Читать книгу La vie extraordinaire de Robert Macaire - Georges Montorgueil - Страница 8

V
BENOIT ET LE PÈRE LA PIPE

Оглавление

Table des matières

Benoît, lui, dès qu’il put ouvrir un livre, se passionna pour la géographie, pour l’histoire de la terre, de ses travaux et de ses produits. Il répétait les noms des contrées, des villes, des fleuves, des chaînes de montagnes, avec une sorte d’allégresse. Il disait: «Quand je répète ces noms, il me semble que je voyage.» Il s’embarquait en imagination; il parcourait le monde en faisant voyager ses doigts sur la carte, entre les lisérés sinueux, de couleur bleue, rouge, jaune, verte, qui délimitaient les frontières des États ou le cours des fleuves et des rivières. Une mappemonde l’enchantait, comme s’il faisait le tour du monde en en faisant le tour.

Entre tant d’enseignes accrochées aux boutiques, il montrait une prédilection pour celle, au bout du Pont, sur le quai, près de la rue Dauphine, qui décorait un magasin en vogue, pour les charmantes frivolités qu’on y trouvait: Au Petit Dunkerque. Elle représentait un navire, les voiles gonflées par le vent du large. Où allait ce beau bâtiment, qui sortait du port de Dunkerque, porté sur les flots de l’Océan? Il se le faisait expliquer par le père la Pipe.

Le père la Pipe, qui devait son surnom à une courte pipe fortement culottée et suintant la nicotine, qui ne quittait jamais ses lèvres, était son parrain. C’était un vieux loup de mer devenu un vieux loup de Seine. Il avait été mousse, puis marin sur des grands voiliers et avait vu autant de pays qu’affronté de tempêtes, et savait, lui, où allaient les beaux bateaux lorsqu’ils sortaient du port de Dunkerque. Il avait voyagé dessus, et les souvenirs qu’il en avait gardés, Benoît, à qui il les rapportait, s’en faisait un chapelet de jolies histoires.

Pour cette raison, mieux que sur le pont, c’était dessous que Benoît se plaisait avec les mariniers, les colporteurs du bas-port, les débardeurs des berges, avec la population des maisons flottantes sur l’eau du fleuve, avec son parrain le père la Pipe.

La Seine était la grande route; c’était l’artère vitale de Paris. La capitale lui devait tout: matériaux et bois, farines et grains, fruits et vins, et jusqu’à du pain qui venait en bateau de Gonesse. Sur ses rives, la vie s’accusait avec une intensité inouïe. Tout partait de là, tout y venait. Depuis les premiers âges, des hommes sillonnaient la Seine sur leurs barques; on les nommait les Nautes. En souvenir de ces premiers «marchands de l’eau», grâce à qui Paris, quand il n’était encore que Lutèce, avait vu poindre les premières manifestations de son prodigieux développement, la cité voulut pour son blason une nef d’ar gent qui flotte et ne submerge pas.


Les bords de la Seine, dans la traversée de Paris, étaient, au début du siècle dernier, autrement animés, pittoresques et vivants que de nos jours. Il y avait tout le long des ports où l’on débarquait les matériaux, les denrées apportées de loin. A la pointe de l’Arsenal jusqu’à la Râpée, c’était le port aux Plâtres. On y déchargeait la pierre de plâtre brut venue de Charonne et de Montreuil, car Montmartre tout seul ne suffisait pas aux besoins. Et pourtant, l’on disait, en manière de bapinage: «Il y a plus de Montmartre à Paris que de Paris à Montmartre,» allusion à tout le plâtre des carrières de Montmartre qui servit à construire les maisons de Paris. C’était à ce même port que débarquaient, pour les fabricants du faubourg Saint-Antoine, le bois flotté et le bois de charpente. A celui de Louviers, arrivait le foin pour les bêtes; le trafic des grains se faisait à la Tournelle, au port Saint-Bernard, au port de Grève; les fruits des environs arrivaient au port Saint-Paul; au port situé près de l’Hôtel de Ville, il y avait le port au blé, tout jaune des bateaux chargés de blé, d’avoine, de farine, et de «grenailles», dont la vente avait lieu sur place.

