Читать книгу Histoire politique et parlementaire des départements de la Charente et de la Charente-Inférieure - Eugène Réveillaud - Страница 22
L’ASSEMBLÉE CONSTITUANTE A PARIS
ОглавлениеLe retour du roi et l’installation de l’Assemblée nationale à Paris marquaient une nouvelle et décisive victoire du parti de la Nation sur le parti de l’ancien régime ou de la cour; et c’est bien ainsi que l’interprétèrent les contemporains . L’Assemblée nationale siégea, pendant quelques jours à l’Archevêché, en attendant qu’on eût fini d’aménager pour elle les locaux qu’elle devait occuper jusqu’à sa fin dans la salle du Manège, sur la terrasse nord du jardin des Tuileries .
Le transport de l’Assemblée à Paris amena naturellement le changement de résidence des députés qui, tous, abandonnèrent Versailles pour se chercher des logements à Paris . Du même coup, les cercles ou «clubs» qu’ils avaient organisés à Versailles, d’après leurs affinités de principes et de régions, pour se reconnaître, s’entendre et se concerter entre eux, furent naturellement transportés avec eux. C’est ainsi que le «club breton», formé à l’origine des députés à tendance libérale, fut transféré, en octobre 1789, dans une salle du couvent des Jacobins, rue Saint-Honoré . Du fait de cette circonstance, ce club qui s’était donné à lui-même le nom de club des «Amis de la Constitution» fut bientôt connu sous le nom de Club des Jacobins et, se recrutant en dehors des membres de l’Assemblée nationale, parmi des éléments de plus en plus avancés, dans le sens démocratique et républicain, prit la célébrité particulière qui s’est attachée à ce dernier nom .
Ce club, organe du parti populaire, qui devenait, au dire de Malouet, «de plus en plus défiant et animé contre la cour et l’aristocratie,» établit bientôt des succursales; sa correspondance embrassa les provinces; tout ce qu’il annonçait comme mesure de sûreté pour les patriotes équivalait à un mot d’ordre suivi par une partie considérable, représentant l’opinion avancée, de la nation. L’idée, nouvelle encore, d’Assemblée constituante réunissant tous les pouvoirs, circulait dans les clubs et enflammait les démocrates autant qu’elle effrayait tous ceux qui n’étaient pas engagés dans leurs rangs.
En face de cette organisation, chaque jour plus forte et plus audacieuse, du parti populaire, la Cour présentait un spectacle de trouble, d’incertitude et de tiraillements qui laissait assez pressentir la chute fatale de son pouvoir et de son influence: «Il y avait malheureusement, écrit Malouet, autour du roi et de la reine un bourdonnement de conseils, violents en projet, mais sans aucune tenue et sans capacité dans l’exécution. C’en était assez pour exaspérer les patriotes et les porter aux dernières extrémités; c’en était trop peu pour leur en imposer. Le dédain avec lequel on parlait à la cour du parti populaire persuadait aux princes qu’il n’y avait qu’à enfoncer son chapeau pour le disperser; et, le moment venu, on ne savait pas même enfoncer son chapeau .»
Pendant ce temps, l’Assemblée nationale continuait ses travaux, sans interruption, avec un zèle et un dévouement admirables. La Correspondance des députés de l’Anjou avec leurs commettants nous édifie sur l’activité prodigieuse et presque surhumaine que déployèrent alors ces dévoués représentants du pays. «Une fois installés à Paris, ils ne prirent pas, en 23 mois, sauf pour la fête de la Fédération du 14 juillet 1790, un seul jour de vacances. Ils travaillaient même le dimanche, même les jours fériés, même le premier jour de l’année, où une députation de 30 membres — les premiers arrivés — allait seule complimenter le roi. On tenait au moins une séance, parfois deux, chaque jour. Les Commissions travaillaient aussi une partie de la nuit. Il est impossible de ne pas s’incliner avec respect devant un tel labeur, fit-on des réserves sur ses résultats .»
Durant toute cette seconde partie de la session de la Constituante, Regnaud (de Saint-Jean-d’Angély), déjà aguerri avec la tribune, les bureaux et les procédures parlementaires, prit une part toujours plus active aux délibérations et aux travaux de l’Assemblée.
Son labeur comme journaliste ne subit pas non plus d’interruption du fait de son installation à Paris. Le Journal de Versailles dont il était le principal rédacteur, continua sa publication quelque temps encore après le transfert de l’Assemblée nationale à Paris ; puis, il donna des notes pour une petite feuille intitulée le Postillon par Calais, résumé extrêmement succinct des délibérations de chaque séance. Ce journal, qui paraissait le soir, ne se fit guère remarquer que par les cris des colporteurs qui le proclamaient par les rues avec beaucoup de fracas .
Pour revenir à l’Assemblée nationale, cette période fut une des plus fécondes de son activité, et c’est l’une de celles aussi où Regnaud, comme secrétaire de l’Assemblée et membre de son Comité des rapports, déploya le plus d’ardeur, prenant la parole et donnant son avis sur presque toutes les questions à l’ordre du jour .
Dans la séance du 7 octobre, parlant sur le devoir égal de contribution pour tous les citoyens, Regnaud fait une distinction entre les contributions et les charges publiques: «Les unes, dit-il, affectent les biens; les autres les personnes. Il faut que les premières soient payées proportionnellement, à cause de la différence des fortunes; il faut que les secondes, comme la charge du service militaire ou de la garde nationale, soient acquittées également. Il propose en conséquence de dire: «Toutes les contributions seront payées proportionnellement par tous les citoyens et propriétaires en raison de leurs biens et facultés» ; et de mettre dans un second article: «Tous les citoyens indistinctement, seront soumis à toutes les charges publiques personnelles.»
Son idée, sinon sa rédaction, prévalut et fut exprimée en loi.
Il prit également la parole dans la séance du 13 novembre, après Mirabeau et contre l’abbé de Montesquiou, sur la question des scellés à apposer et des inventaires à dresser — (cette question des inventaires se posait déjà): — chez les bénéficiers des biens de main-morte:
«On avait tort de penser, déclara Regnaud, que ce fût par une défiance injurieuse qu’on proposait d’apposer les scellés et d’inventorier le mobilier ecclésiastique. Un tel sentiment ne pouvait sans doute être celui de l’Assemblée; mais, dans un moment où la malignité sème des soupçons qu’elle prend soin ensuite d’accréditer, il croyait important de prendre des mesures pour les écarter.»
Finalement il fut décrété que «chaque possesseur et titulaire de biens ecclésiastiques ferait, pardevant les juges et officiers municipaux des lieux, sa déclaration assermentée de tous les titres, papiers, possessions et revenus; qu’il jurerait n’avoir fait aucune soustraction, à peine d’être déchu de tous droits à des bénéfices et des pensions.»
Regnaud devait également prendre part aux débats relatifs à la suppression des provinces et des généralités et à leur remplacement par une division nouvelle de la France en départements, districts et municipalités ou communes, avec des assemblées électives à la tête de chacune de ces divisions .
Cette question d’une nouvelle division administrative de la France préoccupait alors tous les patriotes et était devenue le principal objet des délibérations des députés. On était excédé du régime des intendants et choqué de tout ce qu’il y avait de factice et d’artificiel dans la division de la France en «généralités ». Les «provinces» étaient une division qui répondait beaucoup mieux aux réalités historiques et ethniques, quoique en certaines régions, comme la nôtre, les trois provinces de Saintonge, Aunis et Angoumois eussent dû, d’après la logique de leurs origines, n’en former qu’une seule. Mais justement l’esprit provincial, en son particularisme étroit et excessif, était alors considéré comme contraire à l’esprit national et au principe de cette unité et indivisibilité de la nation dont on allait faire bientôt l’un des premiers dogmes de la République. De plus, «les provinces, différant entre elles de lois, de privilèges, de mœurs, formaient l’ensemble le plus hétérogène. Sieyès eût l’idée de les confondre par une nouvelle division qui anéantît les démarcations anciennes et ramenât toutes les parties du royaume aux mêmes lois et au même esprit» . L’Assemblée nationale fut obéie avec transport quand, conformément à cette proposition, elle ordonna la division du royaume en quatre-vingt-trois départements, subdivisés en districts et en cantons. Mais l’esprit de primauté locale s’éveilla aussi à cette occasion. De tous les points de la France, de toutes les villes, grandes et petites, des délégués vinrent à Paris pour demander d’être chefs-lieux soit de départements, soit de districts. «1824 de ces députés, écrivait Dupont (de Nemours), environnent déjà le Comité de Constitution et il en arrive tous les jours de nouveaux» .
Si donc les «patriotes» étaient d’accord sur le principe de la nouvelle division, l’application souleva bien des difficultés, et ce fut une très grosse affaire pour le Comité de constitution, saisi des requêtes les plus diverses, de tâcher de résoudre toutes ces difficultés .
Très mêlé à tout ce débat pour notre région, car il faisait partie du Comité qui devait proposer à l’Assemblée la nouvelle division de la France, Thibaudeau écrivait, à la date du 16 novembre 1789, à ses commettants de la municipalité de Poitiers:
«L’Angoumois a réclamé une grande partie de l’élection de Confolens ; en effet, elle est tellement éloignée du Poitou et enclavée dans les autres provinces qu’il y a nécessairement un abandon à faire de ce côté, mais je voudrais garder Confolens et la ligne parallèle. C’est un grand point de contrariété entre nous.
«La Saintonge réclame les enclaves isolées qui lui touchent et le pays de Marsillac; le duc de La Rochefoucauld appuie beaucoup cette demande. Nous avons assemblée de provinces, ce soir, à 5 heures; je vous ferai part des résultats, voulant vous instruire de tous ces détails» .
A la date du 17 novembre, le même Thibaudeau écrit:
«Nous eûmes, hier, une assemblée de commissaires, avec les provinces voisines de la nôtre, mais je n’ai jamais vu pareille confusion; tout le monde voulait prendre sur son voisin, et personne ne voulait donner; nous nous sommes quittés sans rien faire.»
Chaque députation de province tirait en effet de son côté, selon ce qu’elle pensait être l’avantage de ses commettants . Ainsi les quatre députés du pays d’Aunis: Pinnelière, le vicomte de Malartic, Alquier et Griffon de Romagné présentent, à la date du 15 décembre 1789, un mémoire à l’Assemblée nationale où ils demandent que leur territoire, dont ils font l’éloge, «ne soit pas considéré sur l’unique rapport de son étendue.» Ils font valoir «qu’il serait possible et peut-être politique d’agrandir son arrondissement, soit en y joignant l’ile d’Oleron qui s’attache si naturellement à l’Aunis, soit par une portion du Bas-Poitou dont la province est si étendue» .
Finalement, les Commissaires chargés de préparer la nouvelle carte de France, se mirent d’accord sur la formation des départements tels qu’ils existent, à peu de différences près, aujourd’hui encore; et Thibaudeau pouvait écrire à ses commettants, à la date du 22 décembre:
«La division de notre province est réglée, par les commissaires, en trois départements.
«Du côté de Civray et de Charroux, les anciennes limites restent les mêmes.
«Du côté de Confolens, nous perdons presque tout; il ne nous reste que jusque et compris A vaille.
«Du côté de La Marche et vers la Trimouille, on suit l’ancienne division....
«Il n’y a point de changement dans l’arrondissement des autres parties de la province, si ce n’est du côté d’Aulnay, où on trace une ligne droite qui fait perdre cette ville, et pour laquelle on donne d’autres terrains en échange.» .
Cependant, quelques points particuliers restaient encore à régler; et Thibaudeau, toujours sur la brèche pour défendre les anciennes limites de son Poitou natal contre les empiétements des provinces voisines, écrivait encore, à la date du 26 décembre:
«Vous verrez, Messieurs, par l’imprimé ci-joint des députés de La Rochelle, qu’il faudra encore faire face de ce côté ; j’ai appris que ces Messieurs avaient d’abord parlé de leur projet à Messieurs de Fontenay (le-Comte); mais que ceux-ci l’avaient rejeté, dans la crainte que La Rochelle fût préférée à Fontenay pour le chef-lieu du département.» .
Le 15 janvier 1790, l’Assemblée nationale avait adopté le principe de la division de la France en 83 départements.
La discussion sur la division des départements en districts et sur les limites des districts, occupa l’Assemblée en février, notamment le 15 et le 16. C’est Dupont (de Nemours) qui présenta le rapport général. Ses conclusions furent adoptées. Le département de la Charente, formé de l’Angoumois et de parties de la Saintonge, du Poitou et du Limousin, reçut ses limites actuelles avec division en six districts qui furent ceux d’Angoulême, chef-lieu du département, de Cognàc, de Barbezieux (pris à la Saintonge), de Ruffec, de Confolens, et de La Rochefoucauld .
La Charente-Inférieure, formée par la réunion de l’Aunis, de la Saintonge et de quelques communes du Poitou, fut partagée en sept districts, savoir: La Rochelle, Rochefort, Saint-Jean-d’Angély, Saintes, Marennes, Pons. et Montlieu. Mais le choix du chef-lieu du département, objet des disputes et des rivalités de trois villes: La Rochelle, Saintes et Saint-Jean-d’Angély, allait faire question pendant quelque temps encore. L’Assemblée constituante, embarrassée de trancher le différend, en présence de ces rivalités concurrentes et qui appuyaient leurs demandes de raisons spécieuses, décida que «l’assemblée du département de la Charente-Inférieure se tiendrait à Saintes pour la première fois, et qu’elle alternerait ensuite entre les villes de La Rochelle, Saint-Jean-d’Angély et Saintes, à moins que, dans le cours de la première session, l’assemblée du département ne proposât une autre disposition définitive.»
Par ces mots: «l’assemblée du département», la Constituante avait entendu désigner l’assemblée chargée d’administrer la Charente-Inférieure. Les électeurs, réunis au mois de juin 1790, pour en élire les membres, crurent ou voulurent croire, comme on le verra plus loin, qu’elle désignait leur propre assemblée. Ils discutèrent vivement la question et la tranchèrent selon les préférences de la majorité. Ils rejetèrent donc l’alternat du chef-lieu et se prononcèrent pour que Saintes devînt le chef-lieu fixe et permanent de la Charente-Inférieure.
L’affaire revint devant l’Assemblée Nationale, et celle-ci, dans sa séance du 16 septembre 1790, fut saisie d’un projet de décret fixant à Saintes le chef-lieu du département de la Charente-Inférieure.
Alquier, député de La Rochelle, combattit ce projet comme prématuré :
«En effet, dit-il, le décret qui a ordonné l’alternat entre les trois villes de Saintes, La Rochelle et Saint-Jean-d’Angély, a réservé à l’assemblée de département la faculté de proposer une disposition définitive. Le département n’a pas encore délibéré, le vœu du pays n’est pas connu, parce que je ne considère pas comme suffisant le vœu des électeurs qui ont délibéré sans mission, et même contre la disposition des décrets constitutionnels qui interdisent aux assemblées électorales de prendre aucune délibération, afin de ne pas cumuler les pouvoirs. Je conclus à l’ajournement du décret tant que le département n’aura pas délibéré sur la question.»
Regnaud (de Saint-Jean-d’Angély) appuya la demande d’ajournement faite par Alquier, en ajoutant à ses motifs que Saintes, «ayant le provisoire, pouvant attendre sans danger la délibération des administrateurs». Lemercier, député de Saintes, intervint à son tour de façon véhémente en faveur du choix de sa ville et «dénonça au patriotisme de l’Assemblée» toute proposition tendant au retard de la décision sur cette affaire:
«On s’attache, s’écria-t-il, à la lettre d’un de vos décrets; et moi, plus respectueux pour lui, j’en invoque le sens et l’esprit... Au reste, Messieurs, c’est le vœu des administrés que vous avez toujours cherché dans vos décrets; et certes, nul ne contestera que ce vœu est moins complètement exprimé par 36 administrateurs que par 660 électeurs, organes immédiats de la volonté du peuple.
«Quant à là question principale, il ne fut qu’une carte, des yeux et de l’équité pour la décider sur-le-champ.»
L’Assemblée se rendit à ces raisons et adopta le projet du Comité décrétant que la ville de Saintes serait «définitivement le siège de l’administration du département de la Charente-Inférieure.» Etant plus centrale, — outre qu’elle avait été, depuis les origines, la capitale de la Saintonge, — il était naturel que cette cité eût les préférences du plus grand nombre des électeurs du département. Nous verrons plus tard dans quelles circonstances, et pour quelles raisons, le chef-lieu du département fut, par décret de Napoléon, transféré à La Rochelle.
Mais il nous faut revenir en arrière pour suivre les travaux de l’Assemblée Nationale et noter la part que les députés de la Charente et de la Charente-Inférieure — (car nous n’emploierons plus désormais les noms d’Angoumois, Saintonge ou Aunis) — continuaient de prendre à ses délibérations.
Dans sa séance du 5 décembre 1789, l’Assemblée fut saisie d’une affaire d’arrestation arbitraire, compliquée de violation du secret des lettres, qui avait eu Angoulême pour théâtre .
Un zèle soupçonneux et ombrageux pour la cause de la Révolution avait causé ces mesures assurément abusives, mais qui n’en mettaient pas moins en mauvaise posture ceux dont on avait décacheté la correspondance, et notamment le marquis de Saint-Simon qui sentit le besoin de se justifier devant l’Assemblée . Un député de la Noblesse d’Artois, M. de Beaumetz, exprima, après lui, son indignation de ces procédés arbitraires .
Joubert, le curé-député d’Angoulême, qui avait pris parti, comme nous l’avons vu, pour la cause de la Révolution, présenta la défense de ses compatriotes et, sans entreprendre de justifier complètement leur conduite, montra que leur cas présentait au moins des circonstances atténuantes . Le Chapelier, député de Bretagne, parla dans le même sens .
Le président de l’Assemblée, résumant le débat, rappela les amendements proposés. Ils furent écartés par la question préalable.
