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I LA NAISSANCE DE ROBERT

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ÉRÔME MARTIN ne se tient plus de joie. Il attendait un garçon,–il en a deux. Sûrement qu’il marquera cette journée d’un caillou blanc. C’est le3décembre1804 et, par une heureuse coïncidence, tout Paris est comme lui dans l’allégresse.

Ce n’est pas parce que deux petits enfants, Benoît et Robert, comme en se tenant par la main, ont fait leur entrée dans le monde chez un modeste artisan, que le canon tonne, que les cloches de toutes les églises font écho au bourdon de Notre-Dame; que les troupes de la capitale, en tenue de parade, sont sur pied, que des équipages d’un luxe d’ancien régime se hâtent vers les palais et que depuis l’aube frileuse la foule se répand dans les rues pavoisées, soulignant par ses vivats les salves d’artillerie.

Mais Jérôme Martin, sur le Pont-Neuf où il connaît tout le monde, où tout le monde le connaît, ne court pas moins conter à chacun qu’il est père de deux gros garçons.

«Boum! un coup de canon, crie-t-il, c’est pour Benoît. Boum! Boum! deux coups de canon, c’est pour Robert!»

Non, c’est pour l’Empereur.


Tout ce tumulte, tout ce tapage, toute cette population en liesse, c’est pour le sacre, c’est pour le couronnement de Leurs Majestés Impériales. Mais la vie de chacun de nous est tout un univers dont nous nous croyons le centre, et Jérôme Martin tient que l’événement d’importance en ce jour est la venue de ses deux nouveau-nés, qui consacre le couronnement de son mariage avec une jeune marchande d’oranges du terre-plein.

Parisien de la Cité, artisan fils d’artisan, Jérôme Martin, comme la plupart des siens, a passé son existence sur les bords de la Seine. Il a joué des berges du port Saint-Nicolas à celles de la Grenouillère. Puis il est entré en apprentissage chez un lunettier, sur le quai des Morfondus qui, lorsque les lunettiers de Paris l’eurent adopté, fut nommé le quai des Lunettes.

C’était un garçon laborieux, remuant, plein d’entrain comme ce Pont-Neuf où il dépensait si gaiement ses moindres loisirs.

Le Pont-Neuf, construit alors depuis plus de deux cents ans, avait été le lieu le plus animé, le plus vivant, le plus pittoresque de Paris. Quoique concurrencé par le Palais-Royal et le boulevard du Temple, il avait encore, dans les premières années du dix-neuvième siècle, la clientèle des badauds et des oisifs. Il n’était qu’une foire ininterrompue, avec ses charlatans, ses gagne-petit, ses marchands en plein vent, ses tondeurs de chiens, ses décrotteurs, ses montreurs de marionnettes, avec la variété de ses cris et le contraste bariolé de ses publics fidèles. Les artistes ne se lassaient point du coup d’œil qu’il offrait à cette pointe de la Cité, sur le fleuve, où tous les palais se reflétaient, et d’où l’on embrassait le plus beau des paysages parisiens, et celui qui portait le plus d’histoire.

Puis il y avait la statue de Henri IV. Du haut de son cheval de bronze, le roi de la poule au pot, souriant dans sa barbe en éventail au petit peuple qui l’idolâtrait, semblait participer au spectacle qui se déroulait sous ses yeux indulgents.

En1792, sous la Révolution, la patrie ayant été proclamée en danger, une estrade fut dressée au pied de la statue, pour recevoir les enrôlements des volontaires. A la fin de juillet1792, des bandes en carmagnole, la cocarde aux bonnets, arrivèrent de Marseille, sur les quais, en entonnant un chant d’une beauté terrible et que le peuple de Paris, qui l’entendait pour la première fois, appela, à cause d’eux, la Marseillaise. Jérôme Martin ne résista pas à l’entraînement de ces strophes ardentes; il se sentit porté comme par une force irrésistible vers l’estrade, et, devant un magistrat municipal, sur la table posée sur deux tambours, il signa son enrôlement.

Adieu le métier, adieu l’établi! adieu les lunettes! Il partit aux frontières, il se battit contre les envahisseurs sur le Rhin, en Argonne. En Italie, il suivit ce général prodigieux qu’étant enfant il avait vu passer ignoré, songeur, le front pensif, quand, élève à l’École militaire, Bonaparte demeurait quai Conti, sous les toits, et faisait, avec une gêne orgueilleuse, les commissions de son petit ménage.

