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PREMIÈRE PARTIE
IX
LE SOUCI D'OR

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Le chancelier ne doutait pas que son séide, Triboulet, ne l'attendît dans son appartement, car il lui tardait d'obtenir des renseignements sur le prisonnier de la Grosse-Tour.

Cependant il s'assura bientôt qu'aucun des huissiers ne l'avait vu, et qu'il n'était pas davantage entré par la porte secrète de sa chambre. Sa contrariété retomba en sévérités sur ses gens et sur ses secrétaires. Il allait aussi leur donner l'ordre de se mettre à la recherche du bouffon et de le lui amener, lorsqu'il s'avisa que cette absence n'était peut-être bien causée que par les nécessités de son service, auquel cas il serait dangereux de déranger son confident, et surtout de s'exposer à faire tomber leurs manœuvres communes en des mains indiscrètes.

Il se résigna donc à attendre, tout en ajoutant aux décrets en élaboration sur sa table de travail quelques nouvelles clauses où s'épanchait, en violences contre les novateurs et les écrivains, l'acrimonie dont tout son être débordait.

Son rival heureux était un lettré et un érudit; il traça ainsi de sa plume fiévreuse le plan de cet édit qui abolissait l'imprimerie, défendait l'impression d'aucun livre dans le royaume, stipulant pour quiconque enfreindrait cette défense la peine de la hart. Cette mesure fut, en effet, plus tard, promulguée avec l'approbation du roi, c'est-à-dire de ce François Ier que ses courtisans appelaient le restaurateur des lettres, et que bien des gens considèrent comme ayant mérité ce titre.

Puis, toujours de cette encre qui coulait sous ses doigts comme un venin inépuisable, il entassait par-dessus ce décret celui qui défendait, au nom du pape, aux professeurs de l'Université l'interprétation française des livres saints: «Est fait à eux défense et inhibition de lire et interpréter aucun livre de la sainte Écriture en langue hébraïque ou grecque.» (Registres manuscrits du Parlement, au 14 janvier 1533.)

Cette ordonnance ne laissa pas de subir quelques difficultés, car les professeurs dont il était question, et qu'on appelait les liseurs du roi en l'Université, avaient précisément été institués par François Ier, avec l'obligation d'interpréter les livres hébraïques, – et l'on sait que les seuls livres existant dans cette langue sont les livres religieux. Les professeurs résistèrent, mais à la longue le roi lui-même céda, et les pauvres savants, dénoncés au procureur du roi comme suspects d'hérésie, n'eurent que la ressource de s'abstenir, pour ne pas être brûlés vifs.

Duprat se mirait dans son œuvre, et commençait à reprendre un à un les articles de l'établissement d'une inquisition, quand son confident interrompit cette louable besogne. C'était grand dommage, il se sentait en verve, et les feuillets ne fussent pas sortis de ses griffes sans recevoir d'honnêtes additions au chapitre des supplices et tortures.

Cette besogne lui offrait un âcre contentement; il lui semblait, en accumulant les rigueurs contre les réformistes et les lettrés, qu'il entendait gémir ses victimes et assistait déjà à l'exécution de la plus exécrée de toutes.

Le bouffon était le seul auquel ce jour-là il parlât sans humeur.

– Tu as tardé, ami Triboulet, lui dit-il avec bienveillance.

– Je n'ai pas pourtant perdu mon temps, monseigneur.

– Je m'en doute; tu m'apportes du nouveau?

– Les oreilles ont dû vous tinter, comme si mademoiselle du Carillon se fût agitée dans votre cervelle, car on a beaucoup parlé de vous, là-bas…

– Chez la duchesse?

– Les femmes sont si bavardes, vous savez!.. Foi de gentilhomme! comme jure notre sire le roi, j'ignore quels moyens vous employez pour qu'on vous aime, mais jusqu'ici vous pouvez vous vanter qu'ils n'ont réussi qu'à vous faire exécrer.

Le bouffon ricanait, le chancelier était livide; ce n'était plus du sang, c'était de la bile qui injectait ses yeux.

– Propos de femmes, en effet, murmura-t-il d'un accent guttural; et toi qui te piques de philosophie, ignores-tu que ces dames ne sont jamais plus près de nous céder que quand elles se récrient le plus fort?

– Dans ce cas, la princesse ne tardera guère à être à Votre Révérence, car je jure Dieu qu'elle vous a en même antipathie que Satanas.

