Mounier.

Le débat dura plusieurs jours, et ce fut seulement dans la séance du lundi 18 mai que fut adoptée cette motion de Rabaut St-Etienne, député de Nîmes:

«L’Assemblée des Communes a résolu qu’elle nommerait des personnes pour conférer avec celles qui ont été ou seront choisies par MM. du Clergé et de la Noblesse sur les moyens proposés pour réunir tous les députés afin de vérifier les pouvoirs en commun; et il sera fait une relation écrite des conférences.»

Le principe de ces conférences ayant été admis par les autres Ordres , des commissaires nommés par les trois Ordres se réunirent, le 23 mai et les deux jours suivants, sans aboutir à aucune entente et, le 26 mai, sur la proposition du duc de Villequier, la Chambre de la Noblesse rompit brusquement les négociations. Le Clergé avait d’ailleurs voté la vérification séparée à la majorité de 133 voix sur 114, et la Noblesse à la majorité de 188 sur 114.

C’était la lutte qui s’annonçait. Avant d’en venir aux résolutions de combat, la Chambre du Tiers qui prenait, à l’exemple de l’Angleterre, le nom de Chambre des Communes, résolut, sur une proposition de Mirabeau, de faire une tentative auprès du Clergé, dont on avait pu constater, dans les conférences, que plusieurs membres, surtout dans le bas-clergé, étaient sympathiques à l’idée d’une délibération commune avec le Tiers-Etat.

Une députation nommée à cet effet se rendit aussitôt auprès de l’assemblée du Clergé ; et Target, prenant la parole au nom de cette délégation, dit aux députés de cet Ordre que «ceux des Communes les priaient et les adjuraient, AU NOM DU DIEU DE PAIX, dont ils étaient les ministres, et au nom de la nation, de se réunir à eux dans la salle de l’Assemblée générale, afin de chercher ensemble les moyens d’établir la paix et la concorde».

«Ce n’était plus, cette fois, écrira Louis Blanc, à l’appui d’une misérable vanité de caste qu’on invoquait le Seigneur: on prenait à témoin l’Etre en qui réside l’unité de la famille humaine. Les humbles desservants des églises de village furent attendris; des larmes coulèrent; un cri se fit entendre: «Partons à l’instant même!»

Mais les chefs et les dirigeants du Clergé, partageant l’orgueil de la Noblesse, éprouvaient la même répugnance à l’idée de se mêler et confondre avec les représentants du Tiers-Etat. Le cri n’eut donc qu’un faible écho; plusieurs jours encore devaient s’écouler avant la chute ou l’entraînement de ces résistances des Ordres privilégiés.

Les députés de la Noblesse et du Clergé de nos trois provinces — sauf les honorables exceptions que nous verrons plus loin, — ne surent pas se dégager, en cette occurrence, des préjugés et des querelles de leur Ordre respectif. Ce fut notamment le cas du vicomte de Malartic, député de la noblesse d’Aunis, que la Chambre de la Noblesse avait élu comme secrétaire , et que nous verrons, avec tous les députés de la Noblesse de nos trois provinces, protester contre la réunion des trois Ordres, même après que le roi se sera prononcé pour cette réunion.

Le 28 mai, les trois Ordres recevaient, dans leurs Chambres respectives, communication d’une lettre du roi témoignant le désir «que les commissaires conciliateurs reprissent leurs conférences dès le lendemain, en présence du garde des sceaux, en vue d’une harmonie désirable et instante».

Ce même jour, l’évêque de Saintes, M. de La Rochefoucauld-Bayers, se présentait devant la Chambré des Nobles, à la tête d’une députation du Clergé et, portant la parole, disait:

«Le Clergé vient de recevoir une lettre du Roi et il suspend toute délibération jusqu’à l’issue des conférences proposées par Sa Majesté.»

A quoi le président répondit que la Chambre de la Noblessse était aussi disposée à envoyer ses commissaires.

Les députés des Communes de leur côté arrêtèrent, après discussion, que «pour répondre aux intentions paternelles du Roi, les commissaires déjà choisis par eux reprendraient leurs conférences avec ceux du Clergé et de la Noblesse, au jour et à l’heure que S. M. voudra bien indiquer; que procès-verbal serait dressé de chaque séance et signé par tous ceux qui y auront assisté, afin que le contenu ne puisse être révoqué en doute».

Les conférences reprirent effectivement, à partir du 30 mai, à l’hôtel de la chancellerie, à Versailles, entre les commissaires des trois Ordres, avec adjonction d’un certain nombre de commissaires désignés par le roi, parmi lesquels le garde des sceaux et le ministre des finances Necker.

Ces conférences, rendues difficiles par les prétentions contraires des trois Ordres, duraient encore à la date du 10 juin et l’impatience de tous allait grandissant, quand Sieyès, député de Paris aux Communes, exprima devant cette Chambre l’avis qu’on adressât une

«dernière invitation» aux. deux autres Ordres pour les prévenir

«qu’ils ne pouvaient différer davantage à satisfaire à l’obligation imposée à tous les représentants de la nation de se constituer en assemblée active et de concourir, pour commencer, à la vérification en commun de leurs pouvoirs».

Regnaud (de St-Jean-d’Angély) , appuyant la motion, exprima l’avis qu’il convenait «de faire au Roi une adresse dans laquelle on exposât les motifs qui ont forcé les Communes à rejeter l’ouverture proposée par ses commissaires, motifs qui portent sur l’opiniâtreté de la Noblesse. Comme le Clergé, ajouta Regnaud, ne montre pas une conduite aussi répréhensible que celle de la Noblesse, il ne faut pas employer les mêmes termes pour sommer celui-ci de se rendre dans la salle nationale» .


La proposition de Sieyès, avec l’amendement de Regnaud, fut adoptée; les commissaires désignés pour les conférences furent chargés de la rédaction de l’adresse au roi, et Sieyès fut prié de concourir à ce travail.

Il fut aussi décidé que dix des adjoints au bureau se rendraient à la chambre du Clergé et dix autres à celle de la Noblesse pour porter à chacune l’arrêté pris par l’Assemblée.

Les députations du Tiers furent reçues le 12 juin par les Chambres du Clergé et de la Noblesse.

Après leur départ, on mit en délibération, dans chaque Ordre, l’invitation des Communes.

Dans la Chambre du Clergé, les débats furent très longs et très vifs, les députés de Paris et principalement l’abbé Maury s’opposant fortement à la réunion; mais, finalement, rien ne fut décidé.

De même la Noblesse ne décida rien sur l’invitation des Communes. Elle se contenta d’envoyer aux Communes une députation pour annoncer «qu’elle en délibérerait encore».

Mais, à la Chambre du Tiers-Etat, l’impatience croissait et les débats s’échauffaient. Un projet d’adresse au roi, rédigé par Malouet fut rejeté, comme trop «rempli de compliments» et la rédaction de Barnave, plus sèche, obtint la préférence.

Après quoi, l’on décida de procéder «à l’appel général des députés du Clergé, de la Noblesse et des Communes des différentes provinces, diocèses, bailliages, sénéchaussées et villes de France», et il y fut procédé, dès le même soir et le jour suivant .

Le premier jour, trois curés du Poitou, Lecesve, Ballard et Jallet, se rendent à cet appel et sont couverts d’applaudissements; le second, il en arrive six; le troisième et le quatrième, dix, au nombre desquels se trouvait le célèbre abbé Grégoire et aussi l’abbé Joubert, curé de St-Martin d’Angoulême et député du Clergé pour la sénéchaussée d’Angoumois.

Il se rendit à l’appel des Communes, le 16 juin, et prononça à cette occasion le petit discours suivant qui fut très applaudi:

«Messieurs, pénétrés de la grandeur de notre caractère, connaissant toute l’étendue des obligations qu’il nous impose, nous n’avions pas besoin d’être entraînés par l’exemple de ceux de nos confrères qui nous ont précédés dans la noble carrière du patriotisme. Intimement persuadés que la force de la raison, la solidité des principes et surtout l’intérêt de la nation, exigeaient que la vérification des pouvoirs fût faite en commun, soyez persuadés, Messieurs, que l’espèce de délai que nous avons apporté à notre démarche a été le sacrifice le plus douloureux à notre cœur, et n’a été motivé que par l’espérance de réunir à notre opinion tous ceux que nous avons vus, avec une amère douleur, faire les plus grands efforts pour consacrer d’iniques usages qui perpétueraient les abus que nous voulons détruire.

«Pressés par les mouvements de notre conscience, altérés du bonheur public, honorés ainsi que vous, Messieurs, du titre glorieux de députés de la nation française à ses Etats-Généraux, nous vous apportons nos titres, nous soumettons nos pouvoirs à votre vérification, en vous priant de croire que le désir le plus cher à notre cœur est de coopérer efficacement avec vous au grand œuvre de la félicité de la nation.»

Après avoir pris séance, le curé Joubert put entendre, dans cette même journée du 16 juin, le débat engagé sur la question du nom que se donnerait l’assemblée commune des trois Ordres. Mirabeau lui avait proposé de se déclarer pouvoir législatif et constituant, sous le titre de Représentants du peuple français. Pison du Galand avait proposé la dénomination d’ «Assemblée active et légitime des représentants de la Nation française». Le titre d’Assemblée Nationale prévalut, appuyé par Gaultier de Biauzat et par Sieyès, mais suggéré par Regnaud (de Saint-Jean-d’Angély), si nous en croyons le Journal de Versailles ; et, dans la séance du lendemain 17, ce titre fut adopté définitivement à l’imposante majorité de 491 voix contre 90 .

