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PREMIÈRE PARTIE
X
LA PIERRE QUI TOURNE

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Jacobus, anéanti, s'était, par un instinct purement machinal, traîné jusqu'à sa couche, sur le bord de laquelle il s'était assis, sans même s'y étendre.

Les dernières paroles du chancelier, le strident et sauvage éclat de rire du bouffon, le tintement irritant et railleur de ses grelots retentissaient toujours dans son cerveau, formant un bourdonnement lugubre comme un écho infernal.

Un feu volcanique battait ses tempes brûlantes; son œil, dévoré par cette lave intérieure, ne pouvait fuir la devise fatale, objet de son adoration et de son effroi.

Les lueurs mourantes de sa lampe, s'irradiant et se restreignant tour à tour, allaient parfois lécher les murs et éclairer cette inscription d'amour, qui se détachait sous leurs zones rougeâtres comme l'épitaphe d'un tombeau.

Son âme navrée se repaissait de cette contemplation, qui le fascinait et l'attirait, en ajoutant une âpre saveur à l'amertume de ses pensées.

Dormait-il, veillait-il, était-il encore seulement de ce monde?

Illusion, évocation ou sommeil, dans son état de stupeur, il n'eût pu le définir, un phénomène s'opéra devant lui.

L'organe de la vue, quand il est fatigué, éprouve de ces aberrations: ce chiffre sembla s'animer; la pierre inerte sur laquelle il l'avait incrusté s'agita sous une impulsion mystérieuse… elle se mouvait, et à mesure qu'il se rejetait en arrière, sous l'effroi de ce prodige, elle s'avançait vers lui!..

La pupille dilatée, les lèvres entr'ouvertes, pâle, haletant, il n'osait bouger, et ses reins se recourbaient nerveusement pour fuir ce rêve.

Il eût voulu crier, pour s'assurer qu'il était bien vivant, le bruit de sa propre voix l'eût tranquillisé, mais l'émotion étranglait les sons au passage, et le cauchemar de pierre approchait toujours, dans une marche lente, sans doute pour ne s'arrêter que sur sa poitrine étouffée.

Le chancelier l'avait dit: «Ton sang effacera cet emblème!»

Cet homme avait-il le don de prophétie ou de miracle? les éléments, la matière obéissaient-ils à ses anathèmes?

Oui, en vérité, car cette pierre se détachait avec un bloc de maçonnerie de la paroi séculaire, et, formant un angle avec la partie de celle-ci à laquelle elle adhérait encore, s'arrêtait en battant sourdement contre le pied de la couche de bois.

Le prisonnier, les cheveux dressés, réunit enfin ses forces et il étendit les mains en avant, pour opposer ce faible obstacle à la masse rocheuse que ses jambes paralysées ne pouvaient fuir.

Dans ces circonstances suprêmes, les secondes se prolongent autant que des heures. Jacobus ne savait plus d'ailleurs calculer le temps; il attendait que la muraille s'écoulât sur lui, mais elle restait immobile dans l'étrange révolution qu'elle venait d'accomplir, et, en réalité, ce déplacement ne durait pas depuis un quart de minute, qu'une vive lueur envahissant la cellule, éclipsait le lumignon suspendu à la voûte.

Puis, de cette auréole, surgit une forme gracieuse dans sa gravité, une vision, sans doute, celle de l'ange consolateur qui assiste nos dernières angoisses, et qui doit ainsi, intermédiaire entre les souvenirs terrestres et les béatitudes divines, revêtir l'apparence de l'être que nous aimâmes et qui nous aima le plus.

Cette apparition, quels autres traits pouvait-elle offrir aux regards de Jacobus de Pavanes que ceux de Marguerite de Valois?..

Alors, le regard rasséréné par ce charme, le sein apaisé par cette joie, le cerveau détendu par ce prestige irrésistible, il sourit et attendit que le séraphin détachât son âme de ce séjour funeste, pour l'emporter dans celui du calme et des félicités éternelles.

Il n'essaya donc pas un mouvement pour le hâter, pas un pour aller au-devant d'elle; il éprouvait une si grande félicité à retrouver là ces traits adorés qu'il n'avait plus espéré revoir, qu'il se gardait de tout ce qui eût pu les faire évanouir. Il tenait absolument, par sa docilité, à monter au ciel sur les ailes invisibles de cet ange.

