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IV
SUR LE PONT-NEUF

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Les fêtes du mariage sont splendides, mais ne se déroulent pas du côté du Pont-Neuf, qui est un peu délaissé. La mode semble vouloir favoriser d’autres quartiers. Heureusement qu’à côté de l’étoile impériale, brillant encore d’un incomparable éclat, une étoile errante, fugitive, se montra. C’était une comète. Pour la mieux voir, tout Paris accourait au Pont-Neuf. Jérôme avait fait installer, devant sa porte, une puissante lorgnette qui permettait de mieux voir l’astre qui errait en feu dans les ténèbres de la nuit.

Robert, sans qu’on le lui soufflât, de son propre mouvement, grimpa sur un tabouret, imitant le montreur de lune du terre-plein, et peut-être l’illustre M. Lalande lui-même, qui ne dédaignait pas d’instruire les passants des beautés de l’astronomie, quand il venait faire visite à ses amis au café.


Robert clamait, avec un sérieux, une conviction comique:

«Venez voir, Mesdames, Messieurs, venez voir l’étoile. Elle brille comme la lanterne de papa, elle a des cheveux aussi longs que ceux de maman.»

Les passants riaient de ce garçonnet si drôle à qui il ne manquait, pour faire un astronome comme on en voyait dans les almanachs, qu’une lune dans le dos et un chapeau pointu.

Et ce n’était pas Jérôme qui riait le moins fort, se rengorgeant, disant à tous, qui s’émerveillaient du montreur de comète, que ça lui était venu comme ça, tout seul. Il faillit s’attirer une affaire en rabrouant de la belle façon un freluquet qui se permit de dire: «Décidément, sur le Pont-Neuf, les charlatans sont précoces!»

C’était un peu vrai. Le Pont-Neuf avait laissé son empreinte sur les enfants qui avaient grandi, amusés par sa cohue, son tumulte assourdissant, dans la variété de ses spectacles, de ses passants, de ses originaux. Pour leur petite enfance, ce fut un constant sujet de curiosité, de plaisir et de surprise.

Ils s’amusaient du marchand de mort aux rats, avec sa grande perche, au bout de laquelle le gibier de cave expiait la noirceur de ses crimes; ils s’amusaient avec les petits décrotteurs, presque tous Auvergnats, une des spécialités du Pont-Neuf; ils allaient les voir danser la bourrée chaque fois que la Samaritaine, à midi, égrenait les notés de son carillon. Les enfants étaient familiarisés avec tout ce peuple des gagne-petit, habitués du pont, qui connaissaient leurs frimousses comme étant celles des gamins de Jérôme, le marchand de lunettes, un gros personnage par rapport aux pauvres gens sans boutique, qui vendaient au panier et les mains dans les poches, ou la hotte sur le dos. Ils étaient les amis de la marchande ambulante qui embaumait la friture à vingt pas; elle portait toute une boutique attachée à sa taille, fourneau et poêles à frire; elle avait tantôt des merlans pendus attachés à sa ceinture, tantôt des pommes de terre, tantôt des beignets que convoitaient les petits de Jérôme, qui en avaient un gratis de temps en temps. Le marchand de coco qui s’annonçait par une petite sonnette ne les aurait pas laissés, bien sûr, ces enfants, mourir de soif. Et tout aussi généreux était le vieux marchand de marrons, installé contre une borne, qui criait: «Marrons boulus, marrons grillés.» Mais il avait fini par prendre Robert en grippe. Ce polisson ne s’était-il pas avisé d’attacher un chien, par la queue, à la queue du poêlon! Le chien, excité, avait détalé, entraînant les marrons, le fourneau et là poêle. Le marchand, qui avait deviné d’où venait le coup, s’en était plaint à la mère; il ne guetta plus le petit farceur que son tisonnier à la main: «Attends que je t’attrape!»

«T’es bien avancé, disait Benoît à son frère, dont les sept ans avaient déjà de la raison. On n’aura plus jamais de marrons, maintenant que t’as fait ça...

–C’est pas moi, disait Robert, c’est le chien.

–Et un chien que t’avais volé, je parie!»

Le Pont-Neuf était le pays des chiens, les baigneurs de toutous et les tondeurs se tenaient sur le quai de la Ferraille.

Ce quai de la Ferraille était le rival du Pont-Neuf. On y voyait des oiseliers aux cages criardes, des échoppes de vieux fer tout enguirlandées de chaînes rouillées, des marchands qui hélaient, en hurlant, la pratique: celui-ci, pour vendre ses oiseaux, peuple piaillant, celle-là pour faire argent de ses fleurs, cet autre pour se débarrasser de son bric-à-brac.