On peut s’imaginer ce que devait être l’activité avec tous ces déchargements, ces «forts» qui circulaient coiffés de larges chapeaux de cuir blanc, ces acheteurs venus à âne, pour remporter leurs marchandises sur le dos de leurs bêtes.

On déchargeait au Mail des marchandises venant de Lyon, de la Provence, du Languedoc, les fers de la Haute-Marne, les vins de Bourgogne, de Champagne, du Mâconnais, de l’Auvergne, dont les tonneaux allaient s’aligner à Bercy. Les vins de liqueur et les eaux de vie, les épices et même, tout contre le vieux Pont-Marie, les poissons d’eau douce, que venaient acheter les regrattières pour les revendre au détail dans les rues, aux Halles ou sur les marchés.

Le marché aux pommes à ce même Mail était de tous le plus plaisant. L’odorat y était autant flatté que la vue, car s’entassaient là, sous la bâche, «la bonne nature» qui a l’odeur de la violette, «la reinette» qui sent l’anis, et la «pomme d’api» qui fleure la fraise. Une des flottilles de mariniers du Mail quittait son port d’attache au printemps, quand les pommiers normands se déguisent en marquises poudrées à frimas et, sans se hâter, revenaient, après des mois, rapporter aux citadins leurs cargaisons embaumées qui offraient même aux plus pauvres le dessert de l’hiver.

La Seine ne portait pas que des marchandises. Elle avait ses voyageurs, grâce aux «coches», au trajet indolent, que tiraient à quatre ou cinq, dans la traversée de Paris, les chevaux de halage, sur des rives souvent embourbées. Les voyageurs allaient d’escale en escale. N’est-ce pas le bon La Fontaine qui raconte comment, par ce moyen, il se rendait à Château-Thierry? La première escale était à Bercy, la seconde à Charenton, avant de prendre la Marne. Ces coches d’eau n’étaient pas très confortables. Les voyageurs fortunés avaient de toutes petites cabines; les autres, assis sur un banc circulaire, dormaient, buvaient ou mangeaient les provisions qu’ils avaient apportées.

Robert était moins assidu sur le Mail que son frère; on ne l’y voyait guère que dans la saison des pommes, quand il en pouvait à bon compte gonfler ses poches.

Lorsqu’on débarquait les épices et qu’on y défonçait des tonneaux de mélasse, il s’était avisé d’un stratagème assez malin. Il rôdait autour du tonneau et laissait, comme par mégarde, tomber sa tartine de pain sec dedans. Après, il pleurait pour qu’on la lui repêchât, enduite de la sucrerie où elle avait plongé, et qu’il léchait goulûment. Mais quand il eut répété deux ou trois fois ce manège, un «fort» à grand chapeau, qui faisait la surveillance du port, le soulevant de terre comme un fétu de paille, le menaça de l’envoyer rejoindre dans la mélasse, la tête la première, sa tartine si elle y tombait encore. Elle n’y tomba plus.

Le père la Pipe, à plusieurs reprises, avait emmené avec lui Benoît jusqu’à Saint-Cloud, même plus loin. Ces voyages étaient pour l’enfant un enchantement. Tout lui était nouveau dans ces horizons qu’il découvrait à perte de vue, dans ces paysages rustiques où le labeur des champs s’accomplissait dans une paix si profonde. Le mouvement autour de lui, le trafic des marchandises et des denrées, leur négoce, ne l’intéressaient pas moins. Il se rendait compte du prix des choses.

«Y a des fois, disait-il, que je voudrais être marin et d’autres fois que je voudrais être marchand.»

Mais Robert, qui avait vu des mariniers dans des canots lutter de vitesse ou qui avait assisté à des joutes au port de la Râpée, dont ces joutes étaient l’un des jeux favoris, disait:

«Moi, je voudrais être canotier.»

Le père la Pipe lui tirait amicalement les oreilles:

«Entre le travail et le plaisir, toi, tu n’hésites jamais: c’est toujours le plaisir que tu choisis.»

La vie extraordinaire de Robert Macaire

Подняться наверх