L’arrêté proposé par le comité des recherches fut ensuite mis aux voix et adopté ainsi qu’il suit:
«L’ASSEMBLÉE NATIONALE, après avoir entendu la lecture du procès-verbal dressé par le comité d’Angoulême contre les sieurs abbé de Blinières et marquis de Baraudin, et des lettres y transcrites, déclare que les sieurs de Blinières et Baraudin sont, comme tous les citoyens, sous la sauvegarde de la loi;
«Que, n’étant accusés d’aucun délit, ils n’auraient pas dû être arrêtés, ni le secret de leur correspondance violé ;
«Déclare, au surplus, que, conformément aux principes adoptés par l’Assemblée, le secret des lettres doit être constamment respecté.»
Par cette discussion et par la solution que l’Assemblée Nationale. adopta sur l’incident qui l’avait fait naître, on peut juger que l’esprit de l’Assemblée était aussi libéral qu’éclairé. Cet esprit, qui décidait de la plupart des votes et des décisions, animait particuliément les «Constitutionnels», comme on appelait alors ceux qui formaient la majorité de la Constituante. La plupart des députés de notre région, comme on le sait, appartenaient à ce parti qui regardait comme ses chefs de file: les Chapelier, les Thouret, les Habaut-Saint-Etienne, les Sieyès, les Camus, les La Rochefoucauld, les Alquier, les Reguaud (de Saint-Jean-d’Angély) .
Regnaud surtout, nous l’avons vu, se multipliait et se montrait toujours prêt à intervenir sur tous les sujets, dans un esprit qui conciliait les intérêts du mouvement de la dévolution avec la prudence, la modération et le bon sens.
Il attaque, dénonce les parlements comme autant de citadelles de la réaction et demande que celui de Rouen soit mandé à la barre de l’Assemblée pour avoir méconnu l’autorité du pouvoir souverain, c’est-à-dire de l’Assemblée Nationale.
Il défend de bonne foi le système de nuances de Necker et propose la formation d’un comité d’impositions . Il prend la parole sur la division du royaume en départements et sur le choix du chef-lieu du département formé de la réunion de l’Aunis et de la Saintonge — sur l’élection du maire de St-Jean-d’Angély — sur les droits féodaux.
Du 2 mars au 21 avril 1790 , il parla: — sur l’incompatibilité des fonctions de député avec les fonctions administratives; — sur le décret relatif à la contribution patriotique. Il fit (séance du 13 mars) une motion, pour hâter le recouvrement des impôts, qui fut adoptée et devint un décret de l’Assemblée Nationale. Il s’éleva (séance du 22 mars) contre cette forme trop courtisanesque donnée par le garde des sceaux à un décret concernant l’armée: «Sa Majesté, ayant égard aux instances réitérées de l’Assemblée Nationale, a donné son acceptation.»
Regnaud opine et vote pour la réduction des pensions qui, à la vérité, n’étaient pas toutes très légitimement acquises; mais il s’intéresse aux créanciers de l’Etat et demande que, préalablement à l’époque inconnue d’une liquidation incertaine, on leur accorde des acomptes.
Il se montre partisan très prononcé des réformes ecclésiastiques et demande que les évêques et les curés qui refuseraient de prêter serment à la Constitution civile du clergé soient immédiatement déplacés ; mais il combat comme trop sévère la motion d’un de ses collègues, — très opposé, depuis, au système de la Révolution — qui insistait pour que les religieux fussent privés du droit de cité.
Dans d’autres circonstances, il se montre réellement républicain, «bien que sa conduite ait, depuis, dit un biographe, prouvé qu’il avait plutôt l’âme d’un monarchiste, voire d’un courtisan». Il monte-à la tribune, au sujet de l’enlèvement du fourier Museard, promoteur d’une insurrection au régiment de Vivarais, pour demander. que l’Assemblée se déclare satisfaite des explications du ministre de la guerre (le comte de la Tour-du-Pin) à ce sujet (proposition décrétée.)
Du 21 avril au 8 juillet 1790 , Regnaud prend la parole sur le recouvrement des impôts; — sur le desséchement des marais; — sur les biens domaniaux; — sur la gabelle; — sur le droit de paix et de guerre, qu’il ne veut accorder au roi que sous le contrôle de l’Assemblée nationale. (On adopte finalement ce texte: «1° Le droit de la paix et de la guerre appartient à la nation. 2° La guerre ne pourra être décidée que par un décret de l’Assemblée nationale qui sera rendu sur la proposition formelle et nécessaire du roi, et qui sera sanctionné par lui.») Il parle encore sur la constitution et le traitement du clergé ; — sur la vente des biens communaux — sur la caisse d’escompte; — sur les traitements des ministres; — sur la fédération; — sur les retraits lignagers; — sur les fondations et patronages laïques; — sur le pouvoir judiciaire; — sur une dénonciation contre Necker.
Dans la séance du 3 juillet, Regnaud était nommé, avec Dupont (de Nemours) et Garat (l’aîné), secrétaire de l’Assemblée nationale.
Du 9 juillet au 15 septembre 1790 , , il parle: sur la suppression des offices de jurés-priseurs; — sur les pensions; — sur les postes; — sur des troubles survenus à Lyon et à Soissons; — sur les pensions; — sur les gardes nationales; — sur les Juifs; — sur l’organisation du trésor royal; — sur la chasse; — sur la question des relations extérieures; — sur l’armée; — sur les droits féodaux; — sur les forêts nationales; — sur une motion relative aux journées des 5 et 6 octobre 1789; — sur des troubles aux environs de Fontenay-le-Comte; — sur une pétition de la commune de Paris; — sur l’organisation militaire; — sur le code pénal maritime; — sur un libelle de Marat; — sur un arrêt du parlement de Rouen; — sur les archives nationales. Il présente (séance du 5 septembre 1790), un projet de décret sur les assignats qui est accepté par l’Assemblée.
Le 4 septembre, — lors de la retraite du ministère Necker, qui entraîna celle du ministre de la guerre, La Tour-du-Pin, remplacé par Duportail, — Regnaud combattit, quoique indirectement, le système des assignats qui devait être la grande erreur financière de la Révolution. Il voulait que cette opération fût ajournée. Toujours vers ce même temps et dans la même session (de l’année 1790) Regnaud se fait remarquer par un projet de décret sur l’éligibilité des présidents des corps administratifs aux fonctions de juges, — (son projet fut adopté, séance tenante, par l’Assemblée); — par une proposition de faire contribuer la France entière aux frais de démolition de la Bastille:
«Si la liberté pouvait avoir un prix, qui ne voudrait, dit-il, payer sa part de ce qu’elle aurait coûté ? Il n’est pas un député des ci-devant provinces qui ne tînt à honneur de voter en faveur de la demande de la ville de Paris... Et certes il n’est pas de Français qui ne se soumît avec joie à cette contribution.»
On sent vibrer, dans ces paroles, l’enthousiasme de la liberté. Ces vibrations étaient alors générales et se répercutaient dans la France tout entière. Elles n’étaient pas moins vives, malgré le calme naturel à nos populations, dans notre région charentaise, où la flamme de l’esprit public allait trouver à s’alimenter sur le terrain des élections, et tout d’abord des élections municipales.
Les «citoyens actifs» , distribués par sections dans les villes, par paroisses dans les campagnes, s’étaient en effet assemblés, dès les premiers jours de janvier 1790, à l’effet d’élire, pour chaque municipalité, un maire, onze officiers municipaux, un procureur de la commune et son substitut, un secrétaire-greffier et vingt-quatre notables ou conseillers: car tel était le personnel composant les nouvelles communes. Ces opérations furent terminées au milieu des applaudissements universels, par la proclamation et la prestation de serment des élus .
«Ce fut, dans chaque localité, une occasion de réjouissances publiques. Partout les nouveaux magistrats furent conduits en triomphe au son des instruments. Des Te Deum furent chantés, des feux de joie, allumés, des salves d’artillerie tirées en signe d’allégresse. Au caractère tout démocratique qui distinguait déjà les nouvelles municipalités se joignirent bientôt des insignes en harmonie avec l’élément qui leur avait donné naissance. Les magistrats populaires ceignirent, comme marque distinctive de leur dignité, l’écharpe tricolore ornée d’une frange d’or pour le maire, d’argent pour les officiers municipaux, de soie pour le procureur de la commune et son substitut; et, sur les clochers des paroisses, sur les beffrois des hôtels de ville, les couleurs nationales remplacèrent partout le vieux drapeau blanc du pouvoir absolu.
«L’appareil guerrier que l’institution des gardes nationales déployait chaque jour aux yeux du peuple ne contribuait pas médiocrement à développer en lui le sentiment d’exaltation patriotique dont il était animé. Le spectacle des provinces, pendant les premiers mois de l’année 1790, n’offre qu’une longue et uniforme série d’évolutions militaires dans lesquelles se complaisaient les jeunes milices bourgeoises, en attendant des occasions plus sérieuses de donner l’essor à l’ardeur martiale qui les animait» 329. Le principe de l’élection ayant également prévalu pour elles, les gardes nationales, dans leurs réunions fédératives, procédèrent aussi à l’élection de leurs officiers; et ce fut Valette, officier vétéran de la maréchaussée et commandant le bataillon national de Saint-Georges, qui fut (6 avril 1790) proclamé général de l’armée fédérative des gardes nationales des deux rives de la Charente. «Ses vertus, autant que l’ancienneté. de ses mérites, l’avaient élevé à ce poste» 330. A Angoulême, Dubois de Bellegarde, dont nous avons déjà noté le zèle pour la cause de la Révolution, à l’occasion de l’arrestation de l’abbé de Blinières, fut confirmé dans ses fonctions de commandant des gardes nationales de la Haute Charente. Nous le retrouverons bientôt nommé le premier représentant de ce département à l’Assemblée législative 331. Cette organisation d’une force publique et nationale, pour défendre non seulement la Nation si elle était menacée, mais aussi les principes de la Révolution proclamés par la déclaration des Droits de l’homme — qui plaçait, avec la liberté, la «propriété » au nombre de ces droits essentiels, — était d’autant plus nécessaire et opportune que ce dernier principe risquait d’être méconnu par des égarés au milieu des agitations qui, comme les tempêtes sur les grandes eaux, faisaient remonter les écumes à la surface.
Les vieilles haines des paysans contre les seigneurs avaient déterminé, autrefois, les mouvements de la jacquerie, qui, comme l’a montré Augustin Thierry, étaient elles-mêmes un reste des rancunes séculaires des Gaulois dépossédés contre les Franks conquérants et usurpateurs de leur sol 332; — ces vieilles haines, ces rancunes héréditaires, couvaient encore dans nos campagnes, n’attendant qu’une occasion propice d’éclater.
Outre les anciens griefs qui en étaient la source première, deux causes concouraient encore à en précipiter l’explosion: l’opinion exagérée que se faisaient les paysans de l’étendue des sacrifices que l’Assemblée nationale avait imposés aux anciens seigneurs, et les restrictions que ceux-ci s’efforçaient d’apporter à ces sacrifices. En abolissant, par le décret du 4 août, «le régime féodal, les justices seigneuriales, les dîmes, la vénalité des offices, les privilèges nobiliaires et ecclésiastiques, les annates, la pluralité des bénéfices, etc.», les représentants de la nation n’avaient pas compris dans cette suppression les redevances résultant d’anciennes concessions de terres, et avaient seulement déclaré «rachetables à prix d’argent» les terrages inhérents à la propriété. Or, d’une part, les tenanciers prétendaient être affranchis de tous devoirs féodaux sans restriction; de l’autre, les ci-devant seigneurs s’efforçaient de ressaisir toutes leurs anciennes prérogatives 333. Du choc de ces prétentions contraires devaient forcément jaillir les étincelles qui embraseraient des foyers de guerre civile.
Vers la fin d’avril 1790, M. Dupaty, conseiller au parlement de Bordeaux, «après avoir épuisé les voies de douceur, avait fini par assigner ceux de ses tenanciers qui ne voulaient pas lui payer leurs rentes; là-dessus, la paroisse de Saint-Thomas-de-Cosnac, dans le district de Saintes, jointe à cinq ou six autres, s’ébranle et vient assaillir ses deux châteaux de Bois-Roche et de Saint-Georges-des-Agouts ; ils sont saccagés puis brûlés; son fils s’échappe à travers les coups de fusil. Le notaire et régisseur Martin est visité de même; ses meubles et son argent sont pillés; sa fille éprouve «les outrages les plus affreux» ; les titres de plus de cent familles sont anéantis avec ses archives. Un détachement, poussant jusque chez le marquis de Cumont, l’oblige, sous peine d’être incendié, à donner décharge de toutes les redevances. En tête des incendiaires sont les officiers municipaux de Saint-Thomas de Cosnac, excepté le maire qui s’est sauvé » 334.
Ce mouvement de violence eût pu devenir terrible dans ses suites s’il n’eût été immédiatement arrêté et réprimé. Mais ce fut l’occasion pour les nouvelles municipalités, et pour les gardes nationales partout constituées, de montrer que le nouveau régime de la liberté ne garantirait pas moins que l’ancien, les nécessités de l’ordre public. Au premier bruit de ces désordres, les municipalités des villes voisines, Saintes, Pons, Saint-Genis, etc., mirent en réquisition leurs forces et celles des communes limitrophes. Les émeutiers et incendiaires furent poursuivis, traqués et arrêtés et, au nombre de cent-vingt, conduits jusqu’à Saintes entre deux lignes de soldats-citoyens, et livrés à la justice du présidial. Pendant la procédure, le bruit se répandit que quatre mille paysans armés marchaient sur Saintes pour délivrer les prisonniers. Tout se borna à quelques mouvements séditieux qui éclatèrent autour de Saint-Genis où des châteaux furent menacés; mais ces démonstrations hostiles furent partout comprimées par la ferme contenance des milices rurales 335.
Les élections départementales furent un dérivatif heureux à ces troubles et aux inquiétudes qu’ils avaient causées.
Le samedi 12 juin, les électeurs du second degré, c’est-à-dire désignés par les «citoyens actifs» du département de la Charente-Inférieure se réunirent dans l’église épiscopale de Saintes. «Les trois premiers jours furent consacrés à la vérification des pouvoirs. Le 15, l’Assemblée se forma en six bureaux qui choisirent pour lieux de réunion le Collège, le Palais de Justice, l’Evêché, les Récollets, les Cordeliers et la Bourse. Les 16 et 17, on procéda à la formation du Bureau définitif. Briault, avocat et conseiller municipal de Saintes, fut élu président, et Delacoste, avocat à La Rochelle, secrétaire. Les scrutateurs furent Garreau, avocat à Marennes, Binet, avocat à Saint-Jean-d’Angély, et Hèbre de Saint-Clément, maire de Rochefort. » 336.
L’assemblée, étant définitivement constituée, consacra sa séance du 18 à la réception des députations de la ville. Garnier, maire de Saintes, qui marchait en tête de la municipalité, monta à la tribune pour féliciter l’assemblée sur son organisation. «Au moment où l’orateur, dans une improvisation pleine de patriotisme, adjurait les délégués du pays de travailler dans des vues de paix et d’union, tous les électeurs, comme entraînés par une puissance magnétique, quittèrent spontanément leurs sièges, et, se précipitant les uns vers les autres, s’embrassèrent avec effusion. Cet élan s’étant communiqué, de proche en proche, jusqu’aux tribunes, tous les spectateurs, hommes et femmes, se jetèrent à l’envi dans les bras les uns des autres, et, pendant un instant, la salle entière offrit le touchant spectacle d’une grande famille confondue dans un même sentiment de fraternité.»337.
Mais ces heureuses dispositions ne survécurent pas longtemps à l’élan généreux qui les avait provoquées. Dès le lendemain, la question de l’alternat ou de la permanence, dont nous avons déjà parlé, pour le choix du centre administratif du département, divisait les esprits des électeurs selon la région d’où ils provenaient. Finalement il fut décidé que les électeurs se retireraient dans leurs bureaux et se prononceraient, par leurs votes, sur la question. Le dépouillement des scrutins donna une majorité de 64 voix en faveur de la permanence contre l’alternat. Dès lors la question fut tranchée en faveur de Saintes, qui devint, au moins pour toute la période de la Révolution, le chef-lieu administratif du département.
Cette grosse question résolue, il ne restait plus qu’à élire les trente-six membres de l’assemblée départementale 338. Les derniers jours de la session furent employés à cette opération «qui fut souvent interrompue par les députations des municipalités, des gardes nationales, des corps judiciaires et des autres ordres des divers districts». Les idées démocratiques, si répandues déjà dans la masse nationale, mais particulièrement dans notre région saintongeaise, exercèrent une influence si grande sur le choix des administrateurs du département, que, à part deux ou trois noms de nuance aristocratique, ils furent tous pris dans les rangs de la bourgeoisie libérale.
L’assemblée administrative du département de la Charente-Inférieure fut ainsi composée: Rondeau, président; Arnauld, Audouy, de Saint-Aulaire, Bonnamy, Boutet, Boybellaud, Bréard, Briault, de Chassiron, Chesnier-Duchesne, Clément, Hèbre de Saint-Clément, Dardillouze, Delacoste, Dumousseau, Dupuy, Duret, Eschasseriaux, Garreau, Garesché, Garnier, Guibert, Guillotin, Jouneau, Lauranceau, Leconte, Lériget, Lys, Merveilleux, Messier, Mériaud, Monnerat, Olanyer, Pelluchon, Raboteau, Riquet, Zimmermann, administrateurs; J.-J. Garnier, procureur-général-syndie, et Emond secrétaire-greffier 339.
L’Assemblée électorale s’étant séparée, le lundi matin, aux cris de vive le roi! vive la nation! les électeurs se retirèrent dans leurs districts respectifs, afin de procéder, de la même manière, à la formation des corps administratifs de district. Les derniers jours de juin virent constituer, pour chacun des sept districts de la Charente-Inférieure, un pouvoir inférieur en autorité à celui qui venait de sortir de l’urne électorale à Saintes, mais fait à son image, et né, comme lui, du suffrage national. L’assemblée administrative du département et les assemblées de districts s’occupèrent ensuite de choisir, dans leur sein, la première, huit membres, et chacune des sept autres, quatre membres, pour composer des «directoires» qui, chargés de l’exécution des mesures délibérées, chaque année, en assemblée générale, devaient veiller incessamment aux intérêts du pays. Ces opérations occupèrent les premiers jours de juillet, et le département de la Charente-Inférieure se trouva dès lors définitivement organisé 340.
