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PREMIÈRE PARTIE
XI
TEL MAITRE, TEL VALET

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La journée qui succéda à cette nuit de mélancoliques aspirations s'écoula pour la princesse Marguerite avec une lenteur mortelle.

Elle refusa de quitter sa chambre, alléguant une indisposition, ce qui n'était que trop justifié par son abattement, par le marasme qui, de son moral, influait sur ses forces physiques.

Hélène de Tournon, seule initiée à ses chagrins et à ses angoisses, resta auprès d'elle et ne la quitta qu'un instant vers la fin du jour.

Les croisées de la princesse donnaient sur la Seine. Son appartement se trouvait au premier étage, dans la partie du palais qui va aujourd'hui se réunir par un angle au pavillon de Charles IX, et devant laquelle s'étend le parterre de l'Infante.

Dans ces constructions gothiques, l'épaisseur des murailles, l'élévation de l'appui des fenêtres, étroites et longues d'ailleurs, ne permettaient guère de jouir de l'aspect du dehors. On avait pour cela, dans les habitations princières, ces grands sièges, hauts sur leurs pieds, à la forme solennelle, comme les retraits auxquels ils étaient destinés.

C'était d'un de ces fauteuils que Marguerite de Valois contemplait les lueurs ardentes du soleil couchant, qui se reflétaient en cascades diamantées sur les flots de la Seine.

C'était à cette place, de ce fauteuil, dans ces splendeurs du firmament, dans ces magnificences de la nature, que son imagination puisait parfois ses plus poétiques inspirations.

Ce soir-là, pensive et grave, qu'allait-elle leur demander? Quelles révélations son esprit attendait-il de ces sphères perdues dans l'immensité?

Peut-être, gagnée à des velléités superstitieuses, se rappelait-elle les croyances de sa mère aux œuvres des cabalistes; peut-être, plutôt, interrogeait-elle le ciel infini pour savoir si vraiment les âmes vivent de plusieurs vies, et, dans cette espérance, voulait-elle connaître encore quand viendrait celle qui, comblant les distances de la naissance et du rang, nivelant les abîmes, écartant les obstacles, réaliserait l'ère des sympathies et des migrations heureuses!

Un effet de l'horizon empourpré venait éclairer l'embrasure de la croisée, miroitait contre les vitraux en losanges, aux brillants coloriages, mais laissait dans une obscurité épaisse l'intérieur de la chambre et son mobilier somptueux.

Quelqu'un entra discrètement, et, voyant l'immobilité de la princesse, s'avança vers elle en se guidant sur cette transparence des croisées.

C'était Hélène de Tournon, qui revenait de pourvoir au service de sa chère maîtresse.

Si celle-ci eût été en état de l'observer, elle eût reconnu qu'elle était à la fois émue et embarrassée.

Mais, le regard noyé à la poursuite des zones prestigieuses qui pâlissaient sensiblement au loin, Marguerite ne s'aperçut même pas de son retour.

Hélène manifesta d'abord une grande perplexité; son attention allait alternativement de la princesse à la portière de la chambre, et tout montrait qu'elle semblait craindre la venue de quelqu'un dont elle ne savait en quels termes annoncer la visite.

Comme il y allait d'une affaire de conséquence, elle s'enhardit à la fin:

– Me voici à vos ordres, madame, dit-elle.

– Ah! tu étais là! fit la princesse, dont la prunelle encore éblouie ne la distinguait pas dans l'ombre de la chambre.

– Votre Altesse doit reconnaître que ses appartements ont été défendus avec soin, suivant son désir, puisque madame la régente même n'a pas insisté pour y pénétrer.

– Je dois cette solitude à ton zèle, et je t'en remercie.

– Ainsi, Votre Altesse n'est pas décidée à se départir de cette consigne pour personne?

– Pour qui la lèverais-je, lorsque, tu le rappelles toi-même, ma mère elle-même l'a subie?

– C'est qu'il y a quelqu'un, un personnage considérable…

– Le chancelier, je gage?..

– Votre Altesse l'a dit.

– Le chancelier prétend me parler!..

– Comme je revenais tout à l'heure vers vous, je me suis trouvée en face de lui, dans la galerie, et quoique je voulusse passer outre, il m'a arrêtée.

– Le chancelier!..

– Mon Dieu! ma chère maîtresse, vous connaissez mon opinion sur lui, et vous ne mettez pas en doute mon dévouement… eh bien, je crois que vous auriez tort de ne pas l'entendre.