Jérôme était à Marengo lorsque Desaix y fut tué, lui-même avait été atteint par un biscaïen à la jambe, et renvoyé dans ses foyers. En rentrant à Paris, blessé et soupirant pour tout ce qu’il laissait de gloire derrière lui, il avait repris son état. Profitant de ce que le prix du loyer était devenu, vu les difficultés du temps, accessible, il avait loué une de ces petites boutiques que Turgot, sous Louis XVI, avait construites dans les demi-lunes du Pont-Neuf.

On y faisait de tout, on y vendait de tout et, naturellement, il y fit et y vendit des lunettes. Il avait accroché au-dessus de sa porte une enseigne qui faisait la joie des flâneurs. Elle représentait un chien debout sur ses pattes, le museau chaussé de bésicles, avec, au bas, cette inscription qui faisait gaiement calembour:

O-P’TI-CIEN

Empressé, serviable, bon ouvrier, consciencieux, ses affaires prospéraient. Il sentit bientôt le besoin d’une aide, d’une compagne. Il jeta les yeux sur une jeune fille qui vendait, abritée sous un parasol, des fruits et des oranges.

Les orangères avaient le privilège de présenter, en députation, des oranges au roi, quand il y avait encore des rois, et depuis que les temps étaient plus sévères, elles criaient, selon la saison, nos fruits de banlieue, cerises de Montmorency ou pêches de Montreuil.

Elle s’appelait Manon Girou. Elle était fille de mariniers. Bien de sa personne, ni commune ni revêche, adroite à la cuisine, habile à coudre, et en tout vaillante.

Il ne manquait au jeune ménage qu’une dernière félicité; l’événement désiré s’accomplissait en ce jour mémorable, où la cité en fête accompagnait de son tumulte formidable l’allégresse répandue dans une mansarde, autour d’un berceau.

Ce fut de la boutique à l’enseigne O-p’ti-cien, agrémentée de fleurs en papier pour la circonstance, que, bloqué par la foule, Jérôme Martin fut associé à l’émotion commune. Au milieu d’états-majors empanachés et chamarrés, étincelants, il vit s’avancer, traîné par huit chevaux isabelle, un carrosse, un véritable carrosse de conte de fée, sommé d’une couronne d’or, dans lequel il put apercevoir, derrière les glaces, en habit de satin et de dentelles, rutilant de diamants et de pierres précieuses, l’empereur Napoléon et l’impératrice Joséphine. Les souverains se rendaient pour la cérémonie du sacre à Notre-Dame, où, dans un appareil non moins pompeux, le pape Pie VII les avait précédés.

La Samaritaine retrouva, pour les saluer au passage, la voix un peu rouillée de son vieux carillon, et leur chanta sur l’air du Ça ira:

Ah! le voilà, il ira, ça ira,

Gloir’ soit rendue au grand Bonaparte!

*

L’on trépignait de joie en l’écoutant, et comme la joie est contagieuse, Martin se sentit gagné qui risqua aussi son petit pas de rigodon sur cet air de contredanse. Il était d’autant plus agréable de se trémousser qu’il ne faisait pas chaud. Le thermomètre de l’ingénieur Chevalier, sur le quai, si consulté des badauds quand le froid leur mettait la goutte au nez, marquait plusieurs degrés au-dessous de zéro. Mais le temps était sec, et lorsque le cortège arriva sur le parvis de Notre-Dame,–on se doit des égards entre majestés,–le soleil daigna même risquer entre les nues un des rayons de sa couronne de gloire.

La statue d’Henri IV avait été enlevée pendant la Révolution, mais vis-à-vis, sur la place Dauphine, on avait élevé celle de Desaix sous la forme d’une fontaine de style antique, ce qui faisait bondir de fierté le cœur de Jérôme Martin, en sa qualité de blessé de Marengo.

Le jour du couronnement, l’eau de plusieurs fontaines avait été changée en vin. Jérôme Martin se demandait pourquoi cette faveur, très goûtée du populaire,–les peuples ont soif,–n’avait pas été accordée à la fontaine du vainqueur de Marengo. Pourtant Desaix était bien pour quelque chose dans la fête! «Et moi aussi, j’y suis pour quelque chose, ajoutait à part lui Jérôme, en frappant sur la jambe que le biscaïen de Marengo avait fracassée.