Mais avec la conscription, tout le monde devenant soldat, le quai avait perdu ses originaux les plus curieux, les racoleurs, qui, par mirifiques promesses, un bouquet sur l’oreille, un broc de vin d’une main, un sac d’écus de l’autre, séduisaient la belle jeunesse et y recrutaient des soldats pour les armées du roi.

Il y avait aussi des cabarets, mais ce n’était pas là une fréquentation pour les petits garçons. Ils se rabattaient devant les chanteurs, quoique tous les couplets qu’on y débitait ne leur disaient pas grand’chose; mais il y avait le crin-crin du violon, les grimaces et les gambades des chanteurs; il y avait Ladré, dit le Divertissant; et ils riaient avec tous les badauds, qui riaient depuis la Samaritaine jusqu’à l’Arche-Marion, quand un nommé Baptiste chantait avec son air de nigaud:


Robin a une vache,

Qui danse sur la glace,

En robe de satin:

Maman, je veux Robin! ’

Les tondeurs de chiens se tenaient à côte; on venait de loin leur confier des caniches, taillés et ciselés comme les ifs des jardins de Versailles.

Robert avait-il vraiment volé là le chien qui avait mis à mal l’établissement du marchand de marrons? C’est bien possible.

En grandissant, il était devenu effronté et malicieux. Il jouait des tours pendables à tous les industriels du pont. Il n’était niche, plaisanterie, farce de mauvais goût qu’il ne leur fit. Son plus grand succès était de les singer. Il n’avait pas son pareil pour imiter les cris aigus, traînants ou chantants qui ne changeaient jamais. Ils ont été longtemps la gaieté de nos rues, alors que le fracas d’une circulation intense ne les couvrait pas encore. C’était à croire que le marchand d’encre était là quand Robert criait, comme ce pittoresque vendeur:

«C’est moi, v’là que c’est moi, c’est lui, v’là que c’est moi, comme ça, madame, mia! mia! mia! mia!... On n’en a jamais vu comme ça.»

Robert imitait le roulement des rr du marchand de pierres à briquet, car on n’avait pas encore d’allumettes et l’on battait le briquet pour avoir de la lumière et du feu.–»

«N’oubliez pas en passant des pierrrres à brrrriquet qui rrrrrrendent la lumièrrrrrre à volonté.»

Les marchands, agacés, le poursuivaient et lui allouaient, quand ils pouvaient l’atteindre, de formidables taloches; le plus souvent il les esquivait à la fuite. Il avait attrapé la voix de fausset de la marchande d’amadou, une commère à la face réjouie qui se promenait en multipliant son invitation familière. «La v’là, mes enfants, la marchande d’amadou.» L’amadou était l’inséparable du briquet; les allumettes nous l’ont fait oublier.

Quand un bateleur ouvrait son cercle, on n’avait pas à s’enquérir longtemps de la direction que Robert avait prise. Il était au premier rang, les yeux écarquillés, le nez au vent, l’oreille aux écoutes, la bouche bée, suspendu aux lèvres du faiseur de boniments.

A répéter les tours d’adresse, et à servir de compère bénévole aux escamoteurs, il avait saisi leurs trucs et n’y était pas maladroit. Il les répétait à la maison, autant que possible avec des sous.

«Robert, tu m’as volé, disait la mère.

–Mais non, maman, j’ai fait un tour.»

Le prestige de la jonglerie est irrésistible; Benoît le subissait. Il admirait son frère dans ses exercices d’adresse et de passe-passe:

«Y a pas à dire, il est fort!»

Robert ajoutait chaque jour à son répertoire quelque nouvelle acquisition.

«Papa, tiens, regarde!»

Ce jour-là, par exemple, il faisait le chapeau à transformations. Il avait appris ça d’un Jocrisse. Grâce à son chapeau transformé il devenait, l’un après l’autre, une douzaine de personnages: un soldât, un garde-française, un ecclésiastique, un juge, un forçat, un émigré ou la pleine lune.

«Tambour, s’il vous plaît: l’Empereur!»

Il avait fait de son chapeau le chapeau de l’Empereur, le chapeau du petit Caporal, et, la main dans le gilet, il se donnait l’air de passer la revue des grenadiers dans la cour du Carrousel.

«Tu as hérité, moutard, disait le père, du chapeau de Tabarin. Aurais-tu pour mission de le ressusciter au Pont-Neuf? Ce n’est cependant pas pour cela que je t’envoie à l’école.»

La vie extraordinaire de Robert Macaire

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