Les membres du Directoire du département furent: Delacoste, président; Chesnier-Duchesne, Jouneau 341, Duret, Bréard, Riquet, Eschasserianx.
Dans le département voisin de la Charente les opérations électorales s’opérèrent de la même manière et les choix des élus des assemblées de département et de districts furent faits dans le même esprit. Babaud-Laribière, qui s’étend plus particulièrement, dans son livre, sur les élections du district de Confolens, relève la solennité qu’on y déploya. «Le Maire et le Corps municipal se trouvèrent réunis dans l’église pour accueillir l’Assemblée électorale, composée de 94 électeurs, précédemment nommés par les diverses assemblées primaires des communes. Le Maire, M. Charles de Garoste, en exprimant ses sentiments particuliers et ceux de la ville dont il est le chef, a offert d’employer toute son autorité et les pouvoirs dont il est revêtu pour faire exécuter ponctuellement les ordres de l’Assemblée, au service de laquelle il a laissé ensuite un valet de ville. Le Major de la Garde Nationale offrit aussi ses services. Après la constitution du Bureau, celui-ci et l’Assemblée entière prêtèrent serment en la forme arrêtée par l’Assemblée Nationale. Pendant qu’on procédait ensuite au scrutin pour le choix des administrateurs du district, MM. de la Sénéchaussée et MM. du Bureau intermédiaire du département sont introduits dans l’Assemblée. M. le Sénéchal et M. le Procureur-syndic prononcent chacun un discours témoignant de leur attachement à la Constitution et félicitant l’Assemblée de ce qu’elle était appelée spécialement à maintenir cette Constitution. M. le président répond à l’un et à l’autre de ces discours «avec toute l’énergie du patriotisme». Le lendemain enfin, une députation de la garde nationale est introduite et elle exprime aussi ses sentiments patriotiques par l’organe de M. Crévellier, son quartier-maître. 342»
Lorsque à Angoulême, et dans les cinq autres districts de la Charente, les opérations électorales furent achevées, l’administration du département se trouva ainsi composée 343:
Du district de Cognac: MM. Alex. Pelluchon des Touches; Marc-Alex. Tiolet, de Bois-Charente; Jacques Delamain; Jean Cailleteau, du canton de Salles; François Guédon l’aîné ; Jean Dupuy, de l’Epine;
Du district d’Angoulême: Jean Valleteau de Chabrefy, maire d’Angoulême; Jean Poitevin, du canton d’Hiersac; Pierre Chancel, d’Angoulême; Dufresse-Chassaigne, du canton de La Valette; Jean Mallet, du canton d’Hiersac; Jean Pineau, du canton de Vars;
Du district de Confolens: J.-B. Mémineau, de Confolens; J.-L. Dumas, de Champvalliers; J.-Lucas-Labrousse, du canton d’Allouex; J.-J. Moureau; J.-F. Blanchon, du canton de Confolens; René Doche de l’Isle, avocat, du canton de Saint-Claud.
Du district de Barbezieux: Pierre Vigeant, du canton d’Aube-terre; Benoît Rouanet, de Barbezieux; P.-F.-J. Piet, du canton de Baignes; Nicolas Desgraviers, du canton de Chalais; Thomas-Jean Veillon, de Barbezieux; Michel-Jacques Lafaye du Marais, de Brossac;
Du district de Ruffec: Jacques Desplants, du canton de Ruffec; Mouron-Dumas; Jean-René Deloume; L.-F.-J. Bonnaventure, de Montalembert; Benjamin Couturier, de Villefagnan; Louis Rochette, de Nanteuil-en-Vallée;
Du district de La Rochefoucauld: Pierre Léchelle, de La Rochefoucauld; Jean Naud, de Montbron; Pierre François, de Jauldes; P. Mignot; P. Bouniceau-Gesmon; J.-F. Leridon, du canton de Saint-Amand-de-Boixe.
François Trémeau fut ensuite élu procureur-général-syndic du département 344.
Sans doute, et malgré l’admirable formule de serment que chaque bulletin de vote remettait sous les yeux de l’électeur 345, les ambitions personnelles inséparables du cœur humain, n’étaient pas sans engendrer un peu partout, aux divers degrés de l’échelle électorale, des compétitions et des brigues. Dans l’immense généralité des cas, cependant, ces compétitions furent contenues dans de justes limites; les honneurs allèrent aux plus dignes, sans qu’ils les eussent brigués, et, souvent même, on eut à enregistrer des actes de désintéressement qui honorèrent leurs auteurs autant ou plus que les choix mêmes dont ils avaient été l’objet 346. Il nous faut cependant noter, dans notre région, une exception à cette règle et comme une tache grise en ce tableau lumineux de concorde et d’entente patriotique.
Ce fut dans la ville de Saint-Jean-d’Angély que se produisit cette fâcheuse exception, qui eut pour conséquence d’y troubler et surexciter, pendant près de deux ans, les esprits, et d’y déterminer une agitation qui eut ses échos jusqu’à l’Assemblée Nationale.
Déjà, dans une note du précédent chapitre, nous avons dit que deux partis s’étaient constitués à Saint-Jean-d’Angély, celui de «l’ancien régime», ayant à sa tête Valentin qui, sous cet ancien régime, avait «acheté » sa charge de maire, mais qui s’était rendu populaire auprès du menu peuple; et celui «des innovations et du mouvement», composé surtout de bourgeois libéraux et qui avait à sa tête les magistrats et avocats de la sénéchaussée, entre autres, Normand d’Authon, avocat du roi.
Les deux partis étaient déjà en lutte fort vive, se reprochant notamment leurs faits et gestes au moment des élections aux Etats-Généraux, lorsque le décret du 14 décembre 1789 convia toutes les communes de France à élire de nouvelles municipalités. «Pendant toute la durée des élections, qui s’ouvrirent le 29 janvier (1790), la ville entière ne fut qu’un champ clos où les deux partis ennemis, luttant de ruse et d’audace, ne reculèrent devant aucune manœuvre pour assurer le triomphe de leurs candidats. 347»
Pour avoir une idée des intrigues qui se croisèrent dans cette mêlée électorale, il suffit de se reporter aux comptes-rendus de l’Assemblée Nationale, dont la tribune retentit, à diverses reprises, et pendant plusieurs mois, de l’écho de ces pénibles débats et des désordres qu’ils provoquèrent.
A la séance du 10 février, le représentant Desmeuniers, au nom du Comité de Constitution, prit la parole en ces termes: — «L’élection de la municipalité de Saint-Jean-d’Angély trouble cette ville d’une manière assez grave 348 pour que votre Comité croie devoir vous demander un décret à ce sujet. — Je ne connais pas, interrompit Regnaud, les détails de cette affaire. S’il y a des coupables, il sont mes compatriotes, et mon cœur en gémira: mais je demande que la vérité soit constatée et la justice rendue. — Une grande partie de la ville, reprit Desmeuniers, réclame contre l’élection du maire, auquel plusieurs reproches sont adressés et dont la nomination est argüée de nullité. On prétend que l’élection du maire est contraire aux décrets constitutionnels, et cinq faits articulés semblent le prouver. Si ces faits sont vrais, l’élection est nulle. Mais l’Assemblée ne peut informer elle-même de ces faits. Le Comité propose de renvoyer ces discussions au Pouvoir exécutif, et de supplier le roi de donner, après vérification des faits, les ordres nécessaires pour une nouvelle élection.»
Cette proposition souleva, dans l’Assemblée, un assez vif débat sur le danger qu’il y aurait à constituer le pouvoir exécutif juge des questions électorales. — «Le droit de juger les élections, dit Mirabeau, ne peut jamais appartenir au pouvoir exécutif: les élections ne peuvent être jugées que par les assemblées administratives. Mais aujourd’hui que vous n’avez pas encore distribué les pouvoirs, quel que soit le parti que vous preniez, le droit de juger les élections n’appartient qu’à vous. — Si c’est à nous de juger,. ajouta Emery, c’est à nous de recueillir les renseignements nécessaires pour connaître les faits. Mais nommerons-nous un commissaire? Ne vaut-il pas mieux désigner la municipalité la plus voisine? — La municipalité de La Rochelle, dit Regnaud (de Saint-Jean-d’Angély), vient d’être organisée d’une manière qui satisfait tous les citoyens et qui la rend digne de la confiance de l’Assemblée.»
Cet avis fut adopté à une grande majorité et l’Assemblée rendit un décret qui, en promettant de «fixer incessamment les règles constitutionnelles pour le jugement des élections», chargeait le maire de La Rochelle, assisté de deux de ses officiers municipaux, de se transporter à St-Jean-d’Angély, d’y prendre des informations sur les faits allégués contre la validité des élections municipales de cette ville, et d’en dresser procès-verbal qui serait transmis. à l’Assemblée nationale, «pour être, par elle, statué ce qui appartiendra 349».
Goguet, maire de La Rochelle, se rendit aussitôt à Saint-Jean-d’Angély avec les officiers municipaux Collet et de Beaussay, pour remplir l’importante mission qui lui était confiée. Tous les citoyens qui le demandèrent furent entendus et il n’y eut pas moins de 273 citoyens du parti contraire à Valentin qui vinrent protester contre son élection 350. L’information ne dura pas moins de deux mois, tant il était difficile de démêler la vérité au milieu des intrigues dont la ville était le théâtre. Ce ne fut qu’en sa séance du 27 mars que l’Assemblée nationale entendit le rapport, lu par Rabaut-Saint-Etienne, des faits recueillis par le maire de La Rochelle. Après un rappel des faits, le rapporteur, estimant que l’intrigue et la violence avaient eu trop de part à l’élection de la municipalité angérienne et que la liberté des votes n’avait pas été suffisamment assurée, mais «persuadé que le vœu des citoyens de Saint-Jean-d’Angély sera clairement manifesté dans une assemblée libre où tous les citoyens pourront être admis», proposa le décret suivant, qui fut adopté unanimement:
«L’Assemblée nationale, ouï son comité de constitution, déclare nulle et illégale l’élection des officiers municipaux de Saint-Jean-d’Angély, du 29 janvier et jours suivants: ordonne que, par devant les mêmes commissaires qui ont pris connaissance de cette affaire, il sera procédé à une nouvelle élection des officiers municipaux de Saint-Jean-d’Angély, et que les officiers qui seront élus déclarent expressément qu’il renoncent à toutes fonctions militaires 351».
Vers la fin de juin, Goguet se transporta de nouveau à Saint-Jean-d’Angély avec Collet et de Beaussay, pour faire procéder à de nouvelles élections, conformément au décret de l’Assemblée nationale. Mais il éprouva une si vive résistance de la part de Valentin et de son parti, en tête duquel figuraient les volontaires nationaux dont le maire était toujours commandant, qu’il fut contraint d’en référer à l’Assemblée, et de demander l’autorisation de ne faire procéder à l’élection des officiers municipaux de Saint-Jean-d’Angély, qu’après la formation du district de cette ville, espérant trouver en lui un appui contre l’opposition de Valentin et de ses adhérents.
Le 8 juillet, fut rendu le décret suivant: — «L’Assemblée nationale, après avoir entendu son Comité des rapports, relativement aux faits énoncés dans la lettre des commissaires du roi au département de la Charente-Inférieure, en date du 28 juin, considérant qu’il importe au maintien de l’ordre public, que l’autorité des commissaires du roi soit partout respectée et qu’il ne soit apporté aucun obstacle à l’exécution des opérations dont ils sont chargés, décrète: — Le sieur Goguet, commissaire du roi au département de la Charente-Inférieure, est autorisé à ne faire procéder à l’élection des officiers municipaux de Saint-Jean-d’Angély qu’après que l’organisation du district de la même ville aura été terminée. — Ni le sieur Valentin ni aucune autre personne ne peuvent, sans se rendre coupables, apporter obstacle à l’exécution des dispositions arrêtées par le sieur Goguet; et, dans le cas où le commissaire du roi éprouverait des oppositions ou des violences, il est autorisé à requérir la force publique et à faire informer, par les voies légales, contre les auteurs ou fauteurs des troubles. — L’Assemblée déclare qu’elle improuve la conduite des volontaires ou commissaires du roi, et les rappelle aux obligations que leur imposent la qualité de citoyens et le serment qu’ils ont prêté 352».
Les commissaires n’avaient point attendu que ce décret leur fût parvenu; et, voyant que l’opposition n’était pas aussi grande qu’ils l’avaient craint d’abord, ils avaient commencé, dès le 6 juillet, 353 les opérations provisoires pour la formation des bureaux. Il y eut deux sections d’assemblée, aux Jacobins et aux Bénédictins. Comme d’ordinaire, l’esprit de parti et de division se manifesta dès la première séance 354. Néanmoins on put constituer les bureaux par la nomination des présidents 355 et des scrutateurs. On procéda alors à l’élection du maire. L’ancien maire, Valentin, fut élu de nouveau, à la majorité de cent voix sur 653 votants, malgré l’énergique opposition de ses adversaires, en tète desquels étaient les sieurs de Brie, de Janvelle et autres notables et magistrats. Ceux-ci, voyant que la lutte était désormais inutile, se résignèrent à leur défaite «et s’associèrent même au triomphe des vainqueurs, probablement, écrit Brillouin, dans l’espérance de les gagner à la longue et de changer les sentiments qu’ils avaient montrés jusque là 356.»
Grâce à ce rapprochement des deux partis et à la joie patriotique qui en fut la suite, les commissaires désignés par l’Assemblée Nationale purent continuer leurs opérations dans le plus grand calme et faire élire, après le maire, tous les officiers municipaux, le procureur de la commune et les notables. Les choix, pour tous ces offices, se portèrent encore sur ceux qui l’avaient emporté aux élections du 19 janvier précédent, et qui furent réélus à une majorité de voix plus forte que celle qu’ils avaient alors obtenue. Tous prêtèrent le serment requis, et le procès-verbal, signé par les commissaires, fut clos le 10 juillet. Cette opération et cette réunion des partis fut cimentée par un Te Deum qui fut chanté le 11, et auquel tous les corps assistèrent, ainsi qu’au feu de joie 357.
Dès qu’ils eurent appris le rétablissement de la paix dans la ville de Saint-Jean-d’Angély, les délégués à la Fédération du 14 juillet et 1er représentants de l’Assemblée Nationale réunis, le 12, chez Joly d’Aussy; célébrèrent cet heureux évènement dans un esprit de fraternité. Le député De Bonnegens et le maire Valentin s’embrassèrent cordialement et se jurèrent une amitié constante. Le lendemain, le député Regnaud, qui n’avait pu assister à la réunion de la veille, s’empressa de se réunir à ses concitoyens et, «en entrant, son premier mouvement fut d’embrasser le sieur Valentin fils, et son oncle». Il exprima à tous avec émotion «la joie qu’il ressentait de se trouver avec ses concitoyens au moment où l’union venait de renaître entre eux». Il manifesta l’espoir «que le serment qui assurait le bonheur et la paix de la France assurerait aussi les leurs en particulier. Tous les cœurs ont applaudi à ce vœu et ont espéré qu’il se réaliserait». Tous ont «conjointement écrit une lettre de félicitations à leurs frères de Saint-Jean-d’Angély et leur ont témoigné la joie qu’ils éprouvaient, comme eux, de voir terminer les divisions malheureuses qui les séparaient depuis si longtemps» 358.
On était à la veille du 14 juillet 1790 et des fêtes qui devaient, par toute la France, commémorer avec tant d’éclat le premier anniversaire de la prise de la Bastille, considérée comme ayant marqué le premier jour de l’avènement de l’ère nouvelle. Déjà les provinces, les villes, avaient donné l’exemple de se fédérer, pour résister en commun aux ennemis de la Révolution. La proposition de la municipalité de Paris d’organiser, pour ce nouveau 14 juillet, une fédération générale de toute la France qui serait célébrée au milieu de la capitale, au Champ de Mars, par les délégués de toutes les gardes nationales et de tous les corps de l’armée, avait été accueillie partout avec enthousiasme, et des préparatifs immenses furent faits pour rendre la fête digne de son objet. Cet objet était le serment civique. Le même jour et à la même heure, tous les Français, à commencer par le roi et les représentants de la Nation, devaient, la main tendue vers l’autel de la patrie, jurer, à la face du ciel, d’immoler leurs divisions à la paix publique et de vivre désormais dans une sainte et fraternelle union, sous l’égide de la Constitution décrétée par l’Assemblée Nationale et acceptée par le roi des Français. D’une extrémité à l’autre de la France, les populations travaillèrent avec ardeur aux préparatifs de cette auguste cérémonie. Les municipalités, les assemblées de départements et de districts, les gardes nationales, tous les corps civils, judiciaires et militaires, réunis à la fin du mois de juin, choisirent dans leur sein les députations qui devaient les représenter à l’assemblée de Paris 359.
Dans les deux départements Charentais, toutes les dispositions furent prises, un mois à l’avance, par les autorités locales, afin d’environner d’un éclat inaccoutumé la grande solennité du 14 juillet. La ville de Saint-Jean-d’Angély elle-même, malgré le retard causé par ses dissensions et par la nécessité d’y recommencer les opérations électorales, put prendre part, avec les autres villes et circonscriptions administratives de la région, à la grande fête de la Fédération 360. Cette première fête nationale fut célébrée, dans chaque ville et jusque dans les moindres paroisses, avec un appareil dont on n’avait pas encore eu d’exemple. Partout des autels élevés sur les places publiques avec une grande magnificence reçurent les serments enthousiastes de toutes les classes de citoyens. Partout des Te Deum, des salves d’artillerie, des évolutions militaires, des banquets patriotiques, des danses, des feux de joie et des illuminations témoignèrent de l’union franche et cordiale qui avait confondu toutes les âmes dans un même sentiment de confraternité.