– Si c'est à écouter ces sornettes que tu as passé deux heures, fit Duprat, piqué à la fin, tu eusses mieux fait de revenir plus vite. Il faudrait plutôt m'expliquer comment tu as découvert le nom de cet homme…

– Comme il vous plaira, messire, allons au plus pressé, si c'est là votre avis; je vous apprendrai tantôt des choses qui me remettront en bonne odeur dans votre estime.

– Oui, d'abord, parle-moi de ce misérable.

– A l'aménité de ce langage, je vois qu'en effet il a l'honneur de provoquer votre intérêt.

– C'est bien cet enragé écrivailleur, Jacobus de Pavanes, le disciple de messire Guillaume Brinçonnet, qui a su gagner le cœur de la princesse?

– Aussi vrai que ceci est une marotte, et ceci un édit pour faire brûler les hérétiques.

Triboulet agita ses grelots et montra le dernier feuillet tracé par Duprat.

– Si tu t'étais trompé, ce serait grave.

Le bouffon, sans perdre le rire sarcastique incrusté sur son visage, balança avec complaisance sa grosse tête sur ses épaules.

– Je tiens à vous convaincre, Excellence, que si je suis fou de par le roi, je ne suis pas aveugle ni borgne de par Dieu. Une promenade aux prisons est un exercice salutaire et récréatif, après le travail auquel vous venez de vous livrer; il est agréable, pour peu qu'on ait des entrailles, de connaître le facies des gens qu'on destine à la hart ou au rôtissoire… Daignez venir avec moi, et si vous doutez encore après, brisez-moi ma marotte sur l'occiput.

– Au fait, gronda sourdement le chancelier, il faut que je le voie cet homme!

– Ah! ricana Triboulet pour soustraire à son attention le trouble où cette pensée le plongeait lui-même, ces fiers amoureux!.. Impénétrables, croient-ils!.. Plus sots que moi, sang-dieu! Il leur faut des confidents; moi, je ne dis même pas aux oreilles d'âne de mon bonnet ce que je ne veux pas qu'on sache…

Ici, le rire factice de sa face disparut, sa voix devint plus posée:

– Car, poursuivit-il, j'ai mes secrets aussi, messire.

– Oh! je le crois, répondit Duprat avec une complaisance dédaigneuse.

– J'ai mes amours, acheva le bouffon avec un éclat de rire qui se termina par un hoquet nerveux, comme si le mot l'étranglait au passage.

– Eh! je n'en fais pas de doute! comment donc! tes amours avec quelque fille des cuisines, n'est-ce pas?

Triboulet n'essaya même plus de rire, son gros œil éraillé lança sur son patron un éclair fauve; puis une larme silencieuse vint éteindre ce feu sombre et roula sur son pourpoint bariolé.

Il fit taire jusqu'aux grelots de sa marotte, et se rangeant derrière Duprat, il le suivit tout pensif, à travers la cour carrée, jusqu'à la Grosse-Tour, dont les entrées s'ouvrirent toutes grandes à l'approche du premier ministre.

– Où faut-il conduire monseigneur le grand-chancelier? demanda le geôlier en chef, armé d'une lampe et de ses clefs.

– Remettez ceci à Triboulet, ordonna Duprat; si nous avons besoin de vous, nous vous appellerons.

Le bouffon, en recevant le trousseau rouillé et le luminaire, s'aperçut de l'étonnement causé par sa gravité inaccoutumée, non seulement aux gardiens, mais au chancelier lui-même.

– Holà! fit-il en agitant les clefs, voilà un carillon qui ne vaut pas celui de ma camarade aux grelots… Et peut-être bien, si je me servais de ces joujoux pour vous enfermer tous céans, il y aurait dans le Louvre et dans la ville plus d'une voix pour me proclamer le roi des sages, tandis qu'on me gage comme celui des fous… Rassurez-vous, bonnes gens, fou je fus, fou je suis, fou je mourrai; mais moins fou encore que le fou dont messire le grand-chancelier va constater tout à l'heure la folie.

Prenant alors les devants, il guida son patron à travers les escaliers, les galeries, les souterrains, jusqu'aux fosses, où il s'arrêta juste à la porte de Jacobus.

– C'est ici, dit-il, et je crois que notre beau galant va recevoir là une visite qui lui sera moins agréable que celle du fantôme noir du Louvre. Décidément, je me range à votre avis: il n'y a qu'un hérétique capable de préférer la vue d'un spectre à celle de créatures vivantes, et surtout celle d'un premier ministre.