Ce fut donc elle qui vint jusqu'à lui, et son sourire, où la passion la plus tendre se confondait avec un ineffable et céleste sentiment de pitié, était bien le sourire miséricordieux d'un être surhumain, plaignant nos misères.

Elle s'arrêta près de lui, si près, que les plis de sa longue robe noire touchaient ceux de son pourpoint.

Et il ne bougeait pas, et elle le contemplait en silence.

Elle s'agita enfin avec une de ces inflexions qui n'appartenaient qu'à Marguerite ou à un ange, et sa main vint se poser sur son front.

Il tressaillit du même élan que l'être encore inanimé qui sent arriver en lui le souffle divin de l'existence. Ce contact était pour lui ce souffle vivifiant; pour la seconde fois, une impulsion divine le tirait du chaos, pour la seconde fois il existait.

Ce n'était ni un songe, ni une ombre: Marguerite était près de lui; réalisant un miracle, traversant les murailles, déjouant les geôliers, les verrous, les bourreaux, pour se rapprocher de lui.

Elle se pencha, jouissant de son ravissement, plus heureuse que lui-même de sa félicité inespérée, et de ses lèvres pleines de délices:

– Jacobus, lui dit-elle d'une voix plus mélodieuse que la harpe paradisienne, pensais-tu que je t'eusse abandonné?.. Non, hérétique, proscrit, condamné, je t'aime…

– Prends donc ma vie, murmura-t-il fou d'ivresse, emporte avec toi mon âme, puisqu'il n'y a pas de mots dans la langue humaine pour t'exprimer ce que je ressens pour toi.

– Ne m'aimes-tu pas aussi? reprit-elle en embrassant les boucles de ses cheveux; l'amour se paye par l'amour, tu ne me dois rien.

Puis elle se mit à le regarder avec l'attention d'une mère qui interroge les traits de son enfant en danger, et comme son rayonnement actuel ne comblait pas les sillons creusés par ses tortures précédentes:

– Comme tu as souffert!.. lui dit-elle.

– C'est vrai, j'ai cru mourir, et de quelle mort!..

Il frissonna rien qu'à ce souvenir; elle se serra contre lui.

– Il me semblait, poursuivit-il ranimé par ce contact, que ces parois sinistres me menaçaient et allaient s'écrouler sur moi. J'attendais le supplice; Dieu soit béni, c'est le bonheur qui est venu.

– Je comprends, le mystère de ce pan de muraille t'a surpris… C'est la porte de la vie et du salut, ami. – Messire Antoine Duprat est un persécuteur habile, mais il ne saurait tout prévoir ni tout connaître. Il a cru empêcher notre réunion en substituant ses esclaves aux serviteurs qui gardaient cette prison. Il aura favorisé ce qu'il voulait détruire.

– Que dites-vous?

– Ma compagne dévouée, Hélène de Tournon, est parvenue à joindre le chef de ces gardiens évincés, leur doyen, celui-là même qui m'avait enseigné le passage de l'arche de Charles V. Ce vieillard est le génie de ce donjon; il en possède tous les détours, toutes les issues dérobées. Son dévouement est à nous, je ne l'ai pas marchandé. Aujourd'hui, il m'a ouvert ce bloc impénétrable à l'œil de nos ennemis; avant peu, si d'autres projets n'ont pas abouti, il nous secondera dans une combinaison qui te sauvera aussi.

– Mais qu'ai-je donc fait pour mériter tant d'amour? Comment parviendrai-je à le justifier jamais?.. Ah! misérable, s'écria-t-il en rencontrant la devise gravée sur le mur, misérable, maudit! Pendant que tu ne songeais qu'à mon salut, je travaillais à ta perte!..

– Jacobus, mon ami, ta raison s'égare!..

– Non! non! elle est pleine et entière!.. Marguerite, va-t'en, laisse-moi, renie-moi; j'ai fait ta honte!.. Ah! tu doutes; tiens, vois donc, là! sur cette même pierre qui t'a livré passage pour m'apporter tes consolations, tes baisers, ton amour, – insensé, j'ai gravé le témoignage irrécusable de cet amour…

– Ah! c'est bien, cela, fit-elle avec ravissement, c'est bien! Tu répétais ma devise; tu dessinais mon emblème pour avoir toujours auprès de toi quelque chose qui émanât de ta Marguerite et qui te la rappelât… Et tu prétends que je t'aime trop! Oh! jamais je ne t'aimerai, je ne te le prouverai assez!