Aussitôt que les Communes se furent ainsi constituées en Assemblée Nationale, «la Noblesse, les évêques, et cette partie de la Cour qui jamais n’avait voulu des Etats-Généraux, crurent sentir la nécessité de se rallier contre la puissance de ce corps qui n’avait jamais eu de modèle» . Un certain nombre de curés, nous l’avons vu, avaient porté leurs pouvoirs à vérifier dans l’Assemblée Nationale; de là ils retournaient dans leur Chambre pour y soutenir la cause de la nation. Dans la Chambre de la Noblesse une faible minorité défendait la même cause avec un moindre succès ; car déjà le Clergé, à la majorité de 149 voix contre 126, avait décidé «la vérification définitive des pouvoirs dans l’Assemblée générale, sous la réserve de la distinction des Ordres» . Tout annonçait une réunion inévitable des Ordres, lorsqu’il fut résolu de la prévenir. La retraite du roi à Marly, après la mort du Dauphin, l’avait livré sans contre-poids à l’influence de la reine et du comte d’Artois (le futur Charles X). Il céda aux supplications de la Noblesse et aussi (on sait quelle était sa dévotion) à celles de l’archevêque de Paris, et se décida à résister au Tiers-Etat, à annuler la délibération du 17, à ordonner la séparation des Ordres dans les Etats-Généraux.

Une séance royale fut annoncée; mais, au lieu d’agir brusquement, on traîna. On ferma la salle du Tiers pour les préparatifs de la séance royale. Cela amena le fameux serment du Jeu de Paume (20 juin) où, sous la présidence de Bailly , les députés des Communes, «debout, les mains levées, le cœur plein de la sainteté de leur mission, jurèrent tous, hors un seul, de ne se séparer qu’après avoir donné une constitution à la France» .

Ce serment solennel, prêté le 20 juin, à la face de la nation, fut suivi, le 22, d’un important triomphe. L’Assemblée, toujours privée du lieu de ses séances, ne pouvant plus se réunir dans le Jeu de, Paume, que les princes avaient fait retenir pour qu’on le leur refusât, se rendit à l’église Saint-Louis. C’est dans cette séance que la majorité du Clergé se réunit à elle au milieu des plus patriotiques transports.

La séance royale eut lieu le 23. «Les portes ayant été ouvertes, on a d’abord placé les deux Ordres privilégiés. Les membres de l’Assemblée Nationale ont été obligés d’attendre plus d’une heure, exposés à la pluie. L’Assemblée Nationale a témoigné son mécontentement par des murmures réitérés. Les deux secrétaires sont allés se plaindre de l’indécence d’une attente si longue.» .

Les députés enfin introduits et la séance ouverte, le roi prononce un discours où il se plaint des «funestes divisions qui jettent l’alarme dans les esprits et nuisent au bien commun du royaume», puis fait lire une déclaration où il était dit: «Le Roi veut que l’ancienne distinction des trois Ordres soit conservée en son entier, comme essentiellement liée à la constitution de son royaume; que les députés délibèrent donc par Ordre, mais puissent, avec l’approbation du souverain, convenir de délibérer en commun. En conséquence le Roi a déclaré nulles les délibérations prises par les députés de l’Ordre du Tiers-Etat, le 17 de ce mois, ainsi que celles qui auraient pu s’ensuivre, comme illégales et inconstitutionnelles.» D’autres articles réglaient et tranchaient ce que les Ordres réunis séparément auraient à faire dans leurs assemblées respectives. Enfin il enjoignait aux députés de se séparer tout de suite et de se rendre le lendemain matin dans les chambres affectées à chaque Ordre pour y reprendre séance.

Le roi sortit. «On vit — raconte un des députés présents — s’écrouler de leurs bancs tous ceux de la Noblesse et une partie du Clergé. Les députés des Communes, immobiles et en silence sur leurs sièges, contenaient à peine l’indignation dont ils étaient remplis en voyant la majesté de la nation si indignement outragée. Les ouvriers commandés à cet effet emportent à grand bruit ce trône, ces bancs, ces tabourets, appareil fastueux de la séance; mais, frappés de l’immobilité des pères de la patrie, ils s’arrêtent et suspendent leur ouvrage. Les vils agents du despotisme courent annoncer au roi ce qu’ils appellent la désobéissance de l’Assemblée. On envoie le grand-maître des cérémonies qui, s’adressant au président: «Vous connaissez, monsieur, lui dit-il, les intentions du Roi.» Le président lui répond que les représentants du peuple ne reçoivent des ordres de personne; que, du reste il va prendre ceux de l’Assemblée. Mais le bouillant Mirabeau, prévenant la délibération, lui adressa ces fameuses paroles que tout le monde sait par cœur: «Allez dire à ceux qui vous envoient que nous sommes ici par la volonté du peuple et que nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes.» Quand le grand-maître des cérémonies se fut retiré, la délibération commença. M. Camus, le premier, contre les despotismes de ce lit de justice appelé séance royale, attentat à la liberté des Etats-Généraux, fit la motion à l’Assemblée de persister dans ses arrêtés, qu’aucune autorité ne pouvait annuler. Plusieurs membres (Barnave, Gleigen) l’appuyèrent avec la même force; et l’abbé Siéyes, se résumant froidement au milieu de l’indignation générale: «Messieurs dit-il, nous sommes aujourd’hui ce que nous étions hier. Délibérons. » L’Assemblée décréta qu’elle persistait dans ses arrêtés. Et cependant, comme cet acte despotique, inspiré au roi, annoncait assez que la Cour ne s’en tiendrait pas là, que la liberté personnelle des députés pouvait être violée et que déjà des bruits en avaient couru, l’Assemblée nationale déclara «la personne de chaque député inviolable» ; que tous ceux qui oseraient attenter à leur liberté seraient «infâmes, traîtres à la patrie et coupables de crime capital», et se réserva de poursuivre tous ceux qui seraient auteurs ou exécuteurs de pareils ordres» .

Le lendemain, les députés du Tiers, réunis dans la salle des délibérations communes, se plaignaient de n’avoir pu entrer que par la rue des Chantiers, «la porte de l’Avenue de Paris ayant été réservée exclusivement aux membres du Clergé et de la Noblesse.» En même temps, plusieurs membres ayant observé que la salle et ses avenues étaient infestées de soldats dont les consignes n’avaient point été données par le président de l’Assemblée, le débat était engagé sur ce qu’il convenait de faire en l’occurrence; lorsque la partie du Clergé, déjà réunie aux Communes dans l’église Saint-Louis, ayant-à sa tête les archevêques de Vienne et de Bordeaux, les évêques de Chartres, de Coutances et de Rodez, fit son entrée dans la salle au milieu des acclamations de l’assemblée.

L’archevêque de Vienne, Le Franc de Pompignan, ayant pris place au bureau à la droite du président, demanda qu’on fît l’appel des présences. Cet appel, fait aussitôt par le secrétaire de l’Ordre du Clergé, fit constater que 155 membres étaient présents et 143 absents. C’était donc la majorité du Clergé qui venait de faire sa réunion, pour ne plus s’en séparer, à l’Assemblée nationale. La partie du Clergé qui, restant dans sa Chambre particulière, nomma le cardinal de La Rochefoucauld son président, ne représentait donc plus qu’une minorité, et dès lors son destin était écrit.

Nous ne trouvons ni le nom de l’évêque de Saintes, La Rochefoucauld-Bayers, ni celui de l’évêque d’Angoulême, Albignac de Castelnau, parmi les membres de l’Ordre du Clergé qui se réunirent, le 24 juin, à l’Assemblée nationale. L’évêque d’Angoulême notamment, à la différence du curé angoumoisin Joubert, se rangea parmi les plus réfractaires à toute idée de délibération commune avec le Tiers-Etat. Non seulement, il ne fut pas de ceux qui, dans les derniers jours du moin de juin, firent leur réunion à l’Assemblée commune, mais encore, le 2 juillet, en même temps que l’archevêque de Bourges et quelques autres membres du clergé, il protestait en ces termes et par écrit contre la délibération par tête dans les trois Ordres réunis:

«Je déclare qu’étant porteur du cahier de l’ordre du clergé de la sénéchaussée d’Angoulême qui m’ordonne de maintenir le droit de vole par ordre, je dois m’abstenir de prendre part à aucunes délibérations des Etats-Généraux jusqu’au moment où j’auray reçu des nouveaux pouvoirs de mes commettants, faisant pour eux toutes les réserves de droit et dont je demande acte.»

«A Versailles, dans la salle des Etats-Généraux,

le 2 juillet 1789».

«Ph. Fr., év. d’Angoulême» .

A ce sujet il fut interpellé, dans la séance du surlendemain par le curé Joubert, qui déclara, contre son évêque, que «les pouvoirs qui lui ont été donnés, qui lui sont communs avec M. l’évêque et qui ont paru à ce dernier impératifs pour le vote par ordre, ne sont purement qu’indicatifs, tandis que leur cahier leur prescrit formellement le vote par tête, dans les questions d’intérêt général.» — «M. l’évêque d’Angoulême garda le silence», ajoute le compte-rendu officiel» .

Revenons au 25 juin . Ce jour-là vit la réunion à l’Assemblée nationale de la minorité de la Noblesse. Ils vinrent quarante-sept, — malgré les adjurations des Cazalés et d’Espréménil — ayant à leur tête le duc d’Orléans, les ducs de la Rochefoucauld, de Luynes, etc. A leur approche, la foule qui entourait la salle des Etats se répandit en acclamations. L’Assemblée ne leur fit pas un accueil moins chaleureux.