Michelet qui, avec la prodigieuse sensibilité de son génie, a, mieux que personne, évoqué ce passé de notre histoire nationale, et compris, partagé, traduit l’enthousiasme de cette époque unique — où l’homme, dans un élan vraiment religieux, embrassait de cœur ses concitoyens, la patrie et l’humanité, — a noté, comme un trait caractéristique de ces élans de fraternité, que «les religions fraternisèrent au lieu même de leurs combats», et qu’en plus d’un endroit, le curé et le pasteur (comme avaient fait Grégoire et Rabaut-Saint-Etienne) «s’embrassèrent à l’autel, le pasteur siégeant à la première place du chœur, ou le curé, placé au lieu le plus honorable, écoutant le sermon du ministre». Partout les cœurs débordèrent, les curés entonnant des hymnes à la liberté, les maires répondant par des stances. «Les lieux ouverts, les campagnes, les vallées immenses, où généralement se faisaient ces fêtes, semblaient ouvrir encore les cœurs. L’homme ne s’était pas seulement reconquis lui-même, il rentrait en possession de la nature... L’instinct de la nature, l’inspiration naïve du génie de la contrée leur fit souvent choisir pour théâtre de ces fêtes les lieux mêmes qu’avaient préférés nos vieux Gaulois, les druides. Les îles, sacrées pour les aïeux, le redevinrent pour les fils. Dans le Gard, dans la Charente et ailleurs, l’autel fut dressé dans une île. Celle d’Angoulême reçut les représentants de soixante mille hommes, et il y en avait peut-être autant sur l’admirable amphithéâtre qui porte la ville au-dessus du fleuve. Le soir, un banquet dans l’île, aux lumières, et tout un peuple pour convive, un peuple pour spectateur, du plus haut au plus bas du gigantesque colysée 361.»
Comme les fêtes de l’église catholique ont leurs octaves, et les noces et frairies de nos campagnes leurs lendemains, il semble qu’on ait cherché alors toutes les occasions propices de renouveler ces spectacles si touchants de concorde et d’enthousiasme; et c’est ainsi que Saintes, jalouse, peut-être, de l’éclat de la fête d’Angoulême, essaya de se surpasser, à son tour, et y réussit, dans une solennité qui suivit de quelques jours la fête du 14 juillet.
En commémoration de cette fête, l’Assemblée Nationale avait, en effet, décrété qu’une bannière fédérative serait donnée, par le roi, à chaque département. Celle de la Charente-Inférieure devant arriver à Saintes le samedi 31 juillet, le Directoire du département fit, pour la recevoir, des apprêts extraordinaires 362.
Quant aux délégués des départements envoyés à la Fête de la Fédération de Paris, après avoir participé aux inoubliables solennités du Champ de Mars, après avoir prêté, au nom de leurs départements, le serment civique; après avoir participé aux imposantes discussions de l’Assemblée Nationale, aux pompes de la Cour, aux magnificences de Paris, ils retournèrent chez eux, transportés d’ivresse, pleins de bons sentiments, d’espérances et d’illusions. Mais, comme l’écrit un éminent patriote, «après tant de scènes déchirantes, et prêt à en raconter de plus terribles encore, l’historien s’arrête avec plaisir sur ces heures si fugitives, où tous les cœurs n’eurent qu’un sentiment: l’amour du bien public» 363.
Nous avons parlé d’illusions. Il y en avait sans doute une grande part dans l’idée presque générale alors et qui avait inspiré les inscriptions de l’arc de Saintes, que l’ère qui venait de s’ouvrir en France serait celle de l’union civique, de la liberté ordonnée, de l’égalité fraternelle, de la paix et du bonheur universel, sous une Constitution respectée et acclamée par tous les Français. Hélas! les hommes restant les hommes sous tous les régimes, et avec toutes leurs passions, il fallut bientôt déchanter de ce beau rêve de concorde et d’entente civique. Les simulacres d’autels à la patrie n’étaient pas enlevés des places publiques, que déjà les serments qu’ils avaient reçus étaient par beaucoup oubliés. Les manœuvres réactionnaires des ci-devant privilégiés, les déclamations démagogiques des orateurs du peuple recommencèrent à remuer les masses en sens divers; et l’on vit reparaître, avec les agents provocateurs de toutes les opinions, les désordres de toute nature qui avaient déjà affligé la France 364.
Les fâcheux symptômes des déchirements futurs se multipliaient en effet. La municipalité rochelaise avait déjà usé sa popularité à lutter contre les émeutes nées de la cherté du pain et de la disette. A Saintes, on dut employer la force armée pour faire installer un curé que repoussaient les femmes de sa paroisse, le curé de Saint-Vivien (22 août 1790). A Rochefort, il fallut proclamer la loi martiale pour empêcher des matelots d’exécuter la sentence de mort qu’ils avaient prononcée contre leur cuisinier coupable de malpropreté. Cet équipage était celui de l’Apollon, destiné à laisser de plus tristes souvenirs. Des discussions plus graves encore sur d’autres points de la France causaient une désolation plus générale, et les départements voisins de la Charente et de la Charente-Inférieure s’y associaient par des adresses votées aux gardes nationales de Montauban et de Nancy, par des cérémonies funéraires célébrées avec pompe en l’houneur des victimes qui avaient péri à Nancy pour la défense des lois 365.
Dans le département de la Charente comme dans celui de la Charente-Inférieure, l’abolition des droits féodaux, la confiscation et la mise en vente des biens du clergé, mettaient en jeu des passions bien propres à tromper les esprits sur le vrai caractère de ces mesures. On n’achetait pas avec sécurité les biens du clergé 366. L’Assemblée Nationale ordonna aux municipalités d’en acheter pour les revendre; c’est à cette occasion que furent créés les «assignats».
L’abolition des droits féodaux mécontentait naturellement la noblesse. Le marquis de Beauchamps, député de Saint-Jean-d’Angély pour ce ci-devant Ordre, n’avait pas pris son parti de leur suppression et avait protesté publiquement, surtout contre l’abolition des droits honorifiques de son ordre. Mais sa protestation ne trouva point d’échos dans la région Charentaise et n’empêcha pas les municipalités animées de l’esprit nouveau de faire partout briser les écussons armoriés, qu’on considérait comme des emblèmes du régime aboli. On n’avait alors aucune préoccupation de ces sentiments d’artistes ou de ces regrets d’historiens que nous éprouvons aujourd’hui 367. Un plus grand mal, et de conséquences plus dangereuses, fut que les paysans et tenanciers, dont les propriétés étaient pourtant allégées des droits féodaux qui pesaient sur elles, ne voulurent accepter ni comprendre les restrictions, ni les conditions de temps ou d’argent qu’entraînait cet allègement. Par suite de ce cours d’idées, presque général dans nos campagnes, par suite aussi de la rareté du numéraire qui avait tendance à se cacher, tous les impôts devinrent difficiles à percevoir, moins que ne le disaient les adversaires du régime nouveau, plus que ne l’avouaient ses partisans.
La Saintonge fut ainsi signalée à l’Assemblée Nationale comme l’un des foyers où s’attisait la résistance à ses décrets sur le recouvrement de l’impôt et où cette résistance s’enflammait jusqu’à la révolte. Dans la séance du 5 novembre 1790, l’abbé Maury, l’un des orateurs les plus passionnés de la Droite monarchique et catholique, s’écria pathétiquement:
«Nos malheurs iront toujours croissant, tant que l’ordre ne sera
«pas rétabli. Des paroisses entières se sont liguées par serment
«pour ne plus payer aucun impôt. Dix-sept paroisses de Saintonge
«ont pris l’engagement de n’en payer aucun et d’assassiner les
«collecteurs: l’intervention même de la garde nationale est
«refusée.»
Sur quoi Regnaud (de Saint-Jean-d’Angély), demandant la parole pour «défendre ses concitoyens inculpés», rectifia ainsi les allégations de l’orateur:
«Il est vrai, dit-il, qu’une insurrection a éclaté dans quelques paroisses de la ci-devant province de Saintonge 368, mais elle n’avait pas les impôts pour objet; elle se dirigeait contre la perception des droits féodaux. Cette insurrection a une source qui, je l’espère, se découvrira. Ce sont les manœuvres des mauvais citoyens; ce sont des hommes flétris par la justice et l’opinion, ce sont de vils agents que les ennemis de la Révolution ont employés. Il y a eu une insurrection, mais le peuple a été égaré ; mais, quand l’erreur sera dissipée, il embrassera la vérité avec transport; et si l’acte dont on vous a parlé existe, je me porterai garant pour mes concitoyens, je me mettrai en otage, s’il le faut, tant je suis assuré que leur patriotisme s’élevera bientôt au-dessus des intrigues que l’on a mises en œuvre 369.»
Malheureusement, les généreuses espérances du député de Saint-Jean-d’Angély allaient être démenties ou l’étaient même déjà, à l’heure où il parlait, par de graves événements.
Vers la fin de l’été, un grand nombre d’habitants de la paroisse de Migron, dans le district de Saintes, s’étaient refusés ouvertement, à l’instigation du maire Rapet, du procureur de la commune, nommé Besson, et des officiers municipaux, Giraud et Papin, à payer les droits féodaux déclarés seulement «rachetables» par l’Assemblée Nationale, jusqu’à ce que les propriétaires des fiefs eussent produit leurs titres primitifs. Une requête, rédigée par Giraud en termes menaçants et signée de plusieurs notables de la paroisse, fut adressée, dans le même temps, au Directoire du district. Papin se vantait d’avoir vu, à Ecoyeux, un décret qui abolissait les agriers, rentes et autres terrages. Les citoyens paisibles étaient contraints, par menace du gibet, de s’associer aux agitateurs, et les dispositions prises sous la poussée de la municipalité tendaient à soulever le peuple contre l’autorité supérieure.
Le 7 octobre, les administrateurs du département prirent un arrêté portant que les officiers municipaux de la paroisse de Migron étaient provisoirement suspendus de leurs fonctions. Joseph Dubois et René Eschassériaux, membres du Directoire du district de Saintes, furent délégués pour aller faire aux habitants de Migron notification de cette ordonnance, avec pouvoir de requérir main forte en cas de résistance. Mais, en approchant de Migron, les deux commissaires du district, escortés de douze cavaliers de la maréchaussée, entendirent sonner le tocsin et, à leur entrée dans le bourg, où ils s’étaient fait précéder pourtant par des paroles de paix, se trouvèrent entourés d’une foule excitée, tant d’hommes que de femmes: les premiers, dont le nombre pouvait s’élever à deux cent cinquante, armés de fusils, de sabres, de faulx et de bâtons. Il fallut parlementer, et les commissaires ne purent accomplir leur mission et éviter l’effusion du sang qu’avec beaucoup de prudence, de modération et de sang-froid 370.
Mais le mouvement ne devait pas s’arrêter là. De proche en proche, l’effervescence avait gagné le district de Saint-Jean-d’Angély, surtout dans la région dite du «Pays-bas». Le Directoire du département fut informé que plusieurs municipalités et gardes nationales de ce district s’opposaient à la circulation des grains, que dans certaines localités on voulait les faire taxer à un prix uniforme et arbitraire, et qu’on cherchait à égarer le peuple par de perfides insinuations. L’administration fit donc publier de nouveau les décrets de l’Assemblée Nationale sur le commerce des céréales, et afficher dans toutes les paroisses une proclamation rappelant aux citoyens leurs devoirs et les dangers auxquels ils s’exposaient en s’en écartant.
Ces mesures ne calmèrent que faiblement et temporairement l’agitation des campagnes de cette région. Dans la paroisse d’Aujac 371, le commandant de la garde nationale, nommé Arnaud-Beau-cour, excita l’effervescence populaire, en criant à tout venant qu’il ne fallait laisser sortir aucune charge de blé de la paroisse, et ne plus payer la dîme, affirmant qu’il avait vu un décret qui la supprimait à partir du 8 octobre. Arnaud fut mandé à la barre du Directoire de Saint-Jean-d’Angély; mais, comme il passait devant la salle des séances de la municipalité de cette ville pour se rendre au Directoire, il entra dire un bonjour au maire Valentin, qu’il connaissait, et lui parla de son affaire. Le maire, à ce qui fut ensuite rapporté, lui conseilla de ne répondre que par écrit au mandement des administrateurs du district et lui dicta même la lettre qu’il aurait à leur répondre. Arnaud suivit ce conseil et revint à Aujac 372.
Devenus plus audacieux et plus entreprenants dès qu’ils se sentirent appuyés par le maire et la municipalité de Saint-Jean-d’Angély, Arnaud, et le maire d’Aujac, qu’il avait gagné à ses vues, se rendirent, à la tète d’une troupe armée, chez le curé du lieu pour visiter ses greniers, et placèrent une sentinelle à la porte, avec défense de laisser sortir aucune mesure de blé. Le Directoire du district, informé du fait, dépêcha deux commissaires à Aujac pour rétablir l’ordre dans cette paroisse; mais Arnaud vint au-devant d’eux à la tète de sa bande et leur tint les propos les plus séditieux. Les commissaires se retirèrent; et l’insurrection, enhardie par leur retraite, se propagea rapidement dans tous les villages voisins. Dix paroisses arrêtèrent de ne plus payer ni dîmes, ni terrages, ni champarts, ni aucun des droits conservés. Bientôt le mouvement devint menaçant, excité par les circonstances suivantes:
Le mercredi 20 octobre, à l’insu de la municipalité et de la garde nationale de Saint-Jean-d’Angély 373, Pelluchon, procureur du roi au siège de cette ville, requit secrètement la brigade de la maréchaussée qui y résidait, celle de Matha et vingt-cinq hommes d’un bataillon de chasseurs bretons pour mettre à exécution, sur le territoire de Varaize 374, un décret de prise de corps contre les sieurs Laplanche, Bernard, Labrousse, Boutin et autres, décerné sur la dénonciation du directoire du district. Le premier était un avocat, résidant depuis peu de temps à Varaize 375 et qui s’y était fait une popularité en y propageant les idées démocratiques les plus avancées et en dénonçant comme un «champion de l’aristocratie, prêt à trahir la cause du peuple» le maire du lieu, nommé Pierre Latierce, qui se trouvait être, en même temps, le régisseur de la seigneurie de Varaize.
Laplanche avait donc soufflé l’esprit révolutionnaire en assurant aux paysans que les nouveaux décrets de l’Assemblée Nationale ordonnaient de ne plus payer les dîmes et les droits féodaux 376 que réclamaient, d’une part, le curé, et de l’autre, le régisseur de la seigneurie, au nom du seigneur du lieu qui était alors Michel-Noël Amelot, comte de Gournay et de Varaize, seigneur de Saint-Julien de l’Escap, des Eglises d’Argenteuil, etc., conseiller honoraire au parlement de Paris.
L’huissier Bouyer partit donc, dans la nuit du 20 au 21 octobre, avec son escorte de Chasseurs-Bretons et de maréchaussée, pour exécuter, contre Laplanche et ses acolytes, le mandat décerné contre eux. Par suite de circonstances plus ou moins occasionnelles ou concertées, les gardes nationaux de la commune ne se trouvaient pas au bourg de Varaize au moment de l’arrivée de l’huissier et de son escorte 377. Les premières opérations s’accomplirent donc sans difficulté. Au point du jour, la maison de l’avocat Laplanche fut entourée (on renonça tout d’abord à arrêter les autres), un poste placé à la porte de l’église, pour empêcher qu’on ne sonnât l’alarme. Mais les hommes qui étaient restés au bourg, et les femmes mêmes en l’absence de leurs maris, se rassemblèrent en tumulte autour de l’huissier et de sa troupe, les adjurant de leur laisser «l’homme qui leur avait donné de si bons conseils» et menaçant, en cas de refus, de «couper la troupe par morceaux». En vain le brigadier de la maréchaussée de Saint-Jean-d’Angély, Mauclair, et un officier municipal de Varaize, Deschamps, essayèrent de les calmer en leur disant que Laplanche ne serait pas perdu, et en leur prêchant le respect de la loi, leur colère s’exalta et ne connut plus de bornes. Le poste qui gardait le clocher ayant été forcé, le tocsin se fit aussitôt entendre et les habitants des paroisses environnantes accoururent en armes de quatre lieues à la ronde.
L’huissier avait repris le chemin de St-Jean-d’Angély, emmenant son prisonnier, Laplanche, lequel, espérant qu’on viendrait le délivrer, refusait de marcher et n’avançait que sous la contrainte, si bien qu’on n’avait fait, à 6 heures, qu’un quart de lieue, lorsque soldats et gendarmes virent venir à eux une multitude menaçante d’hommes et de femmes armés de fusils, de haches, de faulx, de fourches et de couteaux de chasse. Ils criaient: «Rendez-nous cet honnête homme ou nous vous hacherons en morceaux.»
Voyant l’escorte se ranger en bataille, les femmes ramassèrent du sable et le lancèrent aux yeux des cavaliers, tandis que les hommes les menaçaient de leurs faulx et de leurs haches. Un coup de fusil partit de la foule, blessant un caporal à la joue gauche; et d’autres foncèrent sur les soldats avec tant de violence que ceux-ci, pour se tirer de leurs mains, durent faire feu. L’huissier Bouyer, le premier, déchargea ses deux pistolets et abattit un homme. Il ordonna ensuite aux Chasseurs-Bretons de tirer, ce qu’ils firent, malgré la défense réitérée du sous-lieutenant de Capy, fils de leur chef. Alors ce fut une mêlée furieuse, la foule se jetant, en désordre, sur les cavaliers qui se crurent encore en droit de tirer pour sauver leur vie. Trois femmes, dont l’une enceinte, et deux hommes, tombèrent, percés de balles; plusieurs autres furent blessés, dont quelques-uns même mortellement. Cependant l’huissier Bouyer et sa troupe continuaient leur route vers Saint-Jean-d’Angély, tout en soutenant les charges réitérées des insurgés. Ils arrivèrent enfin en ville, brisés de fatigue, mais sans avoir lâché leur prise 378.