– Mais tu ne sais pas, cette devise, cet emblème, Triboulet les a découverts, les a dénoncés au chancelier… et le démon qui est entre eux leur a révélé que c'était là un gage d'amour… d'amour partagé.

– N'est-ce que cela! fit-elle en relevant comme une reine sa tête dédaigneuse, laisse siffler les serpents: Dieu est grand et le bon droit est fort.

– Ainsi, tu me pardonnes mon imprudence… tu ne m'en veux pas d'avoir trahi notre secret?..

– Trahi!.. répéta Marguerite en souriant. Cet amour est pour moi si cher et si glorieux, que je l'ai dit à ma propre mère! Si je devais mourir ici, sur l'heure, mais à Dieu lui-même je ne demanderais pas d'autre paradis que toi!

– C'est le vœu que j'ai déjà fait, et nous avons assez souffert en commun pour que le père miséricordieux nous l'accordât…

– Quoi! toi aussi…

– Oh! moi surtout, car je n'ai pas été élevé absolument dans le courant des idées du vulgaire. Mon père, je te l'ai dit, a consacré une existence séculaire à étudier, à approfondir les arcanes des mondes inconnus. Il a pénétré très avant dans les sphères abstraites de la métaphysique, de la théogonie et de la génération des êtres.

A peine ma jeune intelligence fut-elle en état de le comprendre, qu'il m'initia à ses calculs. C'est là sans doute l'origine de ma propension vers les novateurs, qui veulent nous ramener à la religion simple et pure. C'est là assurément la source de ces inclinations à la rêverie et à la mélancolie, que vous remarquâtes, qui vous attirèrent vers moi, ma bien-aimée, alors que les autres femmes, plus légères, moins amies de l'étude, me dédaignaient.

– Que t'enseignait donc ton père?

– Oh! des choses étranges, mais que je me suis plu souvent à tenir pour certaines, principalement quand l'adversité est venue m'atteindre. Quelques-unes de ses leçons restent gravées dans ma mémoire:

«Enfant, me disait-il, il faut convenir que nos docteurs sont de bien grands orgueilleux, avec leur prétention de tout expliquer et leur dédain pour la sagesse des autres âges. L'homme impartial qui étudie et approfondit est moins tranchant et plus humble: il ne croit pas surtout que le monde ait vécu un nombre inconnu de siècles plongé dans les ténèbres de l'esprit, et que la vérité soit toute moderne. En quoi valons-nous donc mieux que les habitants de ces empires immenses, dont il ne reste que de rares débris, qui écrasent pourtant nos œuvres de pygmées?

«Il ne faut pas rire de la théologie de ces peuples antiques, car ils étaient plus près de Dieu que nous. Leurs mystérieuses doctrines sur la migration, sur la transmission des âmes n'étaient-elles que mensonge? La même âme ne saurait-elle, en dépit de nos docteurs, servir successivement à animer plusieurs corps? D'où viennent les similitudes merveilleuses que l'histoire elle-même consacre dans les caractères des hommes et les événements qui en résultent, en quelque sorte dans un cercle fatal, s'il n'existe aucune relation entre le souffle qui nous anime et celui qui fut l'âme de nos devanciers?

«Je ne te dirai jamais, avec les pyrrhoniens: Doute de tout; mais, si tu es sage, tu ne dédaigneras rien des religions ni des croyances antiques. Crois-tu donc, quand il plaît à Dieu d'animer la matière, qu'il crée une âme nouvelle pour chaque homme qui naît? Cette essence qui échappe à notre tact, à notre analyse, se perd-elle dans l'espace, retourne-t-elle se confondre dans le grand tout de l'immensité au sortir de notre misérable corps?.. Avant de conclure avec nos prétendus savants, enfant, médite et réfléchis…»

Voilà ce que me répétait mon père, voilà pourquoi, chère Marguerite, convaincu de l'immortalité de la partie la plus noble de mon être, j'ai aspiré souvent après une seconde existence, qui sera, – puisque Dieu est la justice même, – la compensation de celle-ci.