Le 27 juin, la Cour étant dans de vives alarmes, sur le bruit qui courait d’émeutes, de massacres, le roi mande à la hâte le duc de Luxembourg, président de l’ordre de la Noblesse. «Monsieur de Luxembourg, dit Louis XVI, je prie l’Ordre de la Noblesse de se réunir aux deux autres; si ce n’est pas assez de prier, je veux.»

Les plus réfractaires se soumirent et d’autant mieux que le duc d’Artois, frère du roi, (le futur Charles X), et chef renommé du parti rétrograde, avait confirmé l’ordre du roi.

Voici d’ailleurs comment M. de Malartic raconte l’événement dans son Journal manuscrit:

«Du samedi 27 juin. M. le président (de la Chambre de la Noblesse) a dit que, s’étant rendu au château sur les ordres du roi, il avait trouvé dans la chambre de S. M., la reine, Monsieur, M, le Comte d’Artois, M. le cardinal de la Rochefoucauld, l’archevêque de Reims, et l’archevêque d’Aix; que le roi, la reine et les princes les avaient engagés à faire tous leurs efforts pour déterminer les deux premiers Ordres à se réunir au troisième dans la salle commune des Etats; qui c’était le seul moyen de prévenir et de dissiper la grande fermentation qui venait d’éclater et qui augmentait d’heure en heure, à tel point qu’il était à craindre qu’on ne pût plus compter sur les troupes pour l’arrêter. L’affaire mise en délibération a excité différentes discussions. Plusieurs de Messieurs voulaient rester dans la Chambre; d’autres se sont rendus au milieu de la salle et ont proposé de se rendre en corps auprès du roi; d’autres voulaient adhérer à la demande de S. M. et se rendre dans la Chambre du Tiers. Après ces discussions, on a été aux opinions. Le tour n’était guère qu’aux deux tiers, lorsque, vers les 4 heures, M. le président a reçu un billet de Monsieur le comte d’Artois, qui portait en substance: «D’après l’attachement que je vous connais pour moi, d’après celui que la noblesse m’a toujours témoigné, engagez-la à ne pas différer de se rendre dans la salle commune; c’est le seul moyen de sauver l’Etat et le roi. Vous connaissez mon cœur et mes sentiments.» On a appris en même temps que plusieurs compagnies des gardes françaises avaient refusé d’obéir et de marcher; qu’on ne pouvait compter sur les troupes; que la fermentation du peuple était portée à l’extrême et qu’il était à craindre que le même peuple égaré ne vînt en foule à Versailles et au château. A peine a-t-on été informé de ces tristes nouvelles, il a suffi d’aperçevoir le moindre danger pour le roi pour ne plus se permettre la moindre réflexion. D’une voix unanime, il a été arrêté de se rendre tout de suite, et conformément aux ordres du roi, dans la salle commune...; il serait impossible de rendre la tristesse et la consternation que le danger de l’Etat avait mis dans tous les cœurs et sur tontes les physionomies. Les Ordres réunis, M. le cardinal de La Rochefoucauld prit le premier la parole, M. le duc de Luxembourg parla ensuite, M. Bailly, président, répondit.

«M. le duc d’Aiguillon, je ne sais à quel titre, avait également pris la parole au nom de la Noblesse déjà réunie. Son discours se trouve dans les recueils, vrais ou supposés, que nous voyons circuler tous les jours dans le public avec la plus indécente affectation» .

Tout en se rangeant aux volontés du roi, et en se joignant, bien contre son gré, à l’assemblée commune des représentants de la Nation, la majorité de la Noblesse essaya, pendant quelque temps, de maintenir encore son droit de siéger à part dans sa Chambre particulière; mais, comme l’écrit Mignet, ayant «cessé d’exister de droit, les Ordres bientôt disparurent de fait» . Ils conservèrent quelque temps, dans la salle commune, des places distinctes qui finirent par être confondues; les vaines prééminences de corps devaient s’évanouir en présence de l’autorité nationale.


Le plus entêtés de leurs privilèges ne voulurent pourtant pas se fondre dans l’Assemblée commune sans faire entendre la protestation de leur dépit. Et, dans la séance du mardi 30 juin, «dès que l’Assemblée fut formée, — raconte le journal de Malartic, — M. le duc de Luxembourg, président de la Noblesse, ayant fait remettre sur le bureau un état de MM. les députés de l’Ordre dont les pouvoirs avaient été déjà vérifiés et qui n’avaient souffert aucune difficulté, la plupart des députés ont remis sur le bureau leurs pouvoirs vérifiés pour en donner la communication requise et convenue. Ils y ont joint plusieurs réserves, déclarations et protestations dont ils ont donné lecture eux-mêmes ou par les secrétaires de l’Assemblée, et ils ont demandé qu’il leur en fût donné acte.

«Cette lecture et le nombre des protestations, ajoute M. de Malartic, ont paru singulièrement déplacés à MM. du Tiers. L’ennui ou leur mauvaise humeur leur persuada sans doute d’avoir l’injustice de ne plus les écouter et de s’élever aussi vivement qu’indécemment sur les moyens employés par MM. de la Noblesse pour justifier de leur fidélité à remplir leurs engagements solennels et les mandats de leurs commettants».

Le vicomte de Malartic fut donc l’un des premiers et des plus empressés à donner lecture d’une protestation que nous donnons en note . A son exemple, et le même jour, MM. de la Tour du Pin et de Richier, députés de la noblesse de Saintonge; le marquis de St-Simon et le comte de Culant, députés de la noblesse d’Angoumois, crurent aussi devoir formuler des protestations ou des réserves qui ne changèrent d’ailleurs rien à la marche des événements.

L’Assemblée avait déjà constitué dans son sein plusieurs comités. Garesché, député du Tiers de Saintonge, avait été nommé (séance du 19 juin) membre du Comité des subsistances pour la généralité de La Rochelle, ainsi que le curé Joubert, pour l’Angoumois. M. De Bonnegens, de St-Jean-d’Angély, avait été nommé membre du Comité de vérification et du contentieux. Garesché devait être également nommé (le 14 juillet) membre du Comité des finances, avec M. de La Tour du Pin.

Affirmant toujours plus, et surtout, comme nous le verrons, après la journée du.14 juillet, sa souveraineté et. son droit d’intervenir dans toutes les questions qui regardaient l’Etat, l’Assemblée Nationale formera bientôt un Comité des recherches et un Comité des rapports qui seront, selon la remarque de M. Aulard, «comme une ébauche anticipée des Comités de Salut public et de Sûreté générale» . Alquier et Regnaud (de Saint-Jean-d’Angély) furent choisis comme membres de ces Comités, — Regnaud en fut nommé le secrétaire. Le duc de La Rochefoucauld fit partie du Comité des informations.

Le 4 juillet et les jours suivants, l’Assemblée ne demandait qu’à commencer en paix ses travaux législatifs et constitutionnels, à entendre les premiers rapports des Comités qu’elle avait constitués, notamment du Comité des subsistances, car, en cette année où la disette menaçait d’aggraver celle de l’année précédente, cette question des subsistances du peuple et des moyens d’empêcher la famine était au premier rang des préoccupations de tout le pays.

Malheureusement, le parti de la Cour, ayant réussi à inquiéter Louis XVI sur la perte de ses prérogatives royales, accumulait les préparatifs en vue de disperser par la force des baïonnettes et l’Assemblée et le peuple qui, chaque jour, l’assurait de ses vœux et lui faisait un rempart de sa confiance.

Bientôt les troupes, mandées de toutes parts en grand nombre, investissaient la capitale et donnaient à Versailles même l’aspect d’un camp. La salle des Etats était environnée de gardes; l’entrée en était interdite aux citoyens. Les corps d’armée qui cernaient Paris semblaient postés pour en faire, suivant le besoin, le blocus ou le siège.

Sur la proposition de Mirabeau, l’Assemblée fit, le 9 juillet, une adresse au roi , respectueuse et ferme, mais qui fut inutile. Louis XVI déclara qu’il était seul juge de la nécessité de faire venir ou de renvoyer les troupes, assura que ce n’était là qu’une armée de précaution pour empêcher les troubles et garder l’Assemblée. Il offrit d’ailleurs à celle-ci de la transférer à Noyon ou à Soissons, c’est-à-dire de la placer entre deux armées, et de la priver de l’appui du peuple. Cette réponse ne pouvait calmer les alarmes de l’Assemblée et encore moins rassurer Paris , dont la population était, à ce moment, dans la plus grande effervescence. Les périls dont les représentants de la nation étaient menacés, les siens propres et le défaut de subsistances la disposaient à un soulèvement. La presse échauffait les esprits. Au Palais-Royal se tenait, comme en permanence, l’assemblée de la capitale. Une table servait de tribune; le premier citoyen, d’orateur; là on haranguait sur les dangers de la patrie et l’on s’excitait à la résistance .

Telles étaient les dispositions de Paris lorsque la Cour, après avoir établi des troupes à Versailles, à Sèvres, au Champ-de-Mars, à Saint-Denis, crut pouvoir exécuter son plan. L’exil de Necker et le renouvellement complet du ministère (11 juillet) en marquèrent la première phase. A peine cette mesure était-elle connue à Paris que plus de dix mille hommes, assemblés au Palais-Royal, entendaient l’un des orateurs habituels de la foule, Camille Desmoulins, pousser l’appel aux armes: «Citoyens, le renvoi de Necker est le tocsin d’une Saint-Barthélemy de patriotes! Ce soir, tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous égorger! Il ne nous reste qu’une ressource: c’est de courir aux armes.»

