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VII
JÉROME A LA BARRIÈRE CLICHY EN1814
ОглавлениеQuelles pénibles étrennes il apporta, ce premier janvier de l’année 1814! La veille, l’armée prussienne, sous le commandement de Blücher, avait passé le Rhin et, dans l’instant même où s’échangeaient les souhaits, Dantzig venait de succomber. Ces mauvaises nouvelles n’étaient pas encore. connues, à l’aube de l’année, mais tout en donnait le frisson précurseur.
Les députés, dans leur visite à l’Empereur, lui dirent gravement: «Que votre main, tant de fois victorieuse, laisse échapper ses armes après avoir signé le repos du monde!» Le souverain répondit en paroles irritées. Suivi encore par ses soldats, mais menacé de la tiédeur et de l’abandon de ses généraux, dont les richesses, autant que la lassitude, amollissaient peut-être les courages, sa foi en son étoile qui restait inébranlable ne le défendait pas de trahir son amertume.
Il s’adressait, par-dessus les représentants, à la nation elle-même, pour un ultime sacrifice: «Paix et délivrance de notre territoire doit être, disait-il, notre cri de ralliement. A l’aspect de tout ce peuple en armes, l’étranger fuira ou signera la paix.»
Quels vœux graves dut-on échanger, en ce jour du1er janvier1814, qui apportait aux Français, pour étrennes, l’écroulement d’un empire et la douleur d’une invasion!
Quelques mois plus tard s’ouvre ce qu’on a appelé la Campagne de France. Elle va porter au sublime le talent militaire de Napoléon. Il fait tête à la ruée des nations; des éclairs de son génie illuminent une action titanesque; et les noms d’obscurs villages où domine la lutte, tels que Montmirail ou Champaubert, s’illustrent pour la postérité. Mais l’étreinte est formidable! Elle dépasse la capacité de résistance que peuvent lui opposer les débris de cette Grande Armée, dont la neige, durant la retraite de Russie en1812, avait tissé le linceul. Si grande était encore la confiance de Paris en celui qui avait si souvent enchaîné la victoire indécise, que l’orage grondait déjà sur la capitale, que la population parisienne se croyait toujours à l’abri de la foudre. Et les Alliés étaient à ses portes! On se battait dans la banlieue, on se battait dans les
faubourgs, à la Villette, à Pantin, à Belleville, et les Russes ordonnaient l’attaque de la barrière Clichy.
C’est le30mai. On bat la générale pour le rassemblement de la garde nationale. Jérôme en fait partie. Il est sergent. Le tambour de sa compagnie traverse le Pont-Neuf en rapides foulées, en tapant à tour de bras sur sa caisse qui rend un son lugubre. Il a le temps de crier en passant à Jérôme: «Sergent, ça chauffe à la barrière Clichy. On nous y attend.»
C’est Moncey qui, sur ce point, organise la défense. Il ne dispose que d’une poignée de vaillants. Il n’a à peu près point d’artillerie et les Alliés occupent le versant nord de la butte Montmartre. Il se tient sur le chemin de Clichy, devant le restaurant fameux «le Père Latuille», où une barricade a été improvisée.
Animé de ce souffle de bravoure qui l’entraînait à Marengo, Jérôme, une fois équipé, après avoir en hâte étreint dans ses bras sa femme Manon et embrassé ses petits, va rejoindre sa compagnie, pour monter à la barrière. Sitôt arrivé, c’est pour faire le coup de feu. Il est superbe d’intrépidité. Une balle l’a effleuré au cou; il continue, saignant, à tirer contre l’ennemi ses dernières cartouches. Un mot de Moncey, qui excite l’ardeur de ses braves, lui est une de ces récompenses qui payent tous les sacrifices. Mais la fusillade recommence, se fait plus nourrie, et une balle à la poitrine le couche à terre, râlant.
L’ordre de cesser les hostilités arrive à cet instant; un armistice a été demandé par Marmont et accepté par l’empereur de Russie, armistice qui n’est, pour quelques heures, que la préface de la capitulation.
Manon Martin, inquiète, est venue aux nouvelles. Le cordon de troupes qui barrait le chemin, dès l’ordre de cesser le feu s’est rompu. Elle s’est précipitée vers la barrière où gisent encore, pêle-mêle, morts et blessés. Les yeux agrandis par l’épouvante, un affreux pressentiment l’avertissant d’un malheur, elle erre d’une civière à l’autre, supplie qu’on écarte les voiles couvrant les visages des morts; puis elle se penche sur les moribonds.
Un grand cri déchire l’air. Elle a reconnu Jérôme. Sur un matelas, jeté d’une des fenêtres voisines, il est étendu, sans connaissance, livide. Sa tunique est déboutonnée, sa chemise sanglante, ouverte, laisse à nu sa poitrine blessée. Sa femme a pris dans la sienne sa main inerte. Elle a couvert son visage de baisers éperdus, elle l’a appelé à travers ses larmes; les paupières du blessé se sont soulevées. Il l’a reconnue, et lui a souri; elle lui a désigné les deux enfants qui la suivaient; il les a caressés de son regard que les ténèbres éternelles commençaient déjà à voiler. Il les a appelés d’un mouvement de ses lèvres et, les ayant embrassés, il a esquissé un geste pour les bénir.
Couchée contre lui, appuyée contre son cœur, brisée parles sanglots, elle ne sait que répéter le nom chéri du père et de l’époux: «Jérôme, Jérôme! vis pour eux, vis pour moi!» Dans un suprême effort, Jérôme ramasse toute son énergie, toute sa tendresse, tout son amour. Il murmure: «Les petits, les petits!»
Un médecin de l’armée arrivait vers lui, qui mit le genou à terre pour l’examiner. Il lui prit le poignet qui retomba, ausculta le cœur, souleva la paupière sur la prunelle vitreuse; gravement il se releva et, devant la douleur de la veuve, sans une parole, il s’inclina. C’était fini.
Un héros venait de donner sa vie à la France.
«Les petits!» avait murmuré Jérôme. Sa suprême pensée avait été pour la tâche assignée à la mère, lui disparu. Qu’allait-elle devenir, seule, sans rien au monde, avec deux enfants de dix ans?