La princesse l'avait écouté avec recueillement; occupée elle-même d'études théologiques, lancée à la poursuite de la vérité ou de la nouveauté, parce que les enseignements de la Sorbonne ne satisfaisaient ni son impatience ni sa raison, elle suivait avec intérêt ces doctrines, qui semblaient la séduire.

Son œil rêveur erra longtemps sous la voûte du cachot, indiquant les efforts de son imagination pour saisir la substance de ces enseignements.

– Oui, dit-elle enfin, de cet air inspiré qui lui valut, la première en France, le titre de dixième muse, quelque chose se prononce en moi pour m'assurer que ce ne sont pas là de pures fantasmagories… Notre âme ne meurt point, et cette immortalité, en la perpétuant sous divers aspects, réalise ce dogme de la récompense ou du châtiment divin. Il est impossible, quand on s'est tant aimé dans la douleur, qu'une juste providence ne nous rapproche pas un jour dans la joie…

Les paroles de ton père, Jacobus, étaient une révolution, une prophétie. Si la fatalité, liguée contre nous, déjouait nos desseins, j'ai la foi que, renaissant un jour, fût-ce dans un siècle, en des conditions meilleures, notre étoile nous remettrait en présence l'un de l'autre, et nous réunirait.

– C'est ma confiance et ma consolation aussi!..

– Oh! oui, poursuivit Marguerite avec une sorte d'illumination, les âmes se transmettent! Sans cela, d'où viendraient ces attractions singulières qui sont la manifestation de l'amour… L'amour! mais il est plein de réminiscences mystérieuses!.. Quand on s'aime bien, ne semble-t-il pas que cette béatitude ne soit que la continuation d'une vie antérieure?.. On se connaît du premier instant qu'on se rencontre; la sympathie s'établit sans qu'on y songe, et tandis que vous restez en constant éloignement avec certains êtres, vous êtes porté par une voix intérieure, vers d'autres, comme s'ils s'étaient déjà identifiés à vous-même!..

– Adorée Marguerite! que n'est-il donné à mon père de vous voir et de vous entendre! Combien il serait fier de rencontrer un disciple qui interprète et devance si éloquemment les visées de sa philosophie!..

– Moi aussi, ami, j'eusse voulu connaître ce sage patriarche. Hélas! mon vieux serviteur, Michel Gerbier, mon père de nourrice, est de retour depuis hier, ayant tout mis en œuvre sans retrouver sa trace.

Le prisonnier serra sa main avec émotion.

– Merci, noble femme…

Et il s'arrêta; un mot de plus, ses larmes débordaient.

– Brave cœur, dit-elle à demi-voix; au fond de ce cachot, c'est sur le malheur de son père qu'il s'afflige!..

Alors, cédant à ce sentiment d'admiration, elle posa silencieusement ses lèvres sur ses deux yeux profonds et tristes, pour écarter leurs soucis par ses baisers.

Deux petits coups frappés derrière la pierre tournante mirent fin à cet épanchement.

– Déjà!.. soupira Jacobus.

– Les minutes sont brèves, qui sont heureuses… Mais cette issue, fermée à nos ennemis, peut se rouvrir pour nous…

Deux nouveaux coups indiquèrent la nécessité de la séparation, en même temps que du coin de la porte secrète s'avança la tête du vieux geôlier disgracié.

– Pas un instant à perdre, Altesse, dit-il; voici l'heure de la ronde des gardiens; l'écho m'annonce qu'ils sont entrés dans la galerie…

Il fallait son oreille exercée à ces bruits souterrains pour discerner cet incident dans le silence apparent qui remplissait cette lourde atmosphère.

– Adieu! adieu donc! murmura Jacobus de Pavanes.

– Au revoir! répondit Marguerite.

La pierre roula sur son pivot, la lumière apportée par le vieux guide disparut.

Lorsque les gardiens jetèrent leur coup d'œil méfiant dans la cellule, à quelques secondes de là, ils aperçurent le prisonnier étendu sur sa couche, le visage tourné vers le mur, et la clarté imperceptible de la lampe, dont le lumignon, à bout d'huile, crépitait, prêt à s'éteindre.

– Tout va bien, prononça le chef de la ronde; il dort, et l'ange des tombeaux sera habile s'il arrive jusqu'à lui.

Les Mystères du Louvre

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