La nuit du 12 au 13 se passa dans le tumulte et dans les alarmes. Des troupes d’ouvriers, employés par le gouvernement à des travaux publics, la plupart sans domicile, sans aveu, brûlèrent les barrières, infestèrent les rues, pillèrent quelques maisons; ce furent ceux qu’on appela «les brigands» et qui donnèrent le premier frisson à la grande peur que nous verrons bientôt se répandre par tout le pays.

Le 13, l’insurrection prit à Paris un caractère plus régulier. Dès le matin, le peuple se présenta à l’hôtel de ville; des tambours parcoururent les rues en convoquant les citoyens; des troupes de «volontaires» s’organisèrent dans tous les districts. Un Comité permanent se forma à l’Hôtel de ville pour prendre des mesures touchant le salut commun.

A Versailles, l’Assemblée était debout, recevant les nouvelles, prête aux résolutions les plus décisives dans l’esprit qui faisait dire au duc de La Rochefoucauld: «La Constitution sera faite ou nous ne serons plus.»

Le lendemain (14 juillet) la Bastille était prise.

Selon le mot du comte de La Rochefoucauld-Liancourt à Louis XVI, c’était «plus qu’une révolte», c’était la cause de «la Révolution» qui triomphait.

De ce jour, en effet, on peut dater l’écroulement de l’ancien régime et l’avènement d’une ère nouvelle.

C’en est fait du pouvoir absolu des rois; la monarchie pourra durer trois ans encore, sous l’égide d’une constitution, mais elle ne sera plus guère qu’une apparence; le Roi lui-même, — placé après «la Nation et la Loi» — devenant un fantôme pour ne pas dire un fantoche. Le vrai souverain sera l’Assemblée Nationale ou plutôt la majorité de cette Assemblée, celle qui pensera, parlera, légiférera, décrétera dans l’esprit de la Révolution en marche, en gardant contact avec le peuple.

Car le peuple, en ses couches profondes, avec la journée qu’il a faite, a pris conscience de sa force. Une opinion publique va se former, dont les clubs populaires seront les tribunes, et dont les journaux, comme ceux de Loustalot, de Gorsas, de Camille Desmoulins, de Marat, seront à la fois les échos et les voix, les éducateurs ou les corrupteurs. C’est le grand jour de la Démocratie qui se lève. Et déjà l’aube du soleil de la République point à l’horizon.

Pour asseoir et assurer son autorité propre, qui repose sur la Nation dont elle tient ses pouvoirs, l’Assemblée Nationale va émanciper les communes, armer les gardes nationales pour la défense des libertés civiques. M. Aulard qualifie très justement ce régime particulier comme une sorte de «république unitaire en voie de formation, où le roi n’avait plus qu’une autorité nominale».

La première chose à faire pour l’Assemblée au lendemain du 14 juillet, c’était d’assurer le contact avec Paris et de transmettre ensuite à toute la France le mot d’ordre de la Révolution organisée et triomphante . Dans la députation de cent membres nommés pour aller porter aux électeurs de Paris réunis à l’Hôtel-de-Ville à la fois les félicitations et les conseils, les sympathies et les exhortations des représentants de la nation, nous trouvons le nom de Landreau, le curé de Moragne et député pour le clergé de la sénéchaussée de Saint-Jean-d’Angély, au dessous de celui du Saintongeais Guillotin , député de Paris.

Cette députation fut accueillie à Paris avec enthousiasme. Bailly et Lafayette qui en faisaient partie, furent nommés, l’un maire de Paris, l’autre commandant la garde bourgeoise, appelée bientôt après «garde nationale». Le 27 juillet, les deux nouveaux magistrats reçurent le roi à la tête de la «municipalité » et de la garde parisiennes. On connaît les paroles de Bailly présentant à Louis XVI les clefs de sa bonne ville de Paris: «Sire, ce sont les mêmes qui ont été présentées à Henri IV; il avait reconquis son peuple; ici le peuple a reconquis son roi.»

Les ministres contre-révolutionnaires et tous les auteurs des desseins qui venaient de manquer, quittèrent la cour. Les comtes d’Artois, de Conti; la famille de Polignac, avec une suite nombreuse, sortirent de France. C’est ainsi que commença la première émigration, prélude de la guerre civile et de la coalition européenne que les princes émigrés ne devaient pas tarder à provoquer contre leur patrie. Necker revint en triomphe et reprit le ministère des finances. En annonçant qu’on le cherchait à l’étranger pour le ramener en France, le rédacteur du Journal de Versailles (très probablement Regnaud) écrivait, le 22 juillet:

«Il n’est pas un bon citoyen qui ne fasse des vœux pour que l’ange tutélaire de la France le ramène bientôt et dirige les pas de celui qui le cherche . MM. de Saint-Priest et de Montmorin sont à la tête des départements de la maison du roi et des affaires étrangères; il ne manque plus qu’un militaire citoyen pour placer à celui de la guerre...»

Est-ce ce «militaire citoyen» qu’on crut trouver en la personne du comte de La Tour-du-Pin, député de la noblesse de Saintonge? Toujours est-il que, dans la matinée du 4 août, le président lisait à l’Assemblée nationale une lettre annonçant que le roi donnait le département de la guerre à M. de la Tour-du-Pin-Paulin, en même temps que les sceaux à Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux, la feuille des bénéfices à Le Franc de Pompignan, archevêque de Vienne. «Ces choix, écrivait le roi, étant faits dans votre Assemblée même, vous annoncent le désir que j’ai d’entretenir avec elle la plus constante et la plus amicale harmonie.»

Cette lettre fut accueillie par des applaudissements; et l’Assemblée vota unanimement une adresse de remercîments au roi sur la marque de confiance qu’il venait de donner à l’Assemblée nationale .

C’est dans la séance du soir et de la nuit du même jour (nuit du 4 août) qu’eut lieu cette scène mémorable, unique dans les annales de l’humanité, où, dans un élan d’enthousiasme, tous les privilèges, tous les droits abusifs furent abolis. Ce fut «un superbe spectacle que celui de la noblesse et du clergé sacrifiant les droits de chasse, de pêche, de garenne et de colombier; des curés offrant le sacrifice de leur casuel; des bénéficiers déclarant qu’ils se borneraient à un seul bénéfice; des seigneurs reconnaissant la nécessité du rachat des droits féodaux qui pesaient sur les habitants des campagnes. Surtout, dans cet enthousiasme universel, ce fut un grand et touchant espoir pour la régénération uniforme de l’Etat que de voir les députés des pays d’états et ceux de plusieurs villes privilégiées venir, tour à tour et avec un empressement patriotique, offrir le sacrifice de leurs droits antiques et de leurs chartes, couvrir les degrés du bureau, et proclamer leur vœu qu’il n’y eût plus de provinces, mais une seule nation, une seule famille, un seul empire. Il semblait qu’en une nuit la France allait être régénérée . Tant il est vrai que le bonheur du peuple est facile à faire quand ceux qui le gouvernent s’occupent moins d’eux-mêmes que de lui. L’Assemblée, étonnée du spectacle qu’elle se donnait à elle-même, et touchée des bienfaits qu’elle venait de répandre sur la nation, décréta qu’une médaille serait frappée pour conserver la mémoire de cette nuit. Elle déféra au roi le titre de Restaurateur de la liberté française, décréta qu’une députation lui en présenterait l’hommage, et le prierait d’assister à un Te Deum solennel .

Dans le compte rendu de cette mémorable séance donné par le Journal de Versailles, nous relevons que «M. de Richier demanda la distribution gratuite de la justice» et que «M. Regnaud proposa de suspendre les procédures existantes relativement aux droits seigneuriaux et aux dîmes; exposant, en peu de mots, combien, dans toutes les provinces et surtout dans la sienne, les poursuites sont onéreuses et ruineuses pour le peuple».

«Les sacrifices du 4 août, faits avec tant d’empressement par les députés mêmes de la noblesse et du clergé, furent mal reçus par les nobles et par les gens d’église . Dans les provinces surtout, la domination féodale était d’autant plus agréable à la plupart de ceux qui en jouissaient, qu’ils étaient des parvenus, et que leur noblesse était récemment achetée. C’est dans les petites villes surtout qu’on est plus près de ses égaux; c’est une des cent mille maladies de l’humanité. Le parti aristocratique se renforça donc naturellement de tous ceux qui voyaient à regret se rapprocher les conditions. D’autre part le peuple jouissait sans ménagement de cet ordre nouveau de choses. Dans cette surexcitation des esprits, transformant et exagérant le sens et la portée des décrets de l’Assemblée nationale, on continua, en divers lieux, de brûler les châteaux et les archives; et bientôt des brigands, profitant des circonstances, se répandirent par bandes dans quelques provinces brûlant les propriétés, sans distinguer le parti des propriétaires» .

Nos trois provinces ne furent pas, à ce moment du moins , bouleversées par ces excès, mais furent seulement troublées par leur appréhension. Elles étaient plutôt à la joie des nouvelles qui leur arrivaient de Paris et qui leur annonçaient l’avènement de cette ère de liberté qui était alors dans les aspirations du plus grand nombre.