Lorsque les assaillants revinrent à Varaize, apportant les cadavres des leurs tués dans ce malheureux conflit, la colère du peuple fut à son comble. Le maire Latierce put entendre, nombreux et furieux, des cris de mort proférés contre lui 379. Il ne dut garder aucune illusion sur le sort qu’on lui réservait, car c’était lui qu’on accusait d’avoir dénoncé Laplanche, d’avoir éloigné la garde nationale qui aurait pu empêcher son arrestation, et qu’on rendait enfin responsable du sang répandu. On lui eût encore pardonné cependant ce qu’on appelait sa trahison, s’il eût consenti à se mettre à la tête de la foule pour aller délivrer le détenu 380. Son refus lui fut imputé à crime, et dès ce moment, sentant ses jours menacés, il ne songea plus qu’à chercher ailleurs un refuge. Il était parvenu à cacher sa fuite et déjà il était sur la route de Saint-Jean-d’Angély lorsque, vis-à-vis le village du Tartre 381, au lieu dit: Le Pont-Achard 382, il fut rencontré par des habitants de Fontenet accourus au son du tocsin. Obligé de rétrograder avec eux, il fut accueilli à Varaize par des cris de fureur. Il avait déjà la corde au cou et il allait être pendu à l’aile d’un moulin à vent, lorsqu’on fit remarquer qu’il était préférable d’en faire un otage pour l’échanger contre Laplanche. Latierce fut tenu enfermé toute la nuit dans un toit à porcs. Pendant tout ce temps, le tocsin ne discontinuait pas de sonner à tous les clochers des environs, et des gens empressés couraient les campagnes voisines pour en ameuter les habitants et les engager à venir venger la mort de leurs frères.
Cependant les deux fils de Latierce qui avaient en vain essayé de défendre et de protéger leur père, voyant leurs supplications inutiles, s’étaient rendus à Saint-Jean-d’Angély pour réclamer l’appui et le secours des autorités. Ils commencèrent par s’adresser au bureau du District. Le conseiller Bouisseren qu’ils y rencontrèrent les renvoya au vice-président Merville, lequel, «jugeant impossible de faire marcher des troupes sur Varaize», les renvoya au procureur du roi Pelluchon «qui, ayant fait le mal, devait le réparer» 383. Le vice-président ajouta que «ce magistrat leur donnerait une lettre pour le directoire du département». Mais les fils Latierce, ne rencontrant pas le procureur du roi, s’adressèrent aux officiers de la municipalité, les priant d’envoyer la garde nationale de la ville et de venir eux-mêmes sur les lieux pour rétablir l’ordre. Ces officiers municipaux, n’ayant dans leurs attributions que la police de leur commune et ne pouvant, sans ordres, faire sortir les troupes hors de leur territoire, ne purent qu’inviter trois d’entre eux à se transporter à Varaize pour tâcher d’y ramener la paix, d’y calmer les esprits et d’arracher Latierce des mains de ceux qui voulaient le tuer 384. Les sieurs Susane, Binet, Marchand se mirent aussitôt en route.
A la vue des municipaux de Saint-Jean réclamant Latierce, des cris de mort s’élevèrent d’abord contre eux. Mais leur fermeté en inspira et, courageusement, ils réclamèrent «au nom des droits de l’homme» en faveur de l’infortuné détenu, et ne craignirent pas de menacer cette troupe furieuse de toute la sévérité de la loi. Des voix plus modérées offrirent de livrer Latierce «aux mains de la justice qu’il avait outragée», à la condition que, de suite, la liberté serait rendue au sieur Laplanche. Les envoyés firent observer qu’il serait dangereux de rouvrir les prisons dans la nuit, mais promirent de s’entremettre pour que Laplanche fût élargi le lendemain avant six heures.
A huit heures du soir, les officiers municipaux revinrent et rendirent compte de leur mission. Si sombres que fussent les tableaux que plusieurs citoyens étaient venus faire des mouvements de Varaize, le rapport des trois envoyés fut encore plus alarmant. Le camp qui s’était formé dans ce bourg, composé de près de deux mille hommes, recevait, à chaque instant, de nouvelles recrues. Le tocsin sonnait toujours dans toutes les paroisses et les roulements des tambours se joignaient à ces sons d’alarme. Les cadavres des malheureux tués par la troupe, étendus encore, tout sanglants, sur le terrain, les cris déchirants de leurs proches, exaltaient les esprits. Les gardes nationales de toutes les paroisses, étaient venues, drapeaux déployés, ayant entraîné, de gré ou de force, leurs commandants, leurs municipaux, leurs curés, à marcher à leur tête: avec menace de mort planant sur eux s’ils eussent laisser échapper un autre cri que celui de la vengeance.
D’après ce rapport, les officiers municipaux de Saint-Jean-d’Angély, pensant qu’on pouvait, après un interrogatoire, renvoyer Laplanche sous caution, et convaincus qu’il n’y avait pas d’autre moyen de sauver Latierce, crurent pourtant devoir, par déférence pour la magistrature, se transporter en corps, avec quelques officiers des Chasseurs-Bretons, chez le sieur Saintblancart, qui remplissait les fonctions de lieutenant-criminel, pour lui demander cet élargissement. Les membres du District et les magistrats consultés par Saintblancart, notamment MM. Bouisseren et Chaigneau, membres du District, Ladmiral et Decourt dit Lavigne, adjoints au criminel, opinèrent dans le même sens. Tous engagèrent le lieutenant-criminel à faire subir, cette nuit même, un interrogatoire à Laplanche et à lui accorder, le lendemain matin, son élargissement «sur cautionnement juratoire», afin d’éviter l’effusion du sang, dont il demeurerait responsable, s’il persistait à se conformer strictement à toute la rigueur des règles de l’instruction criminelle. Un procès-verbal fut même rédigé, séance tenante, par le sieur Saintblancard, signé par lui, par les deux membres du district et par cinq municipaux présents 385. Tout faisait donc espérer pour le lendemain matin, à la première heure, l’élargissement de Laplanche et, comme une conséquence, l’apaisement du tumulte de Varaize.
Sur quelle funeste intervention cette espérance se brisa-t-elle? — «Nous ignorons, écrit Brillouin, les motifs réels qui ont pu faire suspendre, dans la nuit, l’instruction de la procédure et les causes qui ont empêché le sieur Saintblancard d’accorder à Laplanche son élargissement pour l’heure indiquée. Mais nous pensons qu’il a agi, comme on l’a dit alors, d’après les conseils du sieur Pelluchon, procureur du roi, homme vain et entêté, et du sieur de Janvelle, qui le virent pendant la nuit, avec quelques autres ennemis de la municipalité. »
Quoi qu’il en soit, le lendemain (21 octobre), les mutins de Varaize, ne voyant point arriver Laplanche, se crurent trompés et accusèrent de mauvaise foi les délégués de la municipalité de Saint-Jean-d’Angély qui leur avaient, la veille, fait espérer sa mise en liberté. Se livrant à l’impatience ordinaire des attroupements, ils abandonnèrent leur camp, vers 8 heures du matin, et marchèrent vers la ville, résolus de délivrer Laplanche à quelque prix que ce fût. Le bruit que quarante paroisses marchaient sur la ville, y jeta, on le comprend, une vive alarme. L’angoisse augmentait à chaque instant par l’arrivée d’estafettes qui ne précédaient, disaient-elles, que de quelques heures, le gros de la troupe. Les citoyens placés sur la route rentrèrent donc, tout effrayés, dans la ville. La municipalité tenta alors une nouvelle démarche auprès du lieutenant-criminel, qui demeurait toujours incertain de ce qu’il avait à faire.
A ce moment, le sieur Lemoine, membre du district, qui avait été forcé de marcher avec sa paroisse dans les rangs des insurgés, arrivant, à 9 heures, au bureau de la municipalité, s’écrie, tout effaré : «Messieurs, tout est perdu, si vous ne délivrez pas Laplanche. J’ai pris les devants pour vous avertir qu’il n’y a pas une minute à perdre. Les paroisses sont décidées à se porter aux dernières extrémités et à égorger Latierce. Allons au District!» Il s’y rendit, en effet, avec le procureur de la commune. Ne trouvant les membres du District, ni dans le bureau du Directoire, ni chez eux, ils coururent au Palais de justice, où Lemoine répéta à Saintblancard qu’il était indispensable d’élargir Laplanche, pour calmer l’irritation et empêcher les excès des rebelles; il demanda même qu’il leur fût délivré du pain, dont ils ne manqueraient pas de faire la demande.
Il était dix heures du matin. Le corps municipal qui se disposait à aller au devant des rebelles, craignant que le besoin ne donnât occasion à leurs bandes d’entrer en ville et d’y commettre des excès, chargea le sieur Lair aîné de voir le District à ce sujet. Les sieurs Augier, Chaigneau et Bouisseren, membres du District, donnèrent au délégué du corps municipal cette réponse «qu’il pouvait faire prendre et distribuer tout le pain qui se trouverait chez les boulangers et que tout ce qui serait fait à cet égard serait approuvé et autorisé par le District». En conséquence, un chariot rempli de pain fut conduit sur le Champ de Mars, entre la ville et le faubourg Matha, d’où l’on entendait le bruit des tambours annonçant l’approche des troupes villageoises.
Les officiers municipaux, déférant aux instances du sieur Lemoine, se transportèrent en avant de Saint-Julien de l’Escap, où ils trouvèrent plus de 2.UUU hommes bien armés, ayant à leur tête leurs commandants et leurs officiers municipaux. Les ayant harangués, ils obtinrent que leurs troupes ne s’avanceraient pas au-delà des ponts de Saint-Julien; que, de suite, il serait député trois officiers municipaux et un détachement de toutes les paroisses auprès de Saintblancard pour lui demander une prompte délivrance du détenu. Ce parti ne fut adopté que sur l’assurance donnée par les officiers municipaux que tout était prêt et qu’une heure suffirait pour avoir ce qu’on désirait.
Cette députation se rendit donc au palais auprès du magistrat à qui les officiers municipaux et Lemoiue renouvelèrent leurs assurances : que leur but n’était pas de violer la loi; qu’ils ne demandaient l’élargissement de Laplanche que sous condition juratoire, en ajoutant que le péril était trop imminent pour perdre un seul instant. Cependant, le sieur Saintblancard hésitait toujours; et, malgré les plus instantes sollicitations, il ne se décida qu’à midi à mettre Laplanche en liberté.
Or, pendant ces délais auxquels elle ne s’attendait pas, la troupe des villages, plus impatiente qu’on ne peut l’exprimer, avait abandonné le poste où elle avait promis de se tenir et, pleine de fureur, était parvenue au lieu dit «le Point du Jour» où le maire Valentin, essayant de les arrêter, avait éprouvé des violences et été maltraité ; de là, malgré les efforts sans cesse renouvelés des conseillers municipaux, elle était arrivée, au nombre de mille à douze cents, sur le Champ de Mars, menaçant même d’aller plus en avant, si on ne lui rendait pas Laplanche.
Celui-ci étant enfin relâché, son arrivée donna lieu aux applaudissements les plus nourris et aux marques de la joie la plus effrénée, mêlés de menaces et de cris de mort souvent répétés. On porta en triomphe le héros du jour assis dans un fauteuil garni de fleurs, d’où pendaient des rubans aux trois couleurs. Tout en se prêtant à cette ovation populaire, Laplanche, voyant que le maire de Varaize était menacé de mort par des forcenés, harangua la foule, en l’exhortant à mettre Latierce en liberté et à se retirer pour ne pas inquiéter davantage les gens de la ville. Il ajouta qu’il allait se mettre à leur tète et qu’il entendait que tous le suivissent: «Oui, oui, nous vous suivrons partout où vous irez!», s’écriait-on autour de lui. Des amis approchaient assez librement de Latierce, causaient avec lui, et lui faisaient espérer une prompte délivrance 386. Un moment on put, en effet, nourrir cet espoir. Mais alors arrivèrent de nouvelles paroisses dont les contingents, échauffés, s’opposèrent à ce que Latierce fût remis entre les mains des municipaux et des cavaliers bourgeois qui l’entouraient. Ces furieux, à moitié ivres, augmentèrent encore le tumulte et, s’étant jeté sur le malheureux, le frappèrent, le renversèrent et le foulèrent aux pieds. Ceux qui s’interposaient pour le protéger n’étaient guère mieux traités et se virent aussi menacés de mort 387. Cependant Laplanche, convaincu qu’on allait rendre Latierce, avait abandonné la place avec une forte troupe et s’était dirigé sur Saint-Julien. Ce départ priva malheureusement Latierce de sa meilleure planche de salut, car il est permis de croire que, s’il fût demeuré et eût persisté à demander qu’on relâchât Latierce, son autorité morale, seule puissante alors, eût pu l’obtenir. Le sieur Isambard, curé de Ternant, «ancien dragon, homme grand, fort et vigoureux», qui avait été forcé de suivre sa paroisse, essaya bien de sauver le malheureux. Il se jeta courageusement au milieu de quelques forcenés, plus déchaînés que les autres, et qui le pressaient de plus près. Il leur arracha Latierce, qui se soulevait à peine, le chargea sur ses épaules et l’emporta à 25 pas de là, dans les servitudes d’une maison particulière (la maison Carjet) dont il referma la porte après lui, espérant pouvoir se sauver par une ouverture qui donnait sur une autre rue. Mais une dizaine des plus furieux, sur le groupe d’une quarantaine environ qui s’acharnait contre Latierce, ayant couru sur ses traces, précédé par l’un de ceux dont la femme avait été tuée l’avant-veille et qui criait: «Où est-il, où est-il, le gueux?...», parvinrent à le rejoindre au moment où, par la rue des Bouchers, il allait gagner l’hôtel du maire, par une arrière-porte qui ouvrait de côté-là. Reconnu à son habit vert et à ses manchettes par un nommé Rapet, sabotier, de Fontenet, qui remontait cette rue, il en reçut, sur la tète, un violent coup de «couteau-parot» qui, sans le tuer, l’étendit par terre, près de la maison du sieur Maugis, journalier. Peut-être eût-on pu encore l’arracher à la mort. Mais. au moment où des officiers municipaux, prévenus, accouraient à la rescousse, amenant une escouade de Chasseurs-Bretons, — dont on venait seulement de lever la consigne quand on avait su le départ du gros de la multitude suivant Laplanche dans la direction de Saint-Julien, — le malheureux Latierce fut achevé, dit-on, par l’homme dont la femme, enceinte, avait été tuée à Varaize et qui, craignant qu’on ne le ravît à sa vengeance, lui déchargea, à bout portant, un coup de fusil dans les reins; en sorte que, les municipaux, survenant, ne purent que recevoir le dernier soupir de cet infortuné. Il était alors près de 3 heures 388.
Le départ des responsabilités, pour ce meurtre déplorable et pour les désordres qui l’avaient précédé, n’est pas facile à établir. Il n’est pas douteux que le directoire du district, à qui incombait d’abord le devoir de maintenir l’ordre dans toute l’étendue de l’arrondissement, a manqué tout à la fois de courage et d’énergie. On lui a reproché depuis et non sans raison, de n’avoir pas proclamé la loi martiale et fait marcher des troupes sur le lieu de l’insurrection et de n’avoir pas même avisé de la gravité des faits le directoire du département. Mais les insurgés avaient des intelligences dans le sein de la municipalité et, depuis le siège de 1621, où Louis XIII avait fait raser ses murailles 389, la ville était ouverte de toutes parts. Dans une pareille conjoncture, le parti de la conciliation parut préférable, et l’on eût pu, en effet, en attendre de bons effets, si les hésitations et les tergiversations des magistrats n’avaient compromis et rendu vains les efforts tentés en ce sens. Le mal vint surtout des divisions et suspicions réciproques qui déchiraient, depuis le commencement de la Révolution, la ville de Saint-Jean-d’Angély. Ajoutons que les mouvements populaires, quand ils sont une fois déchaînés, ne s’arrêtent guère, malheureusement, que devant le sentiment de stupeur douloureuse et de remords tardif qui suit l’effusion du sang. Et notons enfin, comme une explication plausible, encore que subtile, de ce déchaînement soudain de fureur paysanne, ce qu’écrit Taine comme commentaire de ces scènes de la jacquerie Saintongeaise qui se répétèrent peu après, et même avec plus de violence encore, en Bretagne, en Périgord, en Limousin, etc.:
«Evidemment les âmes sont toujours insurgées. C’est que la volonté du paysan est d’une autre nature que la nôtre, bien plus fixe et bien plus tenace. Quand une pensée s’accroche en lui, elle y prend naissance par une croissance obscure et profonde, sur laquelle la parole et le raisonnement n’ont pas de prise: une fois implantée, elle végète à sa guise, non à la nôtre, et nul texte législatif, nul arrêté judiciaire, nulle remontrance administrative ne peut changer l’espèce de fruit qu’elle produit. Ce fruit, élaboré depuis des siècles, est le sentiment d’une spoliation excessive, et partant le besoin d’une décharge complète. Ayant trop payé à tout le monde, ils ne veulent plus rien payer à personne, et cette idée, vainement comprimée, se redresse toujours à la façon d’un instinct 390.»
Quoi qu’il en soit des causes premières ou secondes de cette émeute populaire qui avait passé comme une trombe sur une aire de plus de quarante paroisses 391, il importait, avant de les rechercher, d’en arrêter les effets et d’en conjurer les ravages. Le Directoire du département, informé par la rumeur publique, car il nous faut répéter qu’il n’avait pas été autrement saisi 392, et craignant à bon droit que les désordres ne s’arrêtassent pas au mal déjà tait 393, dirigea sur Saint-Jean-d’Angély un corps de troupes, composé de cent cinquante hommes de la garde nationale de Saintes, cent vingt du régiment d’Artois et cent trente gendarmes. Il manda au duc de Maillé, commandant le département, de faire marcher sur le même point un détachement du second régiment d’Agénois, en garnison à Rochefort, avec quatre pièces de campagne. En même temps trois cents hommes de la garde nationale de Rochefort, un détachement de celle de Tonnay-Charente, une compagnie du Royal-Lorraine cavalerie et deux brigades de la maréchaussée de Saintes, commandées par le sous-lieutenant Demontis, se mirent en marche vers le centre de l’insurrection 394.