Le soir, le feu d’artifice, tiré de la berge voisine, avait amené un immense concours de Parisiens. Il illuminait de ses fusées la petite chambre où dormaient, à côté de leur mère, les nouveau-nés. Il les empourprait des feux de son apothéose.

«Quel fracas, femme, aura bercé nos chers petits à leur arrivée en ce monde, disait Jérôme superstitieux. Quel présage en tirer?»

Et, comme dans un roulement de tonnerre, le bouquet s’épanouissait, constellant de topazes, de rubis, d’émeraudes, le velours sombre de la nuit, l’un des jumeaux–c’était Benoît–s’éveilla et poussa un cri. La mère l’entoura de ses bras:

«Dors, mon enfant, dors, ce n’est pas pour toi.»

La dernière fusée s’éteignit; il ne resta bientôt plus de lumière dans la chambre que la chandelle de suif éclairant de sa flamme jaune ce tableau d’une intimité délicieuse.

Jérôme, dans le grand silence, que n’interrompait que le babil de quelques voisines venues aux nouvelles, ou les vivats isolés de passants qui s’attardaient dans le soir, ne se lassait point de chercher à pénétrer l’énigme de ces deux existences neuves. Idée fixe qui le poursuivait: il aurait voulu déchirer le voile de l’avenir. Chaque fois qu’il s’approchait d’eux, sa hantise de savoir ce qu’il n’est pas en notre pouvoir de connaître, le reprenait.

«Si je consultais l’«Aveugle du bonheur»? songeait-il un jour.

L’«Aveugle du bonheur» était un vieux bonhomme, tout sec, qui allait d’un bout à l’autre du pont, précédé d’un chien, conduit par une trop jolie personne, traînant dans une petite voiture des figures de bois personnifiant la destinée et le hasard. On interrogeait l’aveugle, il avait réponse à tout, et de ce qu’il ne voyait rien, en raison de sa cécité, dans les choses du présent, on en concluait qu’il n’en devait être que d’autant plus instruit dans les choses de l’avenir. Il connaissait Jérôme. Le premier, il s’informa de sa nouvelle petite famille.

«Si mes enfants vous intéressent, répondit Jérôme Martin, ne voyez-vous rien, vous l’aveugle voyant, de ce que les jours futurs leur réservent?»

Le bonhomme prit un ton sentencieux:

«Jérôme, mon ami, l’avenir apparaît en rose à qui met des lunettes roses; tu en es marchand, tu as le choix. Il sera temps de les quitter si tu vois se changer en chagrin la joie dont aujourd’hui, heureux père, tu débordes. Aime tes petits, fais pour eux ce que tu dois et advienne que pourra.

–Le fichu sorcier que tu fais! Avec les autres tu es plus bavard.

–Mais moins sincère. Les autres ne sont pas du Pont-Neuf et je leur prends dix sous par consultation. A toi, que je ne veux pas tromper, car nul ne sait l’avenir, je donne une consultation pour rien. Médite ce que je t’ai dit. Une bonne leçon vaut mieux qu’une fallacieuse prophétie.»

Jérôme conta sa déconvenue à sa femme, qui s’en divertit.

«Les mères, vois-tu, lui dit-elle, sont plus fines que les sorciers. Elles ont un instinct qui ne les égare pas. J’ai déjà deviné que nos deux jumeaux ne devront guère se ressembler. Ils sont encore innocents et sans malice, et on les dirait tout pareils quand ils dorment; sans mon cœur qui m’avertit, je m’y tromperais. Mais pourtant, une distinction entre eux chaque jour s’opère que je perçois. Benoît a la douceur d’un agneau, ses larmes sont rares et elles sont courtes. Il boit, avec une petite bouche goulue, le lait dont il est gourmand. Quand il dort, d’un sommeil paisible, il me semble voir passer sur son visage comme l’ombre qu’y ferait l’aile d’un ange planant. Robert–et pense, ça n’a pas encore trois mois–est agité, nerveux, impatient, braillard; il a des caprices de singe et des colères de lion; il est drôle, il est terrible, il me fatigue; le monstre, il me tue...»

Robert ouvrit ses yeux innocemment effrontés.

«Oui, monsieur, lui dit-elle, vous tuez votre mère... Voyez le gueux, ... il rit...!

–Enfin, Manon, ce n’est pas, à ce que je vois, celui que tu préfères?»

Elle prit un air fâché:

«Si on peut dire, Jérôme, tu sais bien que je les préfère tous les deux.»


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