– Que penses-tu donc qu'il me veuille?

– Écoutez, il y a des moments où les natures les plus perverses, soit par remords, soit par un intérêt caché, éprouvent un sentiment meilleur…

– Tu crois à la conversion de messire Duprat? fit avec amertume plus qu'avec colère la princesse.

– A vous répondre sincèrement, je n'ai jamais espéré rien de bon de ce génie incarné du mal; néanmoins, dans la situation critique qui se présente, lorsque l'abandon de madame la régente rend messire Duprat arbitre d'une existence qui vous est chère, il ne vous est permis de reculer devant aucun moyen, fût-ce un sacrifice, et l'entrevue que le chancelier vous demande en est un, en vue du but que vous poursuivez.

– Bref, il t'a fait parade de ses bonnes intentions.

– Il m'a priée avec instance de l'introduire auprès de vous, m'affirmant que vous n'auriez qu'à vous louer de cette faveur. Les choses dont il veut entretenir Votre Altesse, et qui touchent, m'a-t-il juré, aux intérêts les plus immédiats de votre personne, sont telles, qu'il ne peut s'en ouvrir qu'à vous, et en secret.

– Des choses concernant ma personne?.. répéta Marguerite en rassemblant ses souvenirs; c'est bizarre! Ma mère s'est servie de ces mots en me laissant entrevoir ce grand dessein qui, suivant elle, doit tout sauver… mais, à moi-même, elle n'a pas voulu en dire davantage, comment le chancelier en serait-il instruit?..

– Que décide Votre Altesse?

La princesse parut se consulter encore; puis, cédant à sa curiosité:

– Fais apporter de la lumière, et si messire Duprat est proche, qu'on l'introduise… Tu nous laisseras seuls, puisqu'il le souhaite, mais à portée de mon sifflet d'argent.

– Je me tiendrai dans la salle d'attente, en compagnie de Michel Gerbier, et au premier signal nous serons près de vous.

Un page ne tarda pas à déposer sur une grande table massive, recouverte d'un tapis oriental et placée au milieu de la chambre, une lampe de bronze doré, dont les dessins gracieux indiquaient le commencement de la renaissance des arts.

Puis en même temps, comme si messire Duprat n'attendait que ce signal pour se montrer, il annonça:

– Monseigneur le grand chancelier!

Marguerite n'était pas sans émotion de se trouver en tête-à-tête avec cet homme, dont elle savait l'audacieux amour et contre lequel elle nourrissait de si terribles griefs.

De son côté, si cuirassé qu'il fût contre les positions difficiles, Duprat ressentait un certain trouble, provenant moins du cri de sa conscience que de la difficulté de son entreprise et de la crainte d'y échouer.

Il salua la princesse d'un air doucereux, qui eût suffi pour la mettre en garde contre ses discours.

– Vous avez souhaité me parler, messire, lui dit-elle, et, quoique souffrante et gardant mes appartements, vous le voyez, je me rends à vos désirs. Prenez ce siège; je vous écoute.

– Je vous remercie de cette faveur, Altesse; si vous connaissiez le fond de mon cœur, vous seriez convaincue que vous ne pouviez l'accorder à un homme plus dévoué à vos intérêts et à votre gloire.

– Malheureusement, répondit-elle avec une pointe d'ironie, on ne saurait pénétrer jusque-là; le cœur d'un homme politique tel que vous, messire, est plus difficile à connaître que tout autre, et c'est seulement par des faits qu'on peut le juger.

– C'est aussi par des faits que je supplie Votre Altesse d'apprécier mes sentiments.

– Sans doute, messire, vous voulez parler d'événements futurs, car, pour ce qui est du passé, vous conviendrez qu'il est de nature à me laisser quelques incertitudes sur ce grand dévouement, auquel je ne demande pas mieux que de me rendre.

– Je vois que je ne m'étais pas abusé, reprit l'hypocrite, avec une componction qui ne put tromper sa vigilante adversaire; – on m'a desservi auprès de Votre Altesse, lorsqu'à tout prix j'ambitionnerais ses bonnes grâces.

– Pardon, messire, mais il faudrait d'abord mettre vos actes en rapport avec vos assurances. Rien n'était plus facile à vous que de gagner mon estime, et, vraiment, vous avez fait tout comme si vous souhaitiez le contraire.

– Si je ne réussis à détromper Votre Altesse, je ne m'en consolerai de ma vie.

– Je vous avoue que la chose est malaisée.

