Читать книгу " A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle - Группа авторов - Страница 23

Le projet de Choussy : éduquer le lecteur sous l’autorité de l’auteur

Оглавление

C’est alors qu’intervient l’entreprise de Joseph-Édouard Choussy. Il se justifie longuement de ce projet, en prêtant à l’examen des manuscrits des vertus non seulement herméneutiques, mais proprement pédagogiques. Pour cela, il met en scène un Bossuet d’abord réduit au jeu de mots que faisaient sur son nom ses camarades de collège, Bos suetus aratro, « bœuf habitué à la charrue » :

Oui, jeunes gens, nous tenons à vous présenter ce grand orateur, cet illustre écrivain tel que l’avaient dépeint ses camarades de séminaires traduisant son nom par Bos suetus aratro, et nous initiant ainsi à son genre de travail lent, rude, difficile, comme celui du bœuf courbé sous le joug et traçant péniblement, mais avec ténacité, un sillon rocailleux hérissé d’obstacles toujours renaissants.

Et dans quel but vous dévoiler Bossuet sous ce nouveau jour, si ce n’est pour vous servir d’exemple et d’encouragement, et pour vous prouver que ce n’est que par la toute-puissance d’un travail opiniâtre, qu’après avoir rampé terre à terre il se redresse insensiblement, s’élève au-dessus de ses semblables et s’élance enfin d’un vol majestueux dans les hautes sphères de l’intelligence supérieure et de la gloire la plus pure ?

Mais pour y parvenir, n’oublions pas que Bossuet raturait, raturait sans cesse.1

En passant du nom (Bossuet, bos suetus aratro) au sur-nom (l’Aigle de Meaux, implicitement au cœur de l’image finale), la figure de l’écrivain passe ainsi du bœuf, voire du ver de terre (ramper), à l’aigle, et de la terre au ciel. Or ce scénario d’élévation, voire d'apothéose, n’est pas seulement celui qui doit donner sens à l’ensemble de la carrière oratoire du prélat : il est censé se rejouer, en abrégé, dans chacun des manuscrits – mais bien sûr de manière plus ténue, au point que l’éditeur n’hésite pas, pour le rendre sensible, à le dramatiser à l’extrême : « Nous voulons vous le montrer, quoiqu’à l’apogée de sa gloire, composant des morceaux indignes d’un élève de seconde, soit comme pauvreté de pensées, soit comme extrême faiblesse dans le choix des épithètes. »

Pour Choussy, l’édition du fac-similé d’un sermon isolé suffira à prendre la mesure de ce mouvement irrésistible du progrès stylistique, qui permet d’ordonner les variantes, non seulement sur un axe chronologique, mais sur un axe axiologique. Cet axe n’est plus, comme dans la tradition philologique dont se réclamait Deforis, celui du vrai et du faux, de la leçon authentique contre les versions apocryphes : c’est l’axe qui va du laid vers le beau, et qui dessine entre eux une édifiante et formatrice hiérarchie.

Ainsi, là où pour d’autres éditeurs, ces variantes se résorbent de facto dans la dernière version, version sinon achevée du moins finale, sur laquelle l’auteur n’est plus intervenu et sur laquelle doit se concentrer l’attention du lecteur, pour un Choussy, les variantes, petits cailloux jetés sur le chemin invisible de la naissance du discours, méritent la plus grande attention, car elles jalonnent le développement du génie oratoire et le rendent visible au lecteur. Il ne s’agit pas tant de mieux connaître l’auteur, ou de mieux l’admirer (il n’y a peut-être pas de grand auteur pour le valet de chambre qu’est le généticien fouillant le « linge sale » des variantes) que de mieux former le lecteur, dans une perspective qui au fond est encore celle de la classe de rhétorique (lire pour apprendre à écrire), et non pas celle de la classe de littérature. Bref, l’objectif est moins d’élever l’auteur que d’élever le lecteur, cette instruction impliquât-elle que l’auteur tombe un peu de son piédestal afin de devenir un modèle plus accessible : Bossuet est à plusieurs reprises désigné comme un élève qui se trompe, et fait des « petits pâtés ». L’entreprise de Choussy constitue à ce titre une forme d’aboutissement un peu inattendu du mouvement bien connu qui s’est opéré au XIXe siècle sous l’égide des notions d’écrivain et de style (personnel).



Подняться наверх