«Le 21 juillet, — raconte Massiou, d’après les Affiches de la Rochelle, et d’après le Journal de Saintonge et d’Angoumois, rédigé par Bourignon — une foule considérable s’était amassée devant le bureau de poste de La Rochelle, attendant, avec la plus vive impatience, l’arrivée du courrier de Paris. Les dépêches qu’il apporta répandirent dans toute la contrée autant d’allégresse que celles des jours précédents y avaient semé d’alarmes. Elles étaient toutes de nature à ramener le calme et la confiance dans les cœurs; mais le peuple fit surtout éclater un grand enthousiasme en apprenant que Louis XVI avait accepté, des mains de Bailly, maire de Paris, la cocarde tricolore, comme un gage d’alliance entre le trône et la nation. Cette nouvelle s’étant répandue en quelques heures des bords de la Sèvre à ceux de la Gironde, la population tout entière passa subitement de la plus poignante anxiété à la joie la plus délirante. Tous les corps civils et militaires, toutes les classes de la bourgoisie, et une grande partie de la noblesse et du clergé, arborèrent publiquement les couleurs nationales à l’exemple du roi citoyen. Des cocardes tricolores furent portées, par l’élite de la jeunesse, précédée de la musique et des tambours, aux principaux chefs militaires du pays et aux femmes des députés du Tiers-Etat. La statue de Henri IV, qui se trouvait dans la cour de l’hôtel-de-ville à La Rochelle, et celle de Louis XVI, qui ornait la façade de l’hôtel de la Bourse à Saintes, furent décorées, en grande solennité, de couronnes civiques et de cocardes aux trois couleurs. Pendant plusieurs jours l’allégresse publique se manifesta par des danses, des feux de joie et des illuminations ». A Angoulême, à Cognac, à Barbezieux, à Confolens, partout mêmes élans. «Jamais la France ne fut plus unanime; la nation entière fut prise d’un même enthousiasme; elle battait d’un seul cœur ».

Dans une de ses proclamations datant de cette époque (24 juillet) et inspirée par Lally-Tolendal, l’Assemblée nationale, préoccupée des moyens d’assurer par toute la France, la tranquillité et la sécurité publique, annonçait que, «dans ce concert parfait entre le chef et les représentants de la nation, après la réunion consommée de tous les ordres et quand l’Assemblée va pouvoir s’occuper sans relâche du grand objet de la Constitution, il n’est pas de citoyen qui ne doive frémir à la seule idée de troubles dont les suites déplorables seraient la misère des particuliers et le renversement de l’ordre social, invitait tous les Français à la paix, au maintien de l’ordre et de la tranquillité publique,» et déclarait enfin «qu’en attendant l’organisation générale qui sera donnée à toutes les municipalités, elle s’en remettait aux communes de chaque ville ou bourg, du soin de se créer une milice bourgeoise, leur recommandant seulement de suivre, pour la formation de cette honorable milice, l’exemple de la capitale, et de ne confier la sûreté publique qu’à ceux qui sont incapables de la troubler et dignes de la défendre ».

En réponse à cet appel de l’Assemblée nationale, si populaire à ce moment là, des municipalités provisoires et des milices locales qui devaient devenir les gardes nationales, s’organisèrent spontanément et en quelques semaines dans toute l’étendue du territoire.

En fait, selon la remarque de Babaud-Laribière, depuis l’élection des députés aux Etats-Généraux, toutes les anciennes autorités, ébranlées et passives, ne donnaient plus signe de vie. «Il ne paraît pas, en effet, que les subdélégués de l’Intendant aient continué activement leurs fonctions; leur autorité ne se fait plus sentir nulle part, tandis que celle des «Commissions intermédiaires de l’Assemblée d’élection» est vivante, active, présente partout, et surtout, en matière de police, de finances et de travaux publics. Ces Commissions furent, pour ainsi dire, les seules autorités administratives pendant l’année transitoire de 1789, et jusqu’à la promulgation de la loi du 15 janvier 1790, sur la constitution des Assemblées primaires et des Assemblées administratives. C’est à leurs procureurs que s’adressent les syndics des municipalités et les collecteurs d’impôts. Il fallait que l’ancien régime se sentît bien insuffisant et à jamais condamné pour abandonner ainsi la partie avant la décision de l’Assemblée nationale. Abdication extraordinaire et significative! Les institutions se jugèrent mortes elle-mêmes: elles s’arrêtèrent devant le grand élan de 1789, convaincues de l’impuissance des choses anciennes et frappées de respect pour les choses nouvelles. Ainsi il y eut alors un mouvement général dans le corps social. Sur tous les points du territoire on se mit à l’œuvre et, pendant que l’Assemblée nationale procéde à son organisation intérieure et faisait la fusion des trois Ordres, la France s’organisait spontanément, les magistratures locales s’improvisaient à l’envi, plus de 40,000 officiers municipaux s’emparaient du pouvoir jusque dans les plus humbles villages. C’était la Révolution en action; l’eût-elle voulu, l’Assemblée constituante ne pouvait plus reculer .

Plus vite encore que les municipalités animées de l’esprit nouveau s’organisèrent les milices bourgoises ou nationales, jalouses de défendre l’ordre nouveau à la fois contre les périls de l’anarchie et contre les menaces d’un retour offensif des partis réactionnaires, c’est à dire des classes privilégiées s’abritant sous le manteau d’un monarque encore à ce moment populaire. «Le mouvement commença, en Saintonge, par la ville de Saintes et se propagea sur tous les points du territoire avec une incroyable célérité. Chaque municipalité voulut avoir sa garde citoyenne où tout ce qui était en âge de porter les armes vint à l’envi se faire enrôler. Une belliqueuse ardeur s’était emparée de toutes les âmes. On ne voyait partout que parades militaires et bénédictions de drapeaux. Les places publiques et les chaires chrétiennes retentissaient tour à tour, les unes de fanfares guerrières, les autres de harangues pastorales où les accents du patriotisme se mariaient aux préceptes de la religion ».

Ces gardes nationales étaient partout organisées ou envoie d’organisation quand la nouvelle se répandit de proche en proche, comme une traînée de poudre, dans tout l’Angoumois et la haute Saintonge, que «les brigands», venant en horde de la région du nord, avaient envahi l’Angoumois, où ils mettaient tout à feu et à sang. Le comte de Jarnac envoya demander à Saintes un détachement de cavalerie pour défendre la ville de Cognac qu’on disait particulièrement menacée par les bandits. En moins de douze heures, la consternation se répandit sur plus de vingt lieues de territoire. Vieillards, femmes, enfants, désertant leurs demeures, se réfugièrent les uns dans les villes, les autres au fond des bois, pendant que le tocsin sonnait à tous les clochers, appelant aux armes tout ce qui était en état de les porter. Ce fut «la grande peur» qui a laissé dans les esprits de nos grands-pères qui étaient enfants alors, des souvenirs ineffaçables .

On reconnut bientôt que cette terreur panique s’était produite sans motif, et, quoique on n’ait jamais pu en fixer positivement l’origine, on rejeta généralement sur le compte des ennemis de la Révolution les rumeurs sinistres qui l’avaient provoquée .

L’Assemblée nationale, dans sa séance des 8 et 9 août, eut l’écho de ces alarmes, et le baron de Marguerie entreprit de les justifier en dépeignant un tableau, poussé très au noir, «de châteaux pillés, de titres incendiés, de seigneurs maltraités, quelques-uns même égorgés». Regnaud (de St-Jean-d’Angély) qui lui donna la réplique, tout en fournissant, comme secrétaire de l’Assemblée, des détails circonstanciés sur ces regrettables événements, s’appliqua à les excuser ou à en diminuer la gravité : «Toutes les jouissances ont leur ivresse, fit-il remarquer, et la liberté en offre une assez douce et assez vive pour qu’elle ait aussi son délire.» Il sollicita donc l’indulgence de ses collègues pour les accès qu’il dénonçait; mais il n’en conclut pas moins qu’il y avait lieu d’en arrêter les effets et d’en empêcher le retour. Un projet d’arrêté, auquel Regnaud fut appelé à collaborer, fut présenté à l’Assemblée et adopté par elle. Entre autres considérations et dispositions, on y lisait ce qui suit:

«L’ASSEMBLÉE NATIONALE, considérant que les ennemis de la

«nation, ayant perdu l’espoir d’empêcher, par la violence du

«despotisme, la régénération publique et l’établissement de la

«paraissent avoir conçu le projet de ramener au même but

«par la voie du désordre; qu’entre autres moyens, ils ont, à la

«même époque et presque le même jour, fait semer de fausses

«alarmes dans les différentes provinces du royaume, et qu’en

«annonçant des incursions et des brigandages qui n’existaient pas,

«ils ont donné lieu à des excès et des crimes qui, attaquant

«également les personnes et les biens, et troublant l’ordre universel

«de la société, méritent les peines les plus sévères, etc...

«Arrête et décrète:

«Que toutes les municipalités du royaume, tant dans les villes

«que dans les campagnes, veilleront au maintien de la tranquillité

«générale; et que, sur leur simple réquisition, les milices natio-

«nales, ainsi que les maréchaussées, seront assistées des troupes,

«à l’effet de poursuivre et d’arrêter les perturbateurs du repos

«public, de quelque état qu’ils puissent être...

«Que toutes les milices nationales prêteront serment entre les

«mains de leurs commandants, de bien et fidèlement servir pour

«le maintien de la paix, pour la défense des citoyens et contre les

«perturbateurs du repos public, et que toutes les troupes, savoir:

«les officiers de tout grade et soldats, prêteront serment à la

«nation et au roi, chef de la nation, avec la solennité la plus

«auguste; que les soldats jureront, en présence du régiment sous

«les armes: de ne jamais abandonner leurs drapeaux, d’être fidèles

«à la Nation, ait Roi et à la Loi et de se conformer aux règles de

«la discipline militaire.»