– Et moi je crois que c'est alors que Votre Altesse refusera de me comprendre.

– Nous avons l'air de parler par énigmes, messire; si nous abordions sincèrement et clairement les questions, chacun de nous arriverait peut-être plus vite à son but. N'est-ce pas aussi votre avis?

– Je suis disposé à répondre à Votre Altesse, dans tout ce qu'elle me demandera, avec la plus grande franchise.

– Nous allons bien voir…

– Votre Altesse doute encore de moi?

– Écoutez donc, messire, je suis un peu payée pour cela! confessez-le, puisque vous avez promis d'être sincère.

– Soit! Je conviens que les apparences se sont mises contre moi dans des circonstances récentes. Votre Altesse a pu y voir une résistance à ses souhaits lorsque…

– Lorsque?

– Lorsque, mieux informée du mobile de ma conduite, elle y eût trouvé les gages d'un dévouement à sa personne porté jusqu'à… jusqu'à la jalousie!..

Marguerite de Valois se mordit les lèvres pour ne pas riposter vertement à cette première attaque directe.

– Jalousie est un bien gros mot, fit-elle en souriant; il aurait besoin d'explications.

– C'est le seul qui exprime à quel degré s'élève mon respectueux dévouement pour votre personne, mon admiration pour vos mérites, pour votre génie…

Elle l'arrêta dans la chaleur de son énumération par un nouveau sourire incrédule et désespérant:

– En vérité, si j'étais une simple bourgeoise au lieu d'être la sœur du roi, habituée, en ma qualité de duchesse, à être entourée de compliments hyperboliques, qui ne tirent pas à conséquence, je pourrais regarder les vôtres comme une déclaration…

Duprat sentit l'orgueil du tigre se révolter en lui à cette nouvelle raillerie; mais le tigre était amoureux, et, en considérant l'idéale beauté de cette dédaigneuse princesse, il voulut poursuivre son assaut.

– Que n'êtes-vous donc alors une de ces bourgeoises auxquelles on peut dire avec sincérité tout le bien qu'on pense d'elles, car je serais cru de vous, madame; j'en serais compris surtout!

– Voyons, de bonne foi, puis-je me flatter de la vérité de vos sentiments en ma faveur, messire, lorsque vos actes tendent tous à contrarier mes vues, mes souhaits; lorsque vous vous entendez avec ma mère pour faire condamner les gens dont je sollicite la grâce?

C'était rentrer en pleine question; la diplomatie féminine était plus adroite que celle du premier ministre. Il dissimula mal un geste nerveux, au souvenir que ceci faisait renaître, mais enfin c'était le nœud de la question; il n'essaya plus de l'éluder.

– N'avez-vous pas eu l'idée, madame, que tout cela n'était qu'un moyen préparé par moi pour vous montrer que cette grâce dépendait en effet de moi seul, et pour vous indiquer que je serais heureux que vous la tinssiez de moi?..

Une femme moins forte que Marguerite de Valois se fût laissé éblouir, mais elle resta maîtresse d'elle-même, par la nécessité où elle se sentait de dominer la situation.

– Pardon, messire, dit-elle, je crois avoir mal entendu. Vous disiez…

– Que toutes les grâces, toutes les faveurs, tous les édits qu'il est en mon pouvoir de rendre ou d'accorder, je les tiens aux pieds de Votre Altesse, si elle daigne abaisser sur son indigne serviteur un regard de ces beaux yeux qui inspirent et créent les génies!

Marguerite de Valois se leva de son siège avec une grande dignité:

– Cette fois, messire, je crois avoir suffisamment entendu et compris… J'ai ouï parler dans les romans et les fabliaux de propositions pareilles, faites à des esclaves ou à des femmes d'humble condition, par des juges prévaricateurs, par des ministres sans foi; jamais encore je n'avais cru qu'on eût osé les adresser à la sœur d'un grand monarque!..

A quel degré d'abaissement ou de misère me croyez-vous donc tombée, pour oser me tenir ce langage!.. Je ne sais quels privilèges vous abandonne la faiblesse de ma mère, mais n'oubliez pas à l'avenir que Marguerite de Valois, la veuve du duc d'Alençon, aura toujours assez d'indépendance et de courage pour réprimer toute velléité blessante, toute atteinte à son honneur.

Et d'un geste superbe elle lui montra la porte.