Toutes ces troupes arrivèrent, le 24 octobre, à St-Jean-d’Angély où elles se trouvèrent encore renforcées d’une compagnie des Chasseurs-Bretons, de deux compagnies de la garde nationale et d’un grand nombre de volontaires à cheval. En même temps que ces forces imposantes, arrivaient en la ville, vers dix heures du matin, deux membres de l’administration du Département, Jouneau et Bréard 395, commissaires délégués, avec pleins pouvoirs pour parer aux circonstances.
Au moment où les troupes qu’ils conduisaient entraient en ville aux acclamations des citoyens, un exprès apporta la nouvelle que Laplanche et Labrousse venaient d’être arrêtés par la garde nationale de Matha. De Capy père, lieutenant-colonel des Chasseurs-Bretons et commandant général des forces combinées de Saint-Jean-d’Angély, envoya un fort détachement au devant des prisonniers qui furent rencontrés près de Saint-Julien. Une partie de la colonne les emmena à Saint-Jean-d’Angély, l’autre continua jusqu’à Saint-Julien où vingt-six personnes signalées comme ayant pris part au soulèvement furent arrêtées et conduites, le 26, aux prisons de la ville 396.
Dès le lendemain de leur arrivée, les délégués du Département prirent leurs mesures pour arrêter les autres provocateurs de l’émeute, et pour en empêcher le retour. Bréard demeura à Saint-Jean-d’Angély pour informer sur la conduite des autorités de cette ville. Jouneau partit, le 25 octobre, avec une colonne expéditionnaire, afin de recueillir tous les documents propres à éclairer le gouvernement sur les désordres qui venaient d’agiter Varaize et les environs 397. Ce commissaire ayant décrété de prise de corps les premiers qui furent signalés comme auteurs ou complices du meurtre de Latierce, on recommença à sonner le tocsin. Mais Jouneau fit cerner le bourg de Varaize et enlever la cloche qui avait donné le signal du soulèvement. Des mesures semblables ayant été prises dans chacune des paroisses insurgées, les paroisses se soumirent et les instigateurs de la révolte purent être arrêtés. Après avoir enlevé leurs armes aux habitants, le délégué du Département fit donner lecture, dans chaque bourgade, des décrets de l’Assemblée Nationale sur la circulation des grains, l’extinction des droits féodaux et les attroupements. Partout la multitude, craintive et calmée, protesta de sa volonté de rentrer dans l’ordre et de se soumettre aux lois. Deux jours suffirent ainsi à la pacification du pays.
Le 27 octobre, la colonne expéditionnaire rentra à Saint-Jean-d’Angély avec 90 prisonniers, dénoncés comme les principaux promoteurs de l’insurrection; et comme, à raison des discordes intestines qui divisaient le directoire et la municipalité de cette ville 398, il était à craindre que les insurgés ne fussent favorisés par l’un des deux pouvoirs en haine de l’autre, les prisonniers furent transférés à La Rochelle et à Saintes, en attendant que l’Assemblée Nationale eût désigné un tribunal chargé de les juger.
Après le premier moment de stupeur où l’insurrection de Varaize et l’assassinat de Latierce avaient jeté nos compatriotes, il n’y eut qu’une voix dans tout le pays pour déplorer ces événements et en vouer les instigateurs à l’exécration publique. Le Journal de Saintonge et d’Angoumois, après avoir, dans une prosopopée un peu emphatique, adjuré la ville de Saint-Jean-d’Angély, de revenir à l’esprit de concorde qui distinguait autrefois ses enfants, s’écriait: «On a souillé ton territoire par le plus exécrable des crimes. Mais que dis-je? Tes enfants ne sont pas coupables de cet exécrable forfait : il faut rejeter sur des étrangers obscurs l’horreur d’un assassinat dont les fastes du crime n’offrent pas d’exemple 399.»
Le 28 octobre, jour marqué pour la réunion de l’Assemblée électorale chargée de nommer les juges du district, les commissaires du Département, d’accord avec les officiers municipaux, firent célébrer en l’honneur du malheureux maire de Varaize un service funèbre auquel assistèrent tous les Ordres de la ville et toutes les troupes de l’expédition. Le reste de la journée fut consacré à l’audition d’un grand nombre de témoins. Enfin, le 29 octobre, les troupes soldées et les gardes nationales quittèrent Saint-Jean-d’Angély et regagnèrent, par divers chemins, leurs garnisons et leurs foyers 400.
Tels étaient les graves événements dont le représentant Vieillard, au nom du Comité des rapports, entretenait l’Assemblée Nationale dans la séance du 30 novembre. Après avoir exposé les désordres qui avaient affligé le district de Saint-Jean-d’Angély, sévèrement qualifié la conduite des autorités de cette ville et signalé même la municipalité comme complice du soulèvement 401, l’orateur ajouta, en se tournant vers l’abbé Maury: «Quoi qu’il en soit, ces événements n’ont jamais pu servir de prétexte à ce qu’on répandît dans le public, à ce qu’on osât même dire à cette tribune, qu’un grand nombre de paroisses de Saintonge avaient déclaré qu’elles ne paieraient plus d’impôts. La cause des malheurs qui ont eu lieu, tout injuste qu’elle est, relativement au paiement des droits seigneuriaux et des dîmes, n’a jamais eu trait au paiement des impôts à la charge de la nation.»
L’Assemblée Nationale, après avoir ouï ce rapport, rendit un décret conçu en ces termes:
«Le roi sera supplié de donner les ordres nécessaires pour que l’information commencée à Saint-Jean-d’Angély, tant contre le nommé Laplanche et consorts que contre les prévenus de l’assassinat du maire de Varaize et leurs complices, soit continuée avec célérité et leur procès fait devant les juges du tribunal de La Rochelle, à la diligence de l’officier chargé de l’accusation publique auprès dudit tribunal, et pour qu’à cet effet les prisonniers y soient incessamment transférés. — Sa Majesté sera également priée de donner des ordres pour que, devant les mêmes juges, il soit informé de la conduite des officiers municipaux et notables de Saint-Jean-d’Angély dans les journées des 21 et 22 octobre dernier, ainsi que de celle par eux tenue antérieurement et postérieurement.
«— Ceux desdits officiers municipaux et notables de Saint-Jean-d’Angély qui, à l’époque du 21 octobre dernier, faisaient partie du corps municipal ou du conseil de la commune et qui se trouvent encore officiers municipaux et notables, demeureront provisoirement suspendus de ces fonctions au moment de la notification du présent décret. — Les officiers municipaux qui ne faisaient point partie du corps municipal ou du conseil de la commune à l’époque indiquée en l’article précédent ou qui ont été élus dans le présent mois, exerceront provisoirement les fonctions municipales; le premier élu exercera celle de maire. — Les notables élus à la même époque et qui n’exerçaient, avant la dernière élection, aucunes fonctions dans le corps municipal, formeront provisoirement le conseil de la commune.
«— L’Assemblée Nationale déclare qu’elle est satisfaite de la conduite ferme et généreuse qu’ont tenue les membres du Directoire du département de la Charente-Inférieure, les gardes nationales de Saintes, Rochefort, Charente et Matha, les détachements des régiments de Chasseurs-Bretons, d’Agénois et de Royal-Lorraine, les troupes de maréchaussée et le sieur Izambart, curé de Ternant. — Elle décrète qu’en conformité du décret du 14 juin, les anciennes compagnies de milice bourgeoise de Saint-Jean-d’Angély feront provisoirement le service avec la garde nationale, et que les armes seront rendues aux citoyens auxquels elles ont été enlevées. — Elle prend sous sa protection la femme et les enfants du sieur Latierce, maire de Varaize, qui a sacrifié sa vie à ses devoirs, et, sur le compte qui sera rendu à l’Assemblée par le Département de la Charente-Inférieure, il sera pourvu, s’il est nécessaire, aux besoins de la famille de ce généreux citoyen 402.»
Certaines des mesures prises par les commissaires du département, délégués à Saint-Jean-d’Angély, avaient concordé, nous l’avons vu, avec une réunion de l’Assemblée électorale chargée d’élire les juges du district (28 octobre). C’est que l’Assemblée Nationale, jugeant qu’il y avait lieu de renouveler l’organisme et le personnel de l’ordre judiciaire 403, avait, par décret du 16 août 1790, décidé d’instituer, dans chaque département, un tribunal de première instance par district et une justice de paix par canton. Les tribunaux de district, constitués tribunaux d’appel les uns à l’égard des autres, furent composés de cinq juges et quatre suppléants élus pour six ans par le peuple, et auprès de chaque tribunal fut institué, pour remplir les fonctions du ministère public, un commissaire du gouvernement, nommé à vie par le roi. Un second décret, du 23 août, avait désigné, dans chaque département, les villes où devaient siéger les tribunaux de district. Angoulême, Cognac, Barbezieux, Ruffec, Confolens et La Rochefoucauld avaient été désignés pour le département de la Charente. Ceux des sept districts de la Charente-Inférieure furent établis à Saintes, La Rochelle, St-Jean-d’Angély, Rochefort, Marennes, Pons et Montguyon, bien que le centre administratif du septième district fût à Montlieu.
Par son décret du 16 août, l’Assemblée Nationale avait également supprimé les anciennes juridictions consulaires, remplacées par des «tribunaux de commerce» dont les membres devaient être élus par les notables négociants des villes où il serait reconnu utile d’en établir 404.
En exécution de ces décrets, les électeurs se réunirent, dans chaque district, vers la fin d’octobre. «Faites sous l’inspiration des associations politiques, alors animées du patriotisme le plus pur, ces élections témoignèrent partout en faveur du suffrage populaire, en appelant aux saintes fonctions de la magistrature les hommes les plus capables et les plus dignes par leurs lumières et leurs vertus 405.»
Il ne restait plus qu’à procéder, dans chaque district, à l’installation des corps judiciaires. Ce fut dans les premiers jours de décembre qu’eurent lieu ces installations. Elles s’opérèrent, surtout pour les tribunaux de chefs-lieux de département, Saintes et Angoulême, avec une impressionnante solennité où la musique des Te Deum alternait avec les tambours et avec l’air populaire du Ça ira 406.
Un peu plus tard, par un décret du 25 février 1791, l’Assemblée Nationale, complétant le nouveau système judiciaire, qu’elle avait établi, comme toutes les administrations publiques, sur la base de l’élection, institua, dans chaque département, un tribunal chargé de la répression des crimes et délits. Outre trois juges pris alternativement, de trois mois en trois mois, parmi les membres des tribunaux de district, cette cour criminelle devait être composée d’un président, d’un accusateur public et d’un greffier, nommés par les électeurs, les deux premiers pour six ans, le troisième à vie 407. L’Assemblée Nationale, par un décret du 15 mai, institua, en outre, pour connaître des crimes dont le corps législatif se porterait accusateur, une «Haute Cour nationale», composée de quatre grands juges et d’un «haut jury» dont chaque département devait fournir deux membres nommés par les électeurs 407. Enfin, il fut créé, dans chacun des ports de guerre, dont Rochefort, une cour martiale maritime, chargée de prononcer sur les crimes et délits commis par les marins.
Mais il nous faut revenir en arrière pour parler de l’organisation religieuse que l’Assemblée constituante entreprit aussi de renouveler en France et qui souleva plus de difficultés que n’avait fait la réorganisation politique, administrative ou judiciaire, parce qu’elle paraissait toucher ici au for le plus sensible, celui où l’intervention du pouvoir civil est le moins à sa place et est le plus maladroite quand elle n’est pas le plus tyrannique.
A cette première phase de la Révolution française, — ainsi que nous l’avons écrit ailleurs 408 — l’idée de la Séparation de l’Eglise et de l’Etat, du devoir de neutralité du pouvoir civil en matière ecclésiastique, n’était encore entrevue que par bien peu d’esprits, quoique Pascal et Diderot, pour ne parler que des plus éminents, eussent déjà semé quelques germes de cette vérité. L’opinion générale était donc en faveur d’une religion d’Etat; mais très général était aussi, dans tous les milieux qui n’avaient pas été contaminés par le jésuitisme, le désir que cette religion s’accommodât aux principes du nouveau régime, et, tout en gardant l’étiquette catholique, prît ses coudées franches vis-à-vis de Rome et de la curie romaine. Comme l’a noté M. Debidour 409, les cahiers du Tiers et ceux de la Noblesse étaient à peu près unanimes à demander que le clergé français fût soustrait à la domination romaine et se recrutât désormais par libres élections. Tous réprouvaient la doctrine des concordats. Les cahiers de l’ordre ecclésiastique, à de rares exceptions près, ne lui étaient pas favorables, et l’épiscopat, pour ne pas s’aliéner le bas clergé, avait pris soin de dissimuler ses tendances ultramontaines. Aussi peut-on dire que la France presque entière se refusait alors à toute négociation avec le «Saint-Siège».
La Constitution civile du clergé, adoptée dans son ensemble le 12 juillet 1790, sortit de cette disposition des esprits. Comme elle avait sécularisé déjà les services de l’assistance et de l’instruction publique, jusque là confiés au clergé catholique, la Constituante agissant comme dépositaire de la souveraineté nationale, décida, à la voix de Mirabeau, de séculariser les «biens» du clergé, c’est-à-dire le patrimoine que la nation souveraine, jusqu’alors représentée par le roi, lui avait permis de constituer, non pas en considération des personnes, mais en vue des œuvres sociales dont ces personnes étaient chargées. Après avoir sécularisé les biens, elle eut l’idée moins heureuse de séculariser aussi, sinon le culte, au moins l’administration du culte, c’est-à-dire de l’organiser législativement et administrativement, comme les circonstances et le courant des idées ambiantes lui semblaient le comporter. Il lui apparaissait que l’exercice public du culte répondait aux besoins et aux désirs de la nation: elle l’érigea donc en service d’Etat, et, pour commencer, accommoda les diocèses avec les nouvelles circonscriptions administratives des départements et, sans que l’idée vînt à personne de négocier avec le pape, décida que les évêques seraient élus, à raison d’un par département, comme les administrateurs, les magistrats et les hauts jurés. L’Etat voulant avoir des officiers publics du culte en fixa le nombre, la hiérarchie, les appointements et les salaires 410. «Par une trop juste réaction, écrit Michelet, Rabaut-Saint-Etienne, Barnave, ces deux protestants illustres, qui étaient alors au premier rang de l’Assemblée et à la tribune, étaient membres du Comité ecclésiastique et jugeaient leurs anciens juges, réglaient le sort de ceux qui avaient banni, roué ou brûlé leurs pères. Pour vengeance, ils proposèrent de voter cent trente-trois millions pour le clergé catholique 411.
Les députés les plus fidèles à la foi chrétienne, des jansénistes comme Camus, Treilhard, avaient une idée hardie, excessive des droits en matière religieuse, de l’Assemblée qui représentait le peuple souverain. «Nous sommes une Convention nationale, déclarait Camus à la tribune 412; nous avons assurément le pouvoir de changer la religion; mais nous ne le ferons pas...» Légistes et théologiens, ils se disaient que le décret voté par l’Assemblée ne touchait ni au dogme ni au culte; il se bornait à remanier la discipline, et, sur ce terrain distinct qu’on revendiquait pour le pouvoir civil, on prétendait, sans le concours du pape et de l’épiscopat, démolir et rebâtir à discrétion 413.
On aurait pu discuter longtemps, on a discuté en fait, pendant plus d’un siècle, et jusqu’à la récente loi qui a enfin séparé les deux domaines civil et ecclésiastique — sur ces prétentions de l’Etat et de l’Eglise quant au caractère de leurs rapports réciproques; et ces discussions se sont compliquées du désir de maintenir l’union avec l’Etat, mais pour le régenter, comme du désir des chefs de l’Etat de tenir, par des Concordats, l’Eglise liée et soumise à leur influence.
Mais, quoi qu’il en soit de ces thèses contradictoires, et tout en admettant, comme l’événement l’a prouvé, que l’Assemblée constituante se trompa en légiférant sur le culte et que la Constitution civile du clergé fut une erreur de principe et de jugement, ce point du moins demeure certain pour l’historien impartial de notre région charentaise: c’est que cette Constitution civile du clergé, mal vue dès l’abord et repoussée par la grande majorité des populations catholiques dans d’autres régions de la France, fut reçue, au contraire, dans la nôtre — et sauf l’opposition de l’état-major du clergé — non-seulement avec la déférence qui accueillait, en général, les moindres décisions de l’Assemblée nationale, mais avec un véritable enthousiasme, et comme répondant parfaitement à l’état et aux désirs des esprits. C’est qu’au fond, la foi d’obéissance aveugle à «l’Eglise», à sa hiérarchie catholique qui, depuis le Concile de Trente et l’intrusion du jésuitisme, a, de plus en plus, remplacé en France l’ancienne foi chrétienne 414, était très ébranlée dans nos provinces, pénétrées dans les profondeurs de leur sol, depuis le XVIe siècle, du ferment de l’esprit protestant et presbytérien 415. C’était donc justement ce qui scandalisait et choquait le plus, dans le nouveau régime, les pontifes de la hiérarchie: à savoir l’élection et le libre choix des curés, qui enthousiasmait au contraire les populations de notre contrée, catholiques de nom mais protestantes d’esprit, heureuses de retrouver les droits qui avaient appartenu aux chrétiens des premiers âges et de participer directement au gouvernement de leur Eglise. Ajoutons que les prêtres eux-mêmes, surtout le clergé séculier des campagnes, préféraient tenir leurs titres du suffrage populaire de leurs paroissiens que dépendre de l’autorité souvent arbitraire et capricieuse des évêques.
«Pour juger, écrit Massiou, avec quel élan de patriotisme la Constitution civile du clergé fut accueillie dans cette contrée, par les, desservants des paroisses rurales, il faut lire, dans les journaux du temps, les allocutions dont ces ecclésiastiques faisaient précéder la cérémonie de leur prestation du serment constitutionnel. Les pasteurs de campagne n’avaient garde de repousser une réforme qui, en, assurant leur existence, leur donnait accès aux prélatures dont la voie leur avait été fermée depuis si longtemps. Sortis des rangs du peuple, ils partageaient ses ressentiments parce qu’ils avaient partagé ses souffrances, et ils saluaient avec transport l’ère d’émancipation qui se levait pour eux comme pour le pays.