Cet arrêté, et les incidents qui lui avaient donné lieu, eurent pour conséquence un redoublement de zèle et d’enthousiasme dans l’organisation des milices nationales. Le mouvement pénétra jusque dans les plus minces bourgades, et il ne fut si mince village qui n’eût sa bannière municipale et ses soldats-citoyens. «Les plus paresseux, écrit Rabaut-Saint-Etienne, sont aiguillonnés par une terreur panique. En huit jours, trois millions d’hommes sont enrégimentés, et la cocarde aux trois couleurs décore toutes les tètes. Les anciennes municipalités, presque partout suspectes, sont (presque) partout remplacées par des comités qui dirigent partout la chose publique, et je ne sais quel ordre s’établit en tous lieux, au milieu des craintes, de l’espoir, de l’ivresse de la liberté . Les propriétaires étaient tous armés et ce fut le salut de la France; car cette classe d’hommes qui n’a rien à perdre et a tout à gagner dans le désordre des révolutions, ne pouvait se rassembler nulle part, dans la crainte d’être réprimée. Les armes devinrent la passion d’un peuple naturellement guerrier. Paris leur donnait un grand éclat par l’ordre et la beauté de ses milices nationales; et, cette émulation se répandant partout, la France était couverte de trois millions d’hommes revêtus de l’uniforme de la nation. Tous ces hommes devinrent les protecteurs des propriétés et la véritable force publique, et, quoique, en plusieurs lieux, ils aient causé eux-mêmes des désordres partiels, quoique, en d’autres, les mécontents les aient employés pour arrêter la Révolution, la totalité des gardes nationales forma dans le royaume une telle masse de résistance que la France en fut sauvée. C’était la nation qui protégeait la nation, et cette grande force était aussi une grande sagesse» .

Alors aussi on vit se former entre les milices citoyennes et les troupes soldées un lien de confraternité plein de promesses. «Attirées l’une vers l’autre par un élan commun de patriotisme et de dévouement aux libertés du pays, la bourgeoisie et l’armée se confondirent dans un même esprit de corps, parce qu’elles étaient animées d’une même émulation.» Massiou qui relève ce trait, note aussi que ces sentiments trouvèrent leur manifestation dans une foule de parades, dîners de corps et banquets patriotiques qu’il résume d’après les journaux du temps .

Revenons maintenant à Paris, ou plutôt à Versailles, où se concentrait alors la pensée, la vie, l’activité et les espérances de la nation, électrisée par cet air de la liberté qu’elle respirait pour la première fois dans son histoire.

L’Assemblée, délivrée pour quelque temps de la crainte des grands mouvements par lesquels on avait tenté de tout bouleverser, s’occupa de la Constitution. Elle arrêta la Déclaration des Droits de l’homme et fixa les principes de la monarchie tels qu’ils étaient demandés par tous les cahiers, et tels qu’ils convenaient à un pays qui renfermait alors 27 millions d’habitants sur 26 mille lieues carrées d’étendue. Mais, lorsqu’on en vint à discuter la part que le roi aurait dans la législation, et à calculer l’équilibre entre le monarque et le pouvoir législatif, il s’établit une grande lutte au sein de l’Assemblée nationale. «D’un côté étaient ceux que l’habitude avait formés à une tendresse aveugle pour le nom de la personne du roi, quel qu’il pût être, ceux qui se gouvernent par l’habitude et trouvent bien tout ce qui fut, ceux qui pensaient que le roi est seul législateur, et ceux enfin, qui espéraient regagner par le roi tout ce qu’ils avaient perdu par le peuple. De l’autre côté étaient ceux qui, effrayés ou seulement effarouchés de l’ombre même du despotisme, ne voyaient de sauvegarde à la liberté publique que dans la permanence du corps législatif, faisant les lois et les présentant à la sanction du monarque» . Alors une grande scission s’opéra. Le président, du haut de sa place, voyait à sa droite et à sa gauche les deux partis, et cette division passa dans tout le royaume.

Il nous faut classer dès lors dans l’un ou l’autre de ces partis les représentants des provinces qui allaient bientôt former les deux départements de la Charente et de la Charente-Inférieure.

Dans le Clergé, seuls, Landreau, curé de Moragne (sénéchaussée de St-Jean-d’Angély), Pinelière, curé de St-Martin-de-Ré, et Joubert, curé de St-Martin-d’Angoulême, s’engagèrent dans l’orientation du mouvement révolutionnaire: encore les deux premiers le firent-ils. d’une façon timide, et sans se mettre en vue. — L’évêque d’Angoulême, Albignac de Castelnau, celui de Saintes, La Rochefoucauld-Bayers, et son collègue Labrousse de Beauregard, semblent avoir partagé tous les préjugés, toutes les craintes et toutes les rancœurs du parti de la Contre-Révolution.

Dans la Noblesse, les plus libéraux d’idées et de tendances paraissent avoir été, malgré leurs réserves, le comte de La Tour du Pin et M. de Richier, le gentilhomme de Marennes dont les origines, nous l’avons vu, étaient protestantes. Mais tous les autres, et notamment M. de Malartic, représentant de la noblesse rochelaise , M. de Bonchamps, l’élu de la noblesse angérienne, le comte de Brémond d’Ars, député suppléant de Saintes, le marquis de Saint-Simon et le comte de Culant, députés de la noblesse angoumoisine, se montrèrent dès l’abord et constamment réfractaires à tout l’ensemble des idées et du mouvement du nouveau régime.


Parmi les députés élus par le Tiers, Alquier et Griffon, de La Rochelle ; Regnaud, de Saint-Jean-d’Angély, et son collègue De Bonnegens; Lemercier, Augier (de Tonnay-Charente), Garesché et Ratier, de Montguyon, représentants de la sénéchaussée de Saintes; enfin Augier (de Cognac), Roy, Marchais et Pougeard-Dulimbert, les quatre députés de l’Angoumois, suivirent, d’un pas plus ou moins pressé ou lent, l’entraînement général du temps. Les plus réfractaires furent les députés de l’Angoumois, notamment Roy qui devait signer les protestations des 12 et 15 septembre 1791, et Etienne Augier (de Cognac) que les dispositions conservatrices de son esprit et un attachement sincère à la royauté et à la personne du roi entraînèrent à voter souvent avec la Droite de l’Assemblée; ce qui étonne un peu chez un protestant, descendant de ces huguenots que la monarchie de l’ancien régime avait tant maltraités .

De tous les députés dont nous venons de rappeler les noms et d’indiquer les tendances, deux ou trois seulement firent figure à l’Assemblée Nationale.

«Tous les députés ne parurent pas à la tribune, écrit M. Aulard, mais le plus grand nombre prit la parole au moins une fois. D’après un calcul que nous avons fait au moyen des tables du Moniteur, 250 députés environ parlèrent plus de trois fois, et quatre-vingts d’entre eux prononcèrent, à plusieurs reprises, de véritables discours. Quinze au moins sont perpétuellement sur la brèche.» Dans la liste de ceux «dont les discours ou les motions obtinrent quelque attention », figurent, pour notre région, les noms de Regnaud (de Saint-Jean-d’Angély) et du duc de La Rochefoucauld.

Ce dernier, qui recevait chez lui le comité constitutionnel, «le bon duc de La Rochefoucauld», comme l’appelle M. Aulard , n’était certes pas un orateur. Mais ce grand seigneur, nous l’avons dit, avait été avant la Révolution, «l’ami, le père des philosophes, le centre et l’appui de toutes les sociétés philanthropiques. Il avait poussé vivement au mouvement de 89 .» Il ne faut pas croire cependant qu’il manquât totalement d’esprit et d’à propos. Un jour, à l’assemblée des Notables, il était question, de la dîme: «La dîme, disait l’archevêque d’Aix d’un ton pleureur, cette offrande volontaire de la piété des fidèles... — La dîme, reprit le duc de La Rochefoucauld, (avec son ton simple et modeste qui rendait le trait plus piquant), la dîme, cette offrande volontaire de la piété des fidèles, sur laquelle il existe maintenant quarante mille procès dans le royaume .»

Regnaud (de St-Jean-d’Angély) est classé, lui, parmi les «orateurs secondaires» et voici ce qu’en écrit M. Aulard :

«Comme le parti constitutionnel dirigea les débats de l’Assemblée, comme il se chargea dans les comités et dans les séances publiques de tout le poids des affaires, il n’est pas étonnant qu’il ait envoyé à la tribune un très grand nombre de ses membres, qui néanmoins ne méritent ni le titre d’orateurs ni une étude spéciale dans une histoire de l’éloquence parlementaire: tels Goupil de Préfeln, Rœderer, Bureau de Puzy,Emery, Dupont (de Nemours), Bailly, Regnaud Bureau de Puzy, Treilhard et Merlin (de Douai), éminents (de Saint-Jean-d’Angély), Treilhard et Merlin (de Douai), éminents jurisconsultes, Defermon, Boissy d’Anglas, Desmeuniers et plusieurs autres.»

Parmi ces «plusieurs autres» il serait juste de compter Alquier, de La Rochelle, qui monta plusieurs fois à la tribune, et Lemercier, de Saintes, qui ne prit que rarement la parole, et sur des questions locales, mais qui aurait pu le faire plus souvent, car il s’exprimait avec aisance et savait se faire écouter.

Mais laissons les hommes pour revenir au Corps dont ils faisaient partie.

Rassurée sur le maintien de l’ordre public, l’Assemblée Nationale fixa dès lors son attention sur les finances et surtout sur la constitution, dont les crises passées avaient fait ajourner la discussion.