Il se décida à quitter le siège sur lequel il était resté, mais avant de sortir:

– Votre Altesse, dit-il, frémissant d'une rage intérieure et appuyant sur ses paroles comme sur des stylets, Votre Altesse n'est peut-être aussi sévère à mon égard qu'en raison de la promesse qu'elle a reçue de madame la duchesse d'Angoulême, et contre laquelle elle a engagé aveuglément sa foi…

– Qui a dit cela?.. s'écria Marguerite; ce qui s'est passé entre ma mère et moi est chose ignorée de tout le monde!..

– Oh! j'en sais bien davantage encore… Ce plan auquel vous avez souscrit, que vous ne connaissez pas, vous plaît-il que je vous le dévoile et vous l'explique?

– C'est impossible!..

– Je tiens alors à convaincre Votre Altesse… Rassurez-vous, madame, je m'éloignerai après.

Une joie satanique illuminait son visage, il commençait à prendre sa revanche à sa manière.

– Ce projet dont on a fait mystère à Votre Altesse elle-même, et que je ne tiens certes pas de la confiance de madame la régente, trop discrète pour m'en avoir parlé, ce projet concerne votre personne elle-même.

C'est un traité en bonne forme composé d'un certain nombre d'articles précis sur lesquels, moins réservé que madame la régente, je suis prêt à édifier Votre Altesse, pour peu qu'elle le souhaite.

– A quoi bon? Quand je connaîtrai ces conditions, en serai-je moins liée par ma parole? Je ne désire rien savoir, messire.

Elle comprenait qu'il ne lui offrait cette révélation que parce qu'il y avait au fond un chagrin ou une menace pour elle, et elle ne voulait pas s'exposer à ce qu'il la vît inquiète ou affligée.

Elle lui intima donc une seconde fois l'ordre de sortir.

Mais sans paraître le remarquer:

– Eh bien, dit-il, je me montrerai généreux, en dépit des dédains et de la disgrâce dont Votre Altesse me poursuit. Vous pourriez m'accuser d'ailleurs encore de chercher à vous en imposer, et puis, quand vous connaîtrez ce traité, vous modifierez peut-être vos résolutions.

– Il paraît que je suis forcée de vous écouter, dit-elle en s'asseyant sur son grand fauteuil, comme une reine sur son trône, soit!

– Votre Altesse me remerciera probablement d'une insistance qui semble l'offenser. C'est dans cet espoir que je m'explique.

Madame la régente est une femme vraiment supérieure, dans tout ce qui concerne les choses politiques; elle a de larges vues, et parle à chacun le langage de son intérêt, ce qui est la véritable éloquence ici-bas.

– Êtes-vous ici pour faire l'éloge de madame la duchesse régente, notre maîtresse à tous, ou pour la blâmer?

– Mes éloges sont sincères, madame, quand je rends hommage à ses qualités diplomatiques. J'ose le répéter, le traité qu'elle a conçu toute seule en est une preuve nouvelle. Il est en cinq articles6.

Par le premier, madame la duchesse propose à l'empereur la renonciation de notre seigneur et roi à ses droits sur Naples et Milan, et à la suzeraineté de la Flandre et de l'Artois.

La princesse écoutait avec attention, mais dans un calme parfait.

Duprat la couvrait d'un regard avide autant que venimeux.

– Par le second article, madame la duchesse, sacrifiant généreusement elle-même ses droits et ses biens légitimes pour la libération du roi, promet de restituer à monseigneur de Bourbon toutes les terres dont il a été dépossédé par arrêt juridique en faveur de Son Altesse.

La princesse ne put s'empêcher de reconnaître dans cette proposition une preuve du désir incontestable de sa mère pour racheter le roi, car ces domaines auxquels elle renonçait, malgré son avidité bien connue, étaient ceux-là mêmes dont la privation avait déterminé la révolte du connétable. Ils provenaient de la succession de Suzanne de Bourbon, sa femme, et se composaient du Bourbonnais, du Forez, du Beaujolais, de l'Auvergne et de la Marche. La duchesse d'Angoulême s'était prétendue héritière de Suzanne de Bourbon, dont elle était cousine germaine. Le parlement, dominé par Duprat et influencé par Guillaume Poyet, l'homme de son temps le plus entendu dans la chicane du palais, avait sanctionné la dépossession du connétable7.

– Le troisième article est relatif aux prétentions réciproques sur la Bourgogne et autres provinces; il porte qu'elles seront renvoyées à la décision d'arbitres désignés librement des deux côtés.

Tout cela ne semble-t-il pas à Votre Altesse sagement conçu?

– Ce n'est pas tout, je pense?