Tout en grimaçant ces sarcasmes, il avait fini par démêler dans le trousseau la clef de la cellule.

Le prisonnier crut sans doute que c'était une ronde des geôliers; il était accoudé sur sa table, lisant la Bible, et ne leva pas la tête.

Triboulet, s'avançant sur la pointe des pieds derrière lui, vint faire résonner sa marotte à son oreille.

– Eh quoi! dit sans aigreur le chevalier, c'est encore vous, maître bouffon. Deux visites en un jour? je vous semble donc un personnage bien gai?

– Si gai, mon beau gentilhomme, que mes joyeusetés ne parvenant pas à dérider le plus grave personnage de ce beau royaume de France, j'ai songé à vous pour me suppléer et le divertir…

– En vérité?

– C'est si vrai que je l'ai amené, et que je vous le présente.

Le prisonnier, suivant la main du bouffon, aperçut la silhouette menaçante du chancelier, immobile dans sa robe noire bordée d'hermine et le mortier en tête, sur le seuil de la cellule.

– Je ne te croyais que fou, dit froidement Jacobus au bouffon, mais tu es méchant.

Et sans s'émouvoir davantage, il regarda le chancelier sans forfanterie, mais sans humilité, attendant qu'il lui adressât le premier la parole.

– Je vous trouve bien fier pour un hérétique, fit Triboulet dissimulant le coup de cette apostrophe.

Et s'emparant du livre que le chevalier n'essaya pas de lui disputer:

– Voyez plutôt, monseigneur, ajouta-t-il en l'ouvrant devant Duprat.

– Quel est ce volume? demanda celui-ci.

– Une Bible hébraïque, mais dont les marges sont couvertes d'annotations françaises.

– Conserve-la, pour me la remettre plus tard, et souviens-toi présentement pour quel objet nous sommes ici.

Jacobus s'était levé, mû par un secret ressort, en se voyant enlever le livre où il puisait la force et la résignation. Mais ce fut la seule marque d'émotion que son persécuteur parvint à lui arracher.

Son attitude imposante, la calme inspiration qui régnait sur son front pâle, la grâce recueillie de ses traits encore adolescents, apparaissaient dans le rayonnement vague de la lampe, comme nageant dans l'auréole anticipée de l'immortalité et du martyre.

Triboulet, accoutumé à honnir tout ce qui était noble et beau, furetait autour de lui, jusque sous la paille de sa couche, pour lui susciter quelque basse persécution.

Duprat, le front crispé, le considérait avec une rage concentrée, croyant surprendre encore sur ce visage la trace des baisers de Marguerite et forcé de s'avouer qu'il n'en était pas indigne.

– Me connaissez-vous? demanda-t-il, se décidant à rompre le silence et faisant un pas dans la cellule.

– C'est-à-dire que je vous eusse reconnu bien plus vite, monseigneur, si je n'eusse hésité, en voyant le premier dignitaire du royaume se faire accompagner d'un jongleur.

– Pas mal, murmura tout bas Triboulet; mais le jongleur va te montrer un tour auquel tu ne t'attends guère.

– Vous avez le ton bien rogue, pour un homme sur lequel planent deux accusations capitales.

– Votre Excellence excusera mon ton, si je lui réponds que c'est peut-être celui d'un prévenu, mais à coup sûr celui d'un innocent. Les hommes peuvent m'accuser, ma conscience m'absout.

– Moi ministre, maître Jacobus de Pavanes, sachez que les juges ne condamnent que sur des preuves.

– En ce cas, monseigneur, qu'on me conduise au prétoire, je ne crains rien.

– Ne viens-je pas de vous dire que deux accusations planent sur vous.

– Celle d'hérésie et celle de lèse-majesté? Qu'on les prouve donc.

– L'hérésie, c'est la traduction et les commentaires des livres saints; le Saint-Père, la Sorbonne et le Parlement l'ont ainsi reconnu. – L'attentat à la majesté royale, c'est offense envers le souverain et les membres de sa famille, qui ne sauraient être atteints dans leur honneur sans qu'il en rejaillisse un affront sur lui. N'est-ce pas votre avis?

– Je ne saurais méconnaître que c'est du moins le vôtre.

– Or, reprit Duprat en distillant le poison de chaque syllabe, la preuve du crime d'hérésie par traduction et commentaires, la voici!..