Comme base de son grand travail, l’Assemblée constituante crut devoir fixer les principes du nouvel ordre de choses qu’elle inaugurait et les consacrer par une Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen.

La discussion de ces projets occupa la plus grande partie des séances de l’Assemblée entre le 1er août et le commencement d’octobre .

Dans son ensemble, la Déclaration des Droits de l’homme, — proclamée, en son préambule, «en présence et sous les auspices de l’Etre suprême», — est, selon le jugement de M. Aulard, «nettement républicaine et démocratique». Sur un point cependant, l’article où il est dit que «nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi», la Constituante ne dépassa pas le point de vue de la tolérance et ne s’éleva pas à l’idée de la pleine liberté de conscience et de culte. C’est ce que regretta Mirabeau qui, dans la séance du 22 août, s’éleva éloquemment contre cette simple tolérance : «Je ne viens pas, dit-il, prêcher la tolérance. La liberté la plus illimitée de religion est, à mes yeux, un droit si sacré que le mot «tolérance» qui voudrait l’exprimer, me paraît en quelque sorte tyrannique lui-même, puisque l’existence de l’autorité qui a le pouvoir de tolérer attente à la liberté de penser, par cela même qu’elle tolère et qu’ainsi elle pourrait ne pas tolérer» .

De son côté, notre compatriote Elisée Loustalot , principal rédacteur des Révolutions de Paris, s’élevait avec toute sa vivacité juvénile, contre cet article, dont il redoutait des conséquences fâcheuses pour la liberté de la presse elle-même:

«Le premier soin de ceux qui aspireront à nous asservir, sera de restreindre la liberté de la presse et même de l’étouffer; et c’est malheureusement au sein même de l’Assemblée nationale qu’est né ce principe adultérin: que naine peut être inquiété dans ses opinions, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.

«Cette condition est comme une courroie: elle s’étend et se resserre à volonté. En vain l’opinion publique l’a-t-elle rejetée; en vain assure-t-on qu’un grand nombre de députés la désapprouve hautement; elle n’en servira pas moins à tout intrigant qui sera parvenu à un poste pour s’y maintenir; on ne pourra ouvrir les yeux à ses concitoyens sur ce qu’il fait, sur ce qu’il veut faire, sans qu’il ne dise qu’on trouble l’ordre public... Pour nous, qui nous sommes sentis dignes d’écrire l’histoire de cette époque intéressante, nous jurons une haine irréconciliable aux oppresseurs et aux ambitieux quels qu’ils soient; nous les prévenons que la crainte et l’intérêt ne peuvent rien sur nous; que nous dénoncerons à l’opinion publique toutes les atteintes qui seront portées à la liberté publique civile et de la presse, soit à notre préjudice, soit à celui du dernier des citoyens. Nous les prévenons qu’ils tenteraient vainement contre nous l’épreuve de la persécution...; que nous nous expatrierons, s’il le faut, pour être vrais, et que, si la violence nous en ôtait la faculté, le tyran qui aurait osé l’employer n’aurait qu’un moyen de nous réduire au silence, celui de nous arracher la langue.... Mais nous ne nous éleverons pas avec moins de force contre la licence et les factions. Nous répéterons sans cesse aux hommes que les mots d’ordre et de liberté sont synonymes, que la liberté doit respecter la propriété, l’honneur, la vie et la liberté des hommes et des citoyens .»

Comme on discutait, vers le même temps, à l’Assemblée constituante pour ou contre le veto royal, écoutons là-dessus l’opinion tranchée de Loustalot:

«Comment se peut-il que, sans corruption, un citoyen puisse demander le veto? Quoi! le pouvoir exécutif possédera encore la majeure prérogative du pouvoir législatif? Quoi! un seul homme pourra suspendre et enchaîner la volonté de la nation! — Mais l’aristocratie des représentants, — dites-vous, — qui l’empêchera? Français, que dites-vous? Bailliages et communes, écoutez-moi: Dès qu’un de vos représentants vous paraîtra infidèle ou incapable, dès qu’il ne suivra point vos vœux, brisez-le. Voilà le vrai moyen de ne pas redouter l’aristocratie. Français, si une partie de vos représentants est. corrompue, créez-en d’autres: c’est là que sera votre salut et votre ressource.»

C’était bien comprendre l’importance capitale de la question du veto. «Le veto royal, comme le dit Michelet, était la seule ancre de salut qui restât aux privilégiés.» L’Assemblée ne voyait, dans ces débats, qu’une discussion de système, indifférente au fond. Le peuple lui, ne s’y méprit pas; il s’agissait pour la monarchie d’une question de vie ou de mort. La gloire d’avoir ouvert les yeux au peuple revient au jeune rédacteur des Révolutions de Paris .

Michelet, dans son Histoire de la Révolution, s’exprime avec une vive sympathie, sur le compte d’Elisée Loustalot: «Marat; peu connu alors, avait violemment attaqué Bailly dans l’Ami du peuple; Loustalot le défendit.

«Il envisageait le journalisme comme une fonction publique, une sorte de magistrature; nulle tendance aux abstractions .»

Et, parlant de son rôle dans les agitations de Paris à cette époque:

«Le lundi 31 août, Loustalot harangua le Palais-Royal. Il dit que le remède n’était pas d’aller à Versailles, et fit une proposition moins violente, plus hardie. C’était d’aller à la Ville, d’obtenir la convocation des districts, et dans ces assemblées de poser ces questions: 1° Paris croit-il que le roi ait droit d’empêcher?; 2° Paris confirme-t-il; révoque-t-il ses députés? 3° Si l’on nomme des députés, auront-ils un mandat spécial pour refuser le veto? Si l’on confirme les anciens, ne peut-on obtenir de l’Assemblée qu’elle ajourne la discussion?

«La mesure proposée, éminemment révolutionnaire, illégale, répondait cependant si profondément au besoin du moment, qu’elle fut, quelques jours après, reproduite, pour sa partie principale, — la dissolution de l’Assemblée, — dans l’Assemblée même, par un de ses membres les plus éminents. Loustalot et la députation du Palais-Royal furent très mal reçus, leur proposition repoussée à l’Hôtel de Ville, et, le lendemain, accusés dans l’Assemblée. On fit arrêter Saint-Hururge, signataire d’une lettre de menaces au président de l’Assemblée, et la garde nationale profita d’un moment de tumulte pour fermer le café de Foy. Les réunions du Palais-Royal furent défendues, dissipées par l’autorité municipale .»

Cependant, cette agitation et les craintes qu’elle inspira à la Cour ne furent pas inutiles. Le ministère, voyant combien le veto illimité était impopulaire et pourrait être funeste, décida le roi à se réduire au veto suspensif et à se désister de l’autre. L’Assemblée décréta que le refus de sanction du prince ne pourrait pas se prolonger au delà de deux législatures, et cette décision satisfit tout le monde .

Dès lors, et jusqu’aux graves incidents des premiers jours d’octobre, l’Assemblée constituante délibéra paisiblement sur les matières inscrites à son ordre du jour; et l’on voit, de temps en temps, figurer dans les procès-verbaux ou comptes-rendus de ses travaux les noms de quelques-uns des députés de notre région , particulièrement de Regnaud qui, comme membre du Comité des rapports, eut souvent, nous l’avons dit, à rapporter des questions d’importance inégale .

L’intérêt serait mince de relever par le menu toutes ces broutilles d’interventions dans les débats parlementaires, quoique Regnaud, dans son Journal de Versailles, ait pris soin de n’en rien laisser perdre. Il importe peu, surtout aujourd’hui, de savoir que, dans la séance du 24 août, «M. Regnaud a rendu compte de la détention du sieur Noailly, accapareur de grains, menacé par le peuple et traîné en prison à Moulins» ; — ou que, le même jour, le duc, de La Rochefoucauld a proposé, cette rédaction de l’article relatif à la liberté de la presse: «La libre, communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme; tout homme peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas prévus par la loi» ; — que, dans la séance du 2 septembre, «le Comité de vérification a fait le rapport des pouvoirs de M. le baron de Bremond, député de Saintes, remplaçant M. le comte de La Tour du Pin, et qu’ils ont été trouvés en bonne forme» ; — ou que (même séance) «M. Griffon, député de La Rochelle, a proposé de charger le Comité du commerce de s’occuper en même temps de l’agriculture, et d’y joindre par conséquent des membres experts dans cette partie.»

Nous mentionnerons pourtant un peu moins sommairement une discussion qui survint au cours de la séance du 9 septembre 1789, parce qu’elle mit aux prises le jeune avocat de Saint-Jean-d’Angély avec le puissant orateur et dialecticien qu’était Mirabeau. Le débat roulait sur le projet de deux Chambres. Le duc de La Rochefoucauld voulait restreindre le pouvoir des Assemblées nationales futures. Mirabeau intervenant fit la motion suivante:

«Attendu que l’Assemblée nationale a décrété qu’elle serait perpétuelle; qu’il est décidé qu’il y aura une Assemblée toujours permanente, et qu’il est jugé par là qu’il n’y aura pas deux Chambres, il n’y a pas lieu à délibérer.»

Regnaud s’éleva avec véhémence contre la motion de Mirabeau: «Prétendre qu’une question avait jugé l’autre était, à l’entendre, une subtilité indigne de la majesté de l’Assemblée. Eh! quoi! s’écrie-t-il, nous touchions au moment de résoudre les grandes questions dont la Chambre attend la solution et l’on cherche, par des surprises, à éloigner ce moment! Il ajoute qu’il voyait avec peine, «pour ne pas dire avec indignation», qu’à l’instant où l’on était prêt d’atteindre le but marqué par les vœux de toute la nation, on cherchât à jeter l’Assemblée dans des divagations propres à l’en écarter encore».