– En effet, madame, puisque les exigences de l'empereur allaient bien au-delà de ces concessions. Aussi, le traité tient-il réservées pour la fin les deux clauses qui compensent et dépassent toutes les autres. Ce sont des clauses matrimoniales…

– En vérité?..

Mais quelque froideur qu'eût mise la princesse dans ces deux mots, le chancelier s'aperçut aisément qu'une certaine émotion avait pénétré en elle en même temps que ses paroles.

– L'article quatrième ajoute une faveur immense à la restitution de cinq provinces à monseigneur de Bourbon; il lui accorde la main d'une princesse de sang royal, madame Renée, la sœur de Votre Altesse.

La princesse n'intervint plus par aucune interjection, elle sentait le piège.

– Enfin, poursuivit Duprat après un temps d'arrêt adroitement ménagé, le cinquième article concerne Votre Altesse elle-même… Madame la princesse régente, se rappelant un vœu exprimé naguère par l'empereur8, et que les circonstances ne permettaient pas alors d'exaucer, met fin à la guerre de la manière la plus heureuse et la plus sincère, elle cimente une alliance de famille entre le trône d'Espagne et celui de France… Le traité offre votre main à l'empereur.

– Oui, répondit lentement Marguerite, c'est un plan ingénieux, qui fait honneur à la sagacité de madame ma mère.

– Certes, reprit le serpent, et Votre Altesse comprend qu'on ait tenu à le lui laisser ignorer jusqu'à sa réalisation…

L'astuce et le triomphe diaboliques incrustés dans le sourire de Duprat ravivèrent la fierté de la sœur de François Ier.

Portant sur lui ce même regard dont elle avait déjà foudroyé son audace:

– Vous vous trompez, messire; madame la duchesse régente était sûre de mon obéissance, en tous les cas.

– Quoi! Votre Altesse consentirait?..

– A tout, pour être à l'abri de tentatives indignes de moi, pour punir l'insolence de mes ennemis et protéger efficacement ceux que j'aime…

– C'est là, je le proclame, parler en grande princesse, fit le chancelier avec une déférence pleine de contrainte. Et puis, protéger ses amis tout en devenant impératrice, c'est un espoir qui séduirait plus d'une sœur de roi.

– Messire, vous oubliez que deux fois je vous ai prié de sortir!..

En même temps, le visage animé par l'indignation, elle porta à ses lèvres le sifflet d'argent, qui fit accourir mademoiselle de Tournon et Michel Gerbier, portant chacun un flambeau.

– Éclairez à messire le grand-chancelier, ordonna sèchement la princesse.

Il s'approcha cependant encore audacieusement d'elle, et feignant de la saluer:

– Madame la régente avait raison, lui dit-il, de faire mystère de son projet; pour qu'il réussît, il eût fallu qu'il ne tombât pas dans mon oreille.

Soulagé par cette déclaration de guerre, il se redressa et sortit, sans accorder une marque d'attention à Hélène, qui lui tenait soulevée la tenture de la porte.

– Qu'on me laisse seule… dit la princesse à sa favorite. Ma chère Hélène, j'ai le feu dans le cerveau.

Tout bruit s'étant alors éloigné, Marguerite laissa aller sa tête contre le dossier de velours de son siège, et, les paupières closes, les mains jointes, elle s'abandonna au tumulte de ses impressions, comme le naufragé se laisse, à bout de résistance, étourdir par la tempête.

Lorsqu'elle secoua enfin cet engourdissement, ce fut pour être saisie par une surprise nouvelle.

Devant elle, à genoux, dans l'attitude la plus humble, elle vit le bouffon de la cour, Triboulet.

D'un geste suppliant, il arrêta la parole indignée qu'il lisait déjà au bord de ses lèvres:

– Écoutez-moi, Altesse! s'écria-t-il, écoutez-moi!..

– Qui t'a permis d'entrer? d'où sors-tu? Ce n'est point ici un lieu pour tes quolibets ni pour tes noirceurs!

– Écoutez-moi, madame! répéta-t-il. J'étais là pendant que le grand chancelier vous parlait…

Et il montrait le dessous de la table couverte d'un tapis.

– Tu as osé!.. Et tu as entendu?..

– Tout ce qui s'est dit, oui, madame.

Elle prit pour la seconde fois son sifflet.

– Arrêtez!.. exclama le bouffon, ne me chassez pas sans m'entendre!

Il prononça ces mots d'un accent si persuasif et si douloureux, que le terrible sifflet s'arrêta en chemin.