«La même unanimité d’assentiment n’existait plus parmi les desservants des paroisses urbaines. Bien que, dans les villes, le clergé plus nombreux fût aussi plus étroitement lié par l’esprit de corps et le préjugé de caste, à Saintes, à La Rochelle, à Saint-Jean-d’Angély, à Angoulême, à Cognac, etc., la Constitution civile du clergé trouva dans le sacerdoce autant de prôneurs que de détracteurs, et l’on vit se former une telle scission que souvent, dans la même église, le serment constitutionnel était, en même temps, prêté par le vicaire et refusé par le curé, selon le degré de foi que chacun, avait dans l’avenir de la Révolution. Mais si l’on arrivait au sommet de la hiérarchie ecclésiastique, on ne rencontrait plus qu’une ligue animée des sentiments les plus hostiles à la Constititution. Au milieu de cette aristocratie ecclésiastique dont les membres appartenaient presque tous aux premières familles du royaume, les ressentiments nobiliaires se mêlaient aux rancunes sacerdotales, et les passions se déchaînaient avec d’autant plus de violence qu’elles étaient alimentées par le double regret des sinécures ecclésiastiques et des privilèges seigneuriaux 416.»
L’évèché de La Ruchelle avait été supprimé. Son titulaire, M. de Goucy, se retira et quitta la France, en publiant une lettre triste mais relativement modérée.. Le chapitre de Saintes ne se laissa dissoudre qu’après avoir publié une vive protestation. L’évêque de Saintes, Pierre-Louis de La Rochefoucauld-Bayers, qui n’avait cessé, depuis le commencement de la Révolution, soit par ses motions à l’Assemblée nationale, soit par des mandements et lettres pastorales adressées à ses diocésains, de s’opposer aux réformes décrétées par l’Assemblée, donna le précepte et l’exemple d’une résistance exaspérée. La Constitution civile du clergé devint le point de mire de ses protestations et de ses attaques. Il fallut sévir ou avouer l’impuissance de la loi 417.
Le prélat qui faisait défense à ses subordonnés de prêter le serment civique n’était pas d’humeur à le prêter lui-même. Et, comme le refus de serment à la Constitution était une cause légale de déchéance pour tout fonctionnaire, il y eut nécessité de proclamer la vacance du siège épiscopal et de pourvoir au remplacement de l’évéque de Saintes, comme à celui des curés du département qui n’avaient pas voulu obéir à la loi. Les électeurs des sept districts furent convoqués dans les derniers jours de février 1791, pour procéder, par la voie du scrutin, à ce remplacement de tous les ecclésiastiques réfractaires, et, le 27 du même mois, les électeurs du département s’assemblèrent dans l’église épiscopale de Saintes pour nommer un successeur à La Rocheroucauld-Bayers. Cette opération prit toute la journée. Après une longue discussion et trois tours de scrutin, la pluralité des suffrages se porta sur l’abbé Robinet, curé de Saint-Savinien, qui fut proclamé le lendemain, en présence d’une grande affluence de peuple et au milieu d’unanimes applaudissements 418.
Trois jours après son élection, l’abbé Robinet fit un voyage â Saintes. Bien qu’il n’eût pas encore reçu la consécration, la milice bourgeoise de Saintes voulut lui servir d’escorte. A quelque distance de Saintes, il fut reçu par un détachement de la garde nationale été cette ville, dont le commandant complimenta le nouvel évêque au nom du corps. — «Ce vénérable prélat, raconte un contemporain, entra en ville avec des guêtres de laine et dans un costume qui retraçait l’humble simplicité des premiers siècles de l’Eglise. Ce spectacle offrait le contraste de la pompe fastueuse des prélats de cour avec le modeste appareil d’un évêque du peuple 419.»
Quelque temps après cependant, la ville de Saintes, voulant honorer officiellement le nouvel évêque du département, décida de lui faire, et lui fit, en effet, une réception solennelle, et marquée de réjouissances populaires et militaires 420.
Dans le même temps, l’évoque ultramontain d’Angoulème, d’Albignac de Castelnau, ayant, comme son confrère de Saintes et la plupart des évéques 421, refusé de prêter le serment constitutionnel exigé par le décret de l’Assemblée Nationale du 27 novembre 1792, était, lui aussi, frappé de déchéance 422. L’assemblée générale des électeurs du département de la Charente, dans son assemblée du 8 mars 1791, élut à sa place son collègue dans la députation du clergé d’Angoumois 423, Joubert, curé de Saint-Martin d’Angoulême dont le sacre eut lieu à Notre-Dame de Paris, le 27 du même mois. Il fit son entrée à Angoulême, le 3 avril, et prit possession de l’église cathédrale, le 10 du même mois, après avoir été harangué à la grille du chœur, par M. Perrier de Gurat, alors maire d’Angoulême 424. Le nouvel évêque prêta le serment exigé par le décret du 15 juin 1790, célébra la messe pontificalement et, montant en chaire, lut une lettre pastorale qui était une chaleureuse apologie de la constitution civile du clergé. Cette cérémonie n’excita pas moins d’enthousiasme dans le chef-lieu de la Charente que ne l’avait fait celle de l’évêque Robinet dans le chef-lieu de la Charente Inférieure.
Tandis que son prédécesseur, évincé et irrité, prenait le chemin du Languedoc, en attendant d’émigrer de France, et lançait ses anathèmes, fortifiés de ceux du pape, contre le nouveau régime 425, Joubert, sincèrement acquis à la cause de la Révolution 426, qu’il considérait comme une parturition de l’esprit du vrai christianisme, s’appliquait non seulement à affermir ceux des membres du clergé de son diocèse (et c’était la grande majorité) qui l’avaient suivi dans son serment d’adhésion à la Constitution 427, mais encore à ramener et à se concilier ceux. qu’on appelait dès lors les «réfractaires» ou «insermentés». C’est ainsi que, gardant son siège à l’Assemblée Nationale, après être allé prendre possession de son siège épiscopal d’Angoulême, il plaida devant la Constituante la cause des membres du clergé qui n’avaient pas encore, par scrupule de conscience, prêté le serment requis, et lit une motion tendant à «admettre la prestation de serment tardive des fonctionnaires publics ecclésiastiques » 428.
Avant de quitter le terroir de nos deux départements charentais pour rejoindre, à Paris, leurs représentants, et suivre, jusqu’à la fin de la session, leurs travaux a l’Assemblée constituante, disons encore un mot des Sociétés populaires dont la grande floraison, dans notre région, date des années 1790 et 1791. Nous avons déjà noté leur intervention dans la plupart, des cérémonies populaires, qu’il s’agit d’organiser des fêtes nationales ou d’acclamer des évêques constitutionnels. Emanant, pour la plupart, des Loges maçonniques, qui perdent de leur importance eu tant que sociétés secrètes dans la mesure où leurs principes se propagent publiquement au dehors, ce sont ces Sociétés populaires qui se chargent partout de donner l’élan et de monter la garde autour de la Révolution. «Associations spontanées, naturelles, écrit Michelet. Elle sortirent de la situation même, du besoin le plus impérieux, celui du salut. Elles furent une publique et patente conjuration contre la conspiration, (en partie visible, en partie cachée), de l’aristocratie: une organisation vaste et forte de surveillance inquiète, sur l’autorité, sur ses agents, sur les prêtres et les nobles 429.»
Les premières Sociétés d’Amis de la Constitution, en correspondance avec le Club des Jacobins de Paris, se fondèrent dans notre région, vers cette époque.
Dans la première liste des sociétés affiliées, publiée dans le Moniteur du 7 mars 1791, au total de 227, nous relevons les noms des villes suivantes: Angoulème, Confolens, La Rochelle, Rochefort, Ruffec, Saint-Jean-d’Angély.
La liste du 1er mai 1791, comptant 118 noms de plus, publiée par les soins de la Société, contient tous les noms précédents, et en plus: l’Ile-de-Ré, Marennes et «Montoulieu» qu’il faut lire: Montlien. Enfin, une liste complémentaire, publiée par le Moniteur le 11 juin 1791, contient la plus grande partie des noms qui précédent, plus les suivants: Baignes (Charente), Jarnac (Charente), Saintes (Charente-Inférieure) 430.
Nous avons vu, au commencement de ce chapitre, comment s’était fondé, à Paris, le club des «Amis de la Constitution» qui, du local où il tenait ses séances, reçut le nom de «Club des Jacobins». — «Le nom de Société mère, que l’on emploie trop souvent, ferait croire que toutes les autres furent des sociétés envoyées de la rue Saint-Honoré. La société centrale fut mère de ses sœurs, mais ce fut par adoption. Celles-ci naissent d’elles-mêmes. Elles sont toutes ou presque toutes des clubs improvisés dans quelque danger public, quelque vive émotion.» (De nos jours, nous avons vu se constituer ainsi, au moment de l’affaire Dreyfus, presque dans chaque ville ou bourgade de France des sections de la Ligue des Droits de l’Homme). Des foules d’hommes alors se rassemblent. Quelques-uns persistent, et même quand la crise est finie, continuent de se rassembler, de se communiquer leurs craintes, leurs défiances; ils s’inquiètent, s’informent, écrivent aux villes voisines, à Paris. Ceux-ci, ce sont les Jacobins. Leur origine tient aussi à une spécialité de caractère. Le «Jacobin» est une espèce originale et particulière. Beaucoup d’hommes sont nés Jacobins. Dans l’entraînement général de la France, au moment des sympathies faciles et crédules, où le peuple sans défiance se jetait dans les bras de ses ennemis, cette classe d’hommes, plus clairvoyante, se tient ferme et défiante. On les voit dans les fédérations, paraître aux fêtes, se mêler à la foule, formant plutôt un corps à part, un bataillon de surveillance qui, dans l’enthousiasme même, témoigne des périls de la situation 431».
«Oui, nous voulons le dire, — écrit, de son côté, Louis Blanc, — le tort des clubs révolutionnaires fut d’avoir enfanté une légion de délateurs, d’avoir universalisé la défiance, d’avoir exagéré le soupçon, et surtout d’avoir, en mainte occasion, emprunté au despotisme, pour le combattre, ses violences et ses artifices. Là fut le mal, et il y aurait lâcheté à le taire; mais le bien que les clubs produisirent ne saurait être contesté. Si la contre-révolution n’osa rien impunément et s’abstint de tout oser; si l’esprit public, sur des routes pleines d’obstacles, n’éprouva pendant longtemps ni lassitude ni langueur; si chaque ville de France put vivre de la vie féconde de Paris, et, quand il tressaillait, tressaillir,... tout cela fut l’ouvrage des clubs révolutionnaires, et notamment du club des Jacobins. »
Babaud-Laribière, en son livre, a résumé, d’après des documents authentiques, l’histoire du Club des Amis de la Constitution de Confolens. M. de Bichemond nous a donné in-extenso, les procêsverbaux des séances et des délibérations de la Société des «Amis de la Liberté et de l’Egalité » d’Ars-en-Ré 432. C’est le seul registre «complet» qui nous ait été conservé, quoique on possède aussi les délibérations des Sociétés de Rochefort, Tonnay-Charente, Marennes, etc. Brillouin, pour Saint-Jean-d’Angély, tout en nous apprenant comment le registre des procès-verbaux du club de cette ville se sont perdus, a recueilli dans son manuscrit que nous avons sous les yeux, tout ce qu’il a pu apprendre de l’activité de cette société, du nom de ses membres, et de l’esprit qui l’animait 433. On dirait autant d’éditions différentes d’un même ouvrage, autant d’échos d’une même voix. En écouter une, c’est les entendre toutes. Ayant à choisir, pour ne pas répéter, nous emprunterons à Babaud-Laribière, l’histoire du club de Confolens:
«Les Sociétés populaires, écrit-il 434, ont joué un grand rôle pendant la Révolution. Confolens eut la sienne dès les premiers jours de 1791. Le 6 janvier, plusieurs citoyens de la ville et lieux circonvoisins se réunirent «sous le bon plaisir du directoire du district» dans l’ancien couvent des Récollets, à l’effet de se former et constituer une Société des Amis de la Constitution, suivant la faculté accordée par la loi des 13 et 19 novembre 1790.
«Vingt-sept individus assistaient à cette première réunion. M. Jean-François Blanchon, avocat, fut élu président de la Société ; MM. Nicolas Mallat, Jacques Crévelier et Jean-Jacques Moureau, furent nommés secrétaires, et MM. Michel Mercier-Desporteilles et François Goulemot, trésoriers. — Chaque membre de la Société devait jurer «d’être fidèle à la Nation, à la Loi et au Roi; de main
«tenir de tout son pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée
«Nationale, acceptée par le roi, et de rester à jamais uni à tous les
«Amis de la Constitution par les liens de la fraternité la plus
«intime.»
«Dans la séance du 6 janvier, la Société adopta un règlement en 32 articles, qui est un reflet des anciens règlements des loges maçonniques. Elle se mit immédiatement en correspondance avec le club des Jacobins de Paris, qui était alors présidé par le duc Victor de Broglie 435.
«Le serment à prêter par les ecclésiastiques, — la nécessité de réunir les paroisses — et la surveillance de la ferme du tabac et de la régie des aides, qui accaparaient tout le numéraire, remplirent les premières séances. Les conclusions du discours de Mirabeau sur le serment à exiger des ecclésiastiques considérés comme fonctionnaires publics 436 furent adoptées. M. de Lavauzelle, un marquis de l’ancien régime qui avait adopté la cause de la Révolution, n’eut pas de peine à démontrer que le nombre des paroisses était excessif et que, pour diminuer les charges des citoyens et rendre à la religion toute sa majesté, il y avait urgence de les réunir. Enfin, comme la quantité de tabac que les particuliers, et même les débitants, étaient forcés d’acheter chez l’entreposeur, n’excédait pas 30 livres, il s’ensuivait que la ferme ne recevait jamais d’assignats et menaçait d’accaparer tout le numéraire en circulation; la Société dénonça ce fait à la Trésorerie générale, pour que la ferme et la régie des aides fussent au moins astreintes, par compensation, à verser au Trésor du numéraire au lieu d’assignats.
«Cependant les rangs de la Société se grossissaient à chaque séance. Tous les hommes importants de la contrée tenaient à en faire partie et, comme le bureau était renouvelé chaque mois, l’honneur de la présider était vivement disputé. On trouve beaucoup de prêtres sur les listes d’admission. Ils étaient très assidus aux séances, et ce sont eux qui proposent souvent les motions les plus radicales. Le 27 février 1791, l’abbé Bastier terminait un discours sur le serment ecclésiastique par ces vers du grand tragique:
Mais quand vous connaîtrez le nom des parricides,
Prenez garde, Romains, point de grâce aux perfides!
Fussent-ils nos amis, nos frères, nos enfants,
Ne voyez que leur crime et gardez vos serments.
Rome, la Liberté, demandent leur supplice,
Et qui pardonne au crime en devient le complice.
«Chaque jour de nouvelles Sociétés se formaient dans la contrée et demandaient l’affiliation à celle de Confolens. Nous remarquons, parmi les plus empressées à correspondre, celles de Lapéruze, Angoulême, Jarnac, Saint-Claud, l’Ile-Jourdain, Le Vigean, Civray, Saint-Junien, Poitiers et Baignes. — Civray déléguait deux de ses membres, MM. Cerf et Pascaud, pour entraîner Confolens à solliciter le tracé de la route de Limoges à Nantes par Confolens et Civray, préférablement à un tracé nouveau sollicité par Ruffec. — Ainsi les questions les plus diverses de politique générale, d’administration intérieure, de charité publique, d’éducation nationale voire même de littérature, étaient tour à tour agitées dans ces réunions, où les Français de toute condition semblaient s’être donné rendez-vous pour discuter et réformer l’ordre social tout entier. Heureuse la France si elle eût alors saisi cette chance, et si, comme l’a dit un éloquent écrivain 437, «la Couronne, le Tiers-Etat et la minorité de la Noblesse et du Clergé se fussent intimement unis pour accomplir de concert les réformes nécessaires et fonder ensemble un gouvernement libre!» 438
Les femmes, nous l’avons vu précédemment, avaient été, dans plusieurs loges (notamment celle de Confolens), admises à faire partie des associations maçonniques. Presque partout elles demandèrent et obtinrent de s’affilier aux sociétés politiques. Dans plusieurs villes elles formèrent entre elles des clubs ayant leur programme et leurs statuts. Les Amis de la Constitution de Saintes étaient en correspondance officielle avec la Société des Demoiselles patriotes de la ville d’Alais, département du Gard. On lit, dans un journal du temps, qu’à la séance du 15 mai de la Société saintaise des Amis de la Constitution, Briault, juge au tribunal du district, ayant été élu président, les suffrages de l’assemblée appelèrent ensuite aux fonctions de secrétaire mademoiselle Lacheurié, conjointement avec l’adjudant-major du régiment d’Agénois 439.
Si les femmes s’unissaient à leurs maris pour faire partie des Sociétés populaires, les patriotes d’alors entendaient bien que les militaires n’en fussent pas exclus. La Société rochelaise des «Amis de la Constitution» 440 avait, dans les premiers jours de mai 1791, offert au régiment de la Sarre des cravates tricolores pour décorer ses drapeaux. Cette offrande patriotique ayant été repoussée, on ne sait pour quel motif, par le lieutenant-colonel Ranchin, les Amis de la Constitution et les sous-officiers du régiment éclatèrent en murmures contre cet officier supérieur qui fut stigmatisé de la terrible qualification d’aristocrate. Une plainte fut adressée, au nom de la Société, au ministre de la Guerre 441. De son côté, le Directoire du département, craignant que cet incident n’eût des suites funestes pour la tranquillité publique, crut devoir intervenir. Il écrivit, le 26 mai, à M. de Verteuil, commandant le département, pour l’inviter à donner les ordres les plus prompts au régiment de la Sarre de recevoir les cravates aux couleurs nationales offertes par le club rochelais. L’ordre fut donné. Il y eut prise d’armes et cérémonie solennelle pour cette réception qui eut lieu au milieu d’une affluence considérable de peuple. Au moment où le régiment, en grande tenue, défila devant le corps municipal avec ses drapeaux décorés de banderolles tricolores, il fut salué au passage par un tonnerre d’acclamations 442.