Mirabeau répond assez dédaigneusement et du tac au tac:

«J’ai voulu dire, d’une manière laconique, à l’Assemblée, qui moins que jamais aime les longs discours, que son unité existe essentiellement dans sa permanence. Maintenant je déclare que j’ai toujours redouté d’indigner la raison, mais jamais les individus. M. Regnaud et même le Courrier de Versailles avec lui [il faut lire: le Journal de Versailles] peuvent donc à présent s’indigner autant que cela leur conviendra; ils voient bien que peu m’importe.»

La motion de Mirabeau n’en fut pas moins rejetée, et le débat continua sur la question , pour se terminer cependant par la décision que l’Assemblée législative qui succéderait à la Constituante serait unique et ne comporterait pas deux Chambres.

Dans la séance du 15 septembre, Regnaud intervenait encore sur la question de l’ordre de succession au trône de France, pour faire préciser qu’en aucun cas, la couronne de France ne pût, au défaut de la branche alors régnante, aller aux Bourbons d’Espagne.

Dans la séance du 26 septembre, la question des finances étant à l’ordre du jour à la suite d’un mémoire de Necker, qui accusait un déficit de 61 millions dans les recettes du trésor, et Mirabeau proposant qu’on acceptât, «sans examen, tous les projets du premier ministre des finances», Regnaud intervint encore «pour faire, sur la proposition de M. de Mirabeau, deux observations: la première, que voter ainsi sans examen l’approbation du plan de M. Necker, pourrait nuire à son exécution; la seconde, que l’Assemblée nationale ne devait pas avoir l’air d’abandonner le gouvernail au premier ministre, mais au contraire qu’elle devait s’associer à ses projets, si elle les adoptait, fortifier par son crédit, par son autorité, la confiance qu’il avait obtenue de la nation et assurer ainsi la réussite de ses desseins».

C’est alors que Mirabeau, revenant à la charge et développant les raisons de son opinion, prononça son fameux discours sur «la banqueroute, la hideuse banqueroute», qui fit écrire par le Journal de Versailles (c’est-à-dire probablement par Regnaud lui-même) : «Déployant une énergie, une éloquence sublime, il (Mirabeau) a électrisé, pour ainsi dire, les esprits et les âmes; et, M. le président ayant mis aux voix divers amendements, tous ont été rejetés, et il a été jugé que le plan du premier ministre serait adopté de confiance.»

Dans la séance du 29 septembre, est introduit, devant l’Assemblée, le projet d’une nouvelle division administrative de la France en départements, districts et communes. M. de Richier propose, à ce sujet, «pour faciliter le travail, de donner à chaque bureau une petite carte comme celles appelées carte des carrés, servant à classer les cartes de Cassini, et sur lesquelles on marquerait, d’après les divisions des ingénieurs, les divers départements, afin que chacun pût faire ses observations.»

Avec le commencement d’octobre 1789, nous arrivons aux intrigues de la Cour, au repas des gardes du corps et des officiers du régiment de Flandre à Versailles, aux scènes tumultueuses et sanglantes qui marquèrent notamment les journées des 4, 5 et 6 octobre.

Le retentissement de tous ces événements fut très vif au sein de l’Assemblée nationale. Le 5 octobre, elle reçut un message, du roi qui, sans trop s’expliquer, adressait des observations à l’Assemblée; il donnait son accession aux articles constitutionnels, sans cependant les approuver; il trouvait de «très bonnes maximes» dans la Déclaration des Droits, mais leurs principes «ne pouvaient être justement appréciés qu’au moment où leur véritable sens sera fixé par les lois auxquelles ils doivent servir de base».

Malgré ces réserves, M. de Richier déclara que «la réponse du roi serait regardée par ses commettants comme un grand bienfait» ; mais l’Assemblée, s’exprimant. par l’organe de Mirabeau, de Duport, de Robespierre, de Pétion, etc., «ne s’en montra pas également satisfaite», et finalement on décida que le président Mounier se rendrait auprès du roi pour lui demander son «acceptation pure et simple». Après les incidents violents dont on trouvera le détail dans les histoires plus générales que la nôtre, le président de l’Assemblée revint, à dix heures et demie du soir, rapportant cette acceptation pure et simple du roi.

Vu la situation critique provoquée par la marche sur Versailles des femmes du peuple de Paris et de bandes surexcitées, l’Assemblée tint séance toute la nuit.

Regnaud fit la proposition qu’une partie de l’Assemblée tînt la séance et que l’autre demeurât chez le roi, «avec une correspondance prompte entre les deux» .

Cette proposition fut adoptée en partie, et l’Assemblée décréta qu’on enverrait à S. M. une députation de 36 personnes, dont Regnaud et le curé Landreau firent partie. En l’introduisant, Deymar dit: «Sire, l’Assemblée apporte à vos pieds un décret qui déclare que Votre Majesté et elle sont inséparables pendant cette session, et elle a cédé, en le prenant, aux sentiments inviolables qu’elle conservera toujours pour sa personne.»

Le roi répondit: «Je reçois avec sensibilité cette marque d’attachement de l’Assemblée nationale. Je vais me rendre à Paris avec la reine et mes enfants; je donnerai tous les ordres nécessaires pour que l’Assemblée nationale puisse y continuer ses travaux.»

Le roi et la famille royale se rendirent en effet à Paris, au palais des Tuileries qui n’avait pas été habité depuis un siècle, et se mirent sous la garde des milices parisiennes. L Assemblée, pour quelques jours encore, continua ses travaux à Versailles..

Ces travaux se poursuivirent dans le calme et la tranquillité, enfin revenus, jusqu’au 15 octobre, et, dans cette séance du 15 octobre, ce fut un député de la région, Alquier, qui termina les travaux de l’Assemblée à Versailles par la lecture d’un rapport sur l’affaire de M. de Mintier, évêque de Tréguier, qui avait lancé un mandement contre les principes de la Révolution, dont le rapporteur qualifia les termes d’ «incendiaires» :

«Dans un siècle moins éclairé, le fanatisme aiguiserait ses poignards; la discorde allumerait ses sinistres flambeaux, les secouerait sur la France, et, à la voix d’un prélat fanatique, tout l’empire serait à feu et à sang. Mais, heureusement, la raison domine et guide les Français; ils mépriseront les cris d’un furieux qui aspire à la palme du martyre... Prélat, lisez votre histoire... De quel droit calomniez-vous les représentants de la nation? En est-il un parmi eux, je dis même parmi ceux qu’on appelle aristocrates, animé de pareils sentiments? J’aime à croire qu’il n’en existe aucun qui vous ressemble.»

La discussion de ce rapport fut renvoyée au mardi suivant. L’Assemblée devait, ce jour-là, siéger à Paris.

La répercussion de ces grandes manifestations de la vie nationale continuait de se faire sentir jusque dans les coins les plus reculés des provinces et y déterminait des vibrations qui provoquèrent dans la vie municipale des plus petites paroisses, jusque-là plongées dans un épais sommeil, des initiatives, des mouvements de vie, d’activité et d’entente entre paroisses voisines, tout à fait nouveaux, et singuliers.

C’est ainsi que, le 4 octobre 1789, sous l’impulsion probablement de leur curé, Pierre Guimberteau , les habitants des paroisses de Boresse, Guizangeard, Martron et Montandret — aujourd’hui communes des cantons de Montguyon, de Brossac et de Montlieu — en pleine région des bois et loin de toute ville importante, «unanimement et patriotiquement assemblés à Boresse, après avoir considéré qu’il était important de former, comme dans les autres lieux de la France, une municipalité et un comité patriotique, tant pour le maintien du bon ordre que pour l’exercice de la police la plus stricte», arrêtèrent qu’il serait d’abord procédé à la formation du dit comité municipal, et y vaquèrent de suite par la voie du scrutin. Le scrutin ouvert, toutes les voix se sont trouvées réunies en faveur de maître François Ribereau, notaire royal, juge des châtellenies des dits Boresse et Martron, pour président du Comité ; et pour conseiller ecclésiastique M. Pierre Guimberteau, bachelier en théologie, curé des dites paroisses de Boresse, Guizangeard, Martron et Montandret, a été élu de la même manière. Suivent les noms des «conseillers laïques», au nombre de 14, et dans ce conseil on voit fraterniser un M. Mathurin Clémenceau, «monnayeur pour le roy à l’Hôtel de la Monnaie de Bordeaux, seigneur du fief de Durefort», des «bourgeois», des «marchands», un «bachelier en droit», un «maréchal» et des «laboureurs».

Considérant en outré le voisinage de grands chemins communiquant avec les villes d’Angoulême, Libourne, Bordeaux, etc., «où passent journellement une quantité prodigieuse de personnes étrangères» ; vu «qu’il serait avantageux à la nation de connaître et de savoir s’ils sont munis de certificats de bonne vie et mœurs en forme probe», et jugeant «qu’il est instant de former entre nous en même temps une milice et garde bourgeoises qui soient autorisées à arrêter les délinquants», les dits habitants autorisent leurs conseillers élus «à faire exercer la police, sûreté, au-dedans des dites paroisses conformément aux autres comités».

Pour tout dire d’un mot, jamais la France provinciale n’eut une vie politique plus intense, plus vibrante, qu’à cette période de son histoire.

NOTES ET DOCUMENTS

Histoire politique et parlementaire des départements de la Charente et de la Charente-Inférieure

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