– Le chancelier est un infâme, poursuivit-il avec entraînement; ce que j'ai souffert à l'entendre, ce que j'ai éprouvé d'admiration et de joie en présence de vos réponses, Votre Altesse ne le saura jamais!

– Pourquoi étais-tu là? demanda-t-elle, peu sensible à l'enthousiasme de ce gnome odieux.

– Pour vous offrir mon concours et mes services.

– Toi, reptile!..

– Oh! injuriez, frappez; vous n'irez jamais aussi loin que je le mérite; mais quelque jour laissez-moi vous expliquer mes douleurs, mes tourments…

– Ceci sort de votre rôle, maître fou, dit-elle, implacable à son tour; et si je ne m'égaye pas de vos sottises, je ne suis pas davantage d'humeur à m'apitoyer sur vos ennuis. Ça donc!..

Et elle tourna le sifflet dans ses doigts, prête à le porter à sa bouche.

– Eh bien, non, dit-il; je suis insensé, je ne vous parlerai pas de moi, mais de ce qui vous intéresse…

– Créature du chancelier, quel personnage jouez-vous ici?

– Votre Altesse croit-elle donc que je sois obligé d'aimer messire Duprat en raison des gages qu'il me paye?.. Je le sers, c'est vrai, mais je le hais!

– La distinction est heureuse. En sorte que vous pouvez conclure que moi, que vous entourez de votre honteux espionnage…

– Je ne demande qu'à vous témoigner mon dévouement, oui, Altesse; c'est là, non pas un sophisme, mais une vérité, et c'est pour cela que je me suis glissé ici et que vous me voyez à vos pieds.

– Décidément, c'est une scène de comédie… Assez, maître fou; relevez-vous, et estimez-vous heureux de sortir sans le châtiment que vous mériteriez…

– Madame, insista-t-il à deux genoux, acceptez mes services! Ne me jugez pas sur mes actions, sur mes méfaits accomplis… Vous ne me permettez pas de vous entretenir de mes tortures; hélas! elles vous expliqueraient tout, et si courroucée que vous soyez, elles atténueraient mes torts devant vous.

– Eh mais, attendez donc, il me semble que votre patron le chancelier m'a déjà dit quelque chose comme cela… Vous êtes à la fois son serviteur et son écho…

– Madame, je n'ai pas l'audace ni l'ambition du chancelier… Que votre bouche me sourie une fois, que votre main me permette un de ces baisers que je l'ai vue accorder au chancelier lui-même, et je suis à vous corps et âme, et vous vous servirez de moi à votre discrétion et merci; et pour cette faveur qui me réhabilitera et m'élèvera au rang d'homme, moi, l'avorton ridicule, le vil histrion; pour cette grâce, pour ce rayon de soleil dans mes ténèbres, je tenterai, j'accomplirai des choses impossibles!

Il s'était traîné en rampant jusqu'aux pieds de la princesse, qui se reculait au plus profond de son siège, ainsi qu'à l'approche de ces êtres hideux qui inspirent une répulsion invincible.

– Arrière! lui dit-elle, arrière, misérable! Tu oses implorer ma bienveillance, quand c'est toi qui as trahi et perdu l'homme que j'aime!.. Ah! si je ne te méprisais tant, combien je te haïrais!..

Ces paroles foudroyèrent un instant le bouffon. Il se releva d'abord, par un ressort nerveux; puis ses jambes torses flageolèrent, et il étendit les bras pour chercher un point d'appui. Ses yeux ne voyaient plus, un spasme étreignait sa poitrine.

Il se débattit pour reprendre son équilibre et pour parler, sans réussir à l'un ni à l'autre.

Si les courtisans l'eussent aperçu dans cet état, son succès eût été accompli: jamais il n'avait été plus laid ni plus grotesque.

Mais la princesse lisait sous ses contorsions une expression de rage qui lui faisait peur.

– Soit donc!.. balbutia-t-il à la fin; soit!.. Mais si cet amant chéri succombe dans la lutte… n'accusez que vous-même!..

Et il sortit en titubant et en tournant sur lui-même comme un homme ivre.

6

Anquetil, Histoire de France.

7

Mémoires des Reines de France, tome IV. Poyet succéda lui-même, par la suite, à Duprat, en qualité de chancelier.

8

Charles-Quint, n'étant encore que duc de Luxembourg, avait fait demander Marguerite de Valois en mariage. (Du Radier, Mémoires des Reines et Régentes).

Les Mystères du Louvre

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