Voulant ajouter encore à la satisfaction des Amis de la Constitution et faire preuve de patriotique vigilance, le Directoire du district de La Rochelle crut devoir, en outre, dénoncer la conduite du lieutenant-colonel au roi et à l’Assemblée nationale.
Il est temps de revenir aux travaux de cette Assemblée qui incarnait alors la pensée et les espérances de la France nouvelle. Le député de La Rochelle, Alquier, et le député de Saint-Jean-d’Angély, Regnaud, continuaient de s’y prodiguer et étaient toujours parmi les plus en. vue des représentants de notre région pour les motions et les discours dans les comités et à la tribune.
Le premier, champion énergique des idées nouvelles, fit condamner par l’Assemblée le mandement réactionnaire de l’évêque de Trévoux, obtint l’impression et l’envoi aux départements du mandement de l’évêque d’Angers, fut nommé membre du Comité des Colonies et passa secrétaire de l’Assemblée le 13 juillet 1790 443.
Le second, non moins entraîné dans le courant du nouveau régime, était toujours prêt, sur les sujets les plus divers, pour des interventions à la tribune où il était d’ailleurs écouté avec faveur. Ce fut lui qui, à propos des troubles de Varaize, dont nous avons longuement parlé plus haut, demanda le renvoi au Comité des rapports de l’affaire de ces troubles et vit sa proposition adoptée par l’Assemblée (séance du 31 octobre).
Le 23 octobre 179J, parlant sur la contribution personnelle et mobilière, Regnaud, considérant que «les domestiques mâles sont toujours une marque de plus ou moins grande aisance» proposait «un impôt de 3 livres pour le premier domestique, de 6 livres pour le second et de 12 livres pour le troisième» ; son amendement était adopté.
Le 4 novembre, parlant dans la discussion sur la contribution foncière, il soutenait en ces termes un amendement en faveur des dessèchements de marais:
«Je suis d’un pays où il y a au moins cent mille journaux de marais. Les exemptions accordées sous l’ancien régime, portées, comme on le sait, à quinze ans, n’ont engagé qui que ce soit à dessécher ces marais, parce que les propriétaires ont constaté visiblement que cette exemption n’était pas suffisante pour les dédommager. Mon avis serait donc de porter l’exemption à 40 ans, au lieu de la restreindre à 15, comme le préopinant.»
L’Assemblée s’en tint, malgré cet argument, au délai de 15 ans pour les exemptions 444.
Dans la séance du 16 novembre, Regnaud demandait «que le Comité de constitution présentât un mode de tribunal provisoire auquel on attribuerait la mission de confirmer les jugements criminels du Châtelet».
Du 26 novembre 1790 au 5 février 1791, nous avons encore à relever des discours ou observations de Regnaud dans les débats de l’Assemblée sur la judicature et les offices; — sur les rentes foncières ; — sur les inondations; — sur le bail des messageries; — sur les apanages; — sur le titre des lois; — sur les voitures publiques, (il demandait: que le prix des places fût fixé à 10 sous par lieue et que, sous quelque prétexte que ce fût, on ne pût demander aucune indemnité, ni aucun compte de clerc à maître», (motion adoptée, 7 janvier 1791); sur la décoration militaire; — sur l’adresse proposée par Mirabeau relative à la constitution civile du clergé — (selon sa demande, l’adresse fut renvoyée au Comité ecclésiastique pour une nouvelle rédaction); — sur les jurés; sur l’annulation de l’élection du sieur Rondeau, ci-devant membre du Directoire de la Charente-Inférieure, élu juge au tribunal du district de Rochefort 445.
Dans la séance du 21 janvier 1791, il combattait un amendement de Robespierre, dans la discussion sur la constitution des tribunaux criminels et faisait prévaloir son avis. Le même jour, il intervenait contre l’abbé Maury et, le 26 janvier, contre M. de Cazalès en faveur de la constitution civile du clergé. Le 25 janvier, il faisait repousser une demande d’admission à la barre de l’Assemblée des 48 sections de Paris.
Du 5 février au 12 avril 1791 446 Regnaud se faisait entendre: sur la distribution d’un libelle contre un député, M. Régnier; — sur la succession Jean Thierry; — sur les dépenses publiques; — sur les octrois; — sur les patentes 447; — sur une demande d’extradition; — sur les troubles d’Uzès; — sur le départ de Mesdames, tantes du roi; — sur la résidence (y compris les princes du sang) des fonctionnaires publics; — sur le respect dû à la loi; — sur les vaisseaux et les bâtiments nationaux; — sur la gendarmerie nationale; — sur le trésor public; — sur l’abolition des costumes religieux; — sur les contributions; — sur les offices publics; — sur une proposition de Mirabeau concernant la sûreté de la frontière; — sur l’organisation du ministère, etc.
Du 13 avril au 5 juin 1791 448 Regnaud prenait la parole: sur l’installation du tribunal de cassation; — sur les fournitures de l’armée; — sur les dépenses des corps administratifs et judiciaires; — sur la réunion d’Avignon et du Comtat Venaissin à la France; — sur le remboursement des offices d’avocats au Conseil; — sur l’organisation du corps de finances; — sur les gardes nationales; — sur le droit de pétition; — sur les actes de l’état-civil; — sur les colonies; — sur l’organisation du corps législatif et sur la convocation de la première législature; — sur un complot; — sur les poursuites pour violation de serment; — sur les troubles du département du Bas-Rhin; — sur la translation des cendres de Voltaire au Panthéon (son amendement tendait à élever, aux frais de la nation, une statue à Voltaire; il fut renvoyé au Comité de Constitution) ; — sur le Code pénal et sur les officiers des tribunaux caiminels, etc.
Du 6 juin an 28 juillet 1791 449 Regnaud se fit entendre: sur le mode de publication des brefs du pape; — sur l’incompatibilité entre les fonctions législatives et certaines fonctions publiques; — sur l’état de l’armée; — sur la fuite du roi 450; — sur l’envoi de commissaires dans les départements; — sur la circulation du numéraire, etc.
Désigné comme l’un des commissaires envoyés en mission par l’Assemblée nationale dans les départements de l’Ain, de la Haute-Saône, du Jura et du Doubs, Regnaud fut chargé par ses collègues du rapport sur cette mission, et en donna lecture dans la séance du 15 juillet 1791. Les renseignements qu’il donna à l’Assemblée étaient «satisfaisants sous presque tous les rapports» et confirmaient les assurances que les commissaires avaient déjà données par leurs lettres «des excellentes dispositions des départements par eux parcourus». Les citadelles et autres défenses contre l’étranger «étaient en bon état». L’Assemblée ordonna l’impression de ce rapport 451.
Dans les séances suivantes, Regnaud, parlant notamment sur les troubles de Paris, demanda la proclamation de la loi martiale et présenta, au nom des Comités de constitution et de jurisprudence criminelle, un projet de décret sur les mesures propres au maintien de l’ordre public (projet adopté avec quelques modifications proposées notamment par Pétion) 452.
Le 23 juillet, Regnaud demandait l’exécution du décret ordonnant la séquestration des biens du prince de Bourbon-Condé, qui avait l’un des premiers donné l’exemple de l’émigration.
La préoccupation des mesures à prendre pour réprimer les troubles publics paraît avoir inspiré la plupart des discours de Regnaud vers la fin de la session de l’Assemblée nationale, et c’est ainsi que cette Assemblée l’entendit à diverses reprises, du 29 juillet au 30 septembre 1791 453, sur la discipline militaire; — sur les mesures à prendre contre les prêtres insermentés; — sur la défense du royaume; — sur les troubles de Saint-Domingue, etc.
Mais des sujets d’un autre ordre firent aussi, de sa part, l’objet de discours ou de motions: notamment l’agiotage sur les assignats; — sur les conditions d’admission des députés à la prochaine législature 454; — sur la Constitution; — sur le transport des cendres de J.-J. Rousseau au Panthéon; — sur la publication de l’acte constitutionnel; — sur la nouvelle affectation du régiment des gardes suisses; — sur les colonies, etc.
Il présenta (séance du 26 septembre 1791) un projet de décret, adopté par l’Assemblée, portant «qu’à compter du mois d’octobre prochain, toutes les facultés de droit seraient tenues de charger un de leurs membres d’enseigner aux jeunes étudiants la Constitution française».
Enfin, dans la séance même de clôture de la Constituante (30 septembre 1791) il proposa et fit voter «qu’en témoignage de la reconnaissance publique, il serait payé au sieur Lataille, propriétaire de la salle du Jeu de Paume, de Versailles, une gratification de 6.000 livres».
On le voit par ce long exposé qui aurait pu être encore plus complet, (car nous avons négligé plusieurs de ses motions ou interventions), Regnaud se montra, pendant toute la session de la Constituante, un législateur actif, toujours en éveil, toujours sur la brèche pour la défense des idées réformatrices et démocratiques que la Révolution portait dans ses flancs. Qui eût pu alors, en l’entendant louer en Voltaire «moins le littérateur que le philosophe qui osa, l’un des premiers, au milieu d’une cour corrompue, parler aux peuples de leurs droits, de leur liberté et de leur puissance», et qui, «si l’une de ses faiblesses fut d’être courtisan, parla du moins aux courtisans l’austère langage de la vérité », conjecturer et prédire que ce fier démocrate, ennemi de la cour et des courtisans, deviendrait, un jour, courtisan à son tour et l’un des adulateurs les plus empressés et le plus serviles du despotisme impérial? 455 Alquier d’ailleurs l’imita, et beaucoup de ceux qui semblaient alors le plus engagés dans le mouvement de la liberté. C’est que la Révolution avait trompé beaucoup des espérances qu’elle faisait concevoir à son aurore, et que les excès de la Terreur et l’anarchie du Directoire avaient inquiété, fatigué et retourné beaucoup des esprits qui juraient alors le plus solennellement de «vivre libres ou de mourir». N’importe! le temps de cette aurore rayonnante sur cet enfantement douloureux de la liberté (tantæ molis erat...) fut comme toutes les périodes de foi, d’espoir et d’enthousiasme, une époque heureuse entre toutes. Elle marqua, d’un éclat unique, dans les fastes de notre histoire locale comme de notre histoire nationale. Si nous nous sommes étendus avec complaisance sur cette période, et plus longuement que nous ne le ferons pour les périodes subséquentes 456, c’est que ce fut vraiment l’ère féconde de nos annales provinciales, celle où la vie de nos petites cités et bourgs fut la plus intense et la plus exubérante. A la mémoire des hommes de bonne volonté qui se mirent en avant dans cette période pour le bien public, quelles qu’aient pu être plus tard leurs faiblesses et leurs défaillances, il convient que l’historien donne un souvenir ému d’approbation et de reconnaissance.
NOTES ET DOCUMENTS
SUR LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ
Dans son Histoire du Droit français de 1789 à 1814, notre compatriote, M. A. Esmein, membre de l’Institut, apprécie comme suit la Constitution civile du Clergé :
«L’Assemblée constituante, non seulement se croyait sûre de son droit, mais encore était convaincue qu’elle traduisait dans son décret les vœux de la France catholique. Depuis des siècles, depuis le Concordat de 1516, on se plaignait de la collation des bénéfices par le pouvoir royal, des abus qu’elle entraînait, du mauvais recrutement du clergé. Les hommes de deux écoles différentes se rencontrèrent, quoique pour des motifs divers, pour prendre ces résolutions et formèrent la majorité.
Les uns étaient les Gallicans proprement dits — quelques-uns disaient les Jansénistes. Ils étaient imbus des idées qui, au XVe. siècle, avaient triomphé, inspiré nombre d’ordonnances royales et abouti à la pragmatique sanction de Charles VII. Ils s’inspiraient aussi des sentiments qui animaient les Etats-Généraux de la seconde moitié du XVIe. siècle, lesquels avaient demandé parfois, en ce qui concerne l’Eglise, des réformes presque aussi hardies que celles décrétées par l’Assemblée constituante.
L’autre école était celle représentée par J.-J. Rousseau, Mably et leurs disciples. Elle considérait le prêtre comme un magistrat chargé d’enseigner la morale et de prêcher la vertu. Pour elle, il était tout naturel de traiter le prêtre comme les autres magistrats, comme les magistrats civils. Les solutions extrêmes de la Constitution civile du clergé étaient évidemment celles qui répondaient le mieux aux idées de ces hommes; elles purent aussi se faire accepter des catholiques Gallicans; car, entre elles et certaines solutions admises par ces derniers, la distance n’était pas très grande...
La Constitution civile du clergé était le contraire de la Séparation de l’Eglise et de l’Etat. C’était une Eglise d’Etat que l’Assemblée constituante avait créée et plus profondément incorporée à l’Etat que ne l’était l’ancienne.
Elle n’avait point cependant l’intention ni de ravaler la religion, ni d’établir une Eglise Schismatique. La Constitution désignait les fonctions ecclésiastiques comme «les premières et les plus importantes fonctions de la société ». Elle maintenait expressément la subordination spirituelle à la papauté : «Le nouvel évêque ne pourra s’adresser au pape pour aucune confirmation; mais il lui écrira comme au chef visible de l’Eglise universelle, en témoignage de l’unité de foi et de la communion qu’il doit entretenir avec lui.» Cependant l’Assemblée prenait ses précautions: «Il est défendu à toute église et paroisse de France et à tout citoyen français de reconnaître, en aucun cas et sous quelque prétexte que ce soit, l’autorité d’un évêque ordinaire ou métropolitain, dont le siège serait établi sous la dénomination d’une puissance étrangère, ni celle de ses délégués résidant en France ou ailleurs... (titre I, art. 4).»
La papauté, après quelque hésitation, semble-t-il, condamna la Constitution civile du clergé par le bref Quod alimentum du 10 mars 1791, donnant ainsi au clergé catholique le mot d’ordre, l’appui de son autorité à la résistance des catholiques. Cependant l’Eglise constitutionnelle s’était organisée et fonctionnait, jouissant des anciens édifices consacrés au culte.»
RÉPERCUSSION A COGNAC DE LA FUITE DE LOUIS XVI
La nouvellle de la fuite du roi et de la famille royale causa dans tout le pays une grande émotion. L’arrestation de Louis XVI à Varennes était déjà un fait accompli lorsque la municipalité de Cognac prit l’arrêté suivant (reproduit par la Revue de Saintonge et d’Aunis, année 1902, p. 84):
«Le 24 juin 1791, le Conseil municipal assemblé, instruit, par une délibération du directoire de ce jour, de l’enlèvement du roi et de la famille royale, arrête:
«1° Que le commandant de la garde nationale sera chargé de donner des ordres aux portes qui sont aux entrées de la ville de faire conduire à l’hôtel commun tous les voyageurs étrangers, tant à cheval qu’en voiture, qui arriveront.
2° Fait défense aux maîtres de poste aux chevaux de louer des chevaux, même à tous particuliers d’en prêtre et fournir jusqu’à nouvel ordre.
3° Que toutes voitures, tant particulières que publiques, qui voudraient sortir de la ville seraient aussi arrêtées, ainsi que tous gens a cheval sans passeport de la municipalité.
«Arrête, en outre, qu’expédition de la présente délibération sera remise au commandant pour être exécutée suivant sa forme et teneur.»
«Fait à Cognac, à l’hôtel-de-ville-commune, le 24 juin 1791. Signé : BOUTE-LAUD, ROY, GODARD, De BROUSSARD, Frédéric MARTELL, RAMBAUD, LE COQ, AUBERTIN, ROBIN l’aisné, GAUTIER, procureur de la commune, GUILLEBERT, secrétaire.
LE Dr GUILLOTIN ET LA GUILLOTINE
Dans la séance du 22 septembre 1790, le docteur Guillotin présenta à l’Assemblée Nationale un projet faisant adopter un nouveau mode d’exécution des condamnés. C’était une sorte d’échafaud et de machine à l’aide de laquelle on tranchait la tête, au lieu d’employer la strangulation comme cela avait eu lieu jusqu’alors. Le docteur Guillotin, qui était professeur d’anatomie et de pathologie à la faculté de Paris, en même temps que député du Tiers-Etat de Paris, n’avait pas inventé cette machine; il en fut seulement le propagateur; mais la foule donna au funèbre instrument le nom de celui qui en proposa publiquement l’application. Les journaux de l’époque furent les premiers qui nommèrent cet échafaud, la Guillotine.
Voici le couplet qui fut publié par plusieurs feuilles publiques (sur l’air du Menuet d’Exaudet):
Guillotin,
Médecin
Politique.
Imagine un beau matin
Que pendre est inhumain
Et peu patriotique.
Aussitôt
Il lui faut
Son supplice
Qui, sans corde ni poteau
Supprime du bourreau
L’office.
C’est en vain que l’on publie
Que c’est pure jalousie
D’un suppôt
Du tripot
D’Hippocrate
Qui d’occire impunément
Et même exclusivement
Se flatte.
Le Romain
Guillotin
Qui s’apprête,
Consulte gens du métier,
Barnave et Chapelier,
Même le coupe-tête,
Et sa main
Fait soudain
La machine
Qui simplement vous tuera
Et que l’on appellera
Guillotine.
Cet échafaud s’appela donc la Guillotine et cet instrument, qui faisait assurément faire un pas à l’humanité a transmis à la postérité, le nom de ce docteur doux, bienfaisant et humanitaire, comme entouré d’une sorte d’auréole sanglante, ce qui l’affecta vivement.
(V. Jean Bernard, Hist. anecdot. de la Révolution française, tome 2, p. 300. Voir d’autres chansons sur la Guillotine, dans la Société française pendant la Révolution, des frères de Goncourt, chap. XVII).