– Cette Bible! s'écria Jacobus au comble de l'étonnement.

– Quand à la preuve de l'offense envers une personne de sang royal…

– La voila!.. exclama le bouffon en approchant la flamme de la lampe d'un certain endroit du mur.

– Malheur!.. s'écria Jacobus.

Et il retomba sur sa chaise dans une attitude désolée, cette pierre venait de vendre le plus cher de ses secrets à ses persécuteurs.

Dans les heures mortelles de sa captivité, rêvant sans cesse de Marguerite, il avait gravé sur le mur l'emblème et la devise adoptés par elle, un souci d'or regardant le soleil, et ces trois mots dans un cartouche: Non inferiora secutus.

Quel autre qu'un amant passionné eût jamais eu l'idée de placer là ce chiffre? En fallait-il plus pour convaincre le chancelier? La preuve, comme il disait en jargon judiciaire, n'était-elle pas complète?

– Je te fais compliment, dit-il en posant la main sur l'épaule de Triboulet, tu as la clairvoyance d'Argus. Tu serais un fameux pourvoyeur pour l'inquisition que nous allons établir.

– Ma foi, riposta cyniquement le bouffon, j'aime mieux demeurer à la cour; c'est aussi lucratif, et l'on y voit des fous plus amusants, sans me compter.

Mais Duprat ne l'écoutait guère. Les sourcils rapprochés, les lèvres relevées par la colère comme celles d'un chacal, dont il laissait voir en ce moment les dents aiguës, il se dressa en face du prisonnier.

– Eh bien, dit-il, vous ne niez plus, je crois! Votre bonne conscience se tait, et les témoignages de vos crimes vous écrasent… Jacobus de Pavanes, orgueilleux puritain auquel il faut une religion pour lui seul, et des princesses pour amantes, – Jacobus de Pavanes, impie et félon, c'est avec tes larmes et ton sang que j'effacerai cette devise.

– Le captif se courba, accablé, non pas sous cette menace, mais sous le désespoir d'avoir laissé tomber à la connaissance de cet infâme le sentiment le plus profond et le plus parfait qu'il fût possible à un cœur humain de ressentir.

Si encore ce secret eût appartenu à lui seul; mais que n'allaient-ils pas faire, ces deux tigres, de l'honneur de Marguerite!

Muni de ces armes, Duprat regagna l'entrée des prisons, la cour du Louvre et son appartement, emporté d'une telle vitesse, que son acolyte avait peine à le suivre et tenta plusieurs fois de le retenir par des lazzis dont il retrouvait inévitablement le don quand il voyait souffrir quelqu'un, fût-ce son chef, ou plutôt si c'était son chef.

– Ouf! soupira-t-il en voyant enfin celui-ci s'asseoir à sa table de travail. Nous allons donc pouvoir souffler, nous reposer et causer.

– Plus tard… tout à l'heure…

Et il saisissait les papiers épars devant lui avec une avidité furieuse, comme s'il eût craint de les voir lui échapper.

– Le projet d'inquisition?.. murmurait-il; bon, le voici… N'y manque-t-il rien?

– Oui, messire, intervint Triboulet, il y manque bien sûr cette proposition que vous fait le révérend père franciscain Roma. Il a imaginé un petit supplice qu'il ne faut pas dédaigner, et dont cette lettre, que je me suis chargé de vous communiquer, renferme les détails.

– Un supplice!.. répéta le chancelier; oh! je doute qu'il en existe un assez terrible…

– Mon Dieu! il ne faut désespérer de rien. Ce père Roma est un homme fort ingénieux. Il propose qu'on oblige les mécréants mal sentants de la foi à chausser des bottes remplies de suif bouillant.

Ce religieux sera membre de l'inquisition, fit Duprat en prenant note de cette effroyable torture5.

Puis il saisit le dernier feuillet, auquel sa signature faisait encore défaut, et quand il l'eut mise et accompagnée de l'apposition du sceau royal dont il était dépositaire:

– Enfin! dit-il, je sais pour qui j'ai travaillé…

Et, se renversant complaisamment dans son fauteuil:

– Nous pouvons causer maintenant, maître Triboulet; nous avons fait de bonne besogne.

– Hum! messire, la plus forte n'est pourtant pas finie.

5

Ce fut seulement sous Henri II qu'on abolit ce supplice.

Les Mystères du Louvre

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