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2. LE LIVRE ILLUSTRÉ Les Métamorphoses illustrées au XVIIᵉ siècle : reconfigurations mondaines des modèles humanistes

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Céline BOHNERT

Université de Reims Champagne-Ardenne

Les Métamorphoses illustrées en France à la Renaissance témoignent de la prégnance d’une pensée de la figure dans laquelle s’enracinent à la fois la lecture du poème d’Ovide et la conception des images qui l’accompagnent. Dans un très bel article, Trung Tran a exposé les enjeux liés à cette pensée de l’image (textuelle et iconique) comme figure lorsqu’elle s’applique au poème d’Ovide. Il montre que la lecture renaissante instaure une série de tensions

entre la fiction et ses allégorèses, la littéralité de l’histoire et sa figurabilité (sa capacité ou sa nécessité – ou non – de faire figure). Une telle dialectique se reporte alors naturellement sur l’image, la valeur dont elle est investie et, partant, la lecture qui doit en être faite […].1

De fait, « [i]l va sans dire que le subtil dialogue qui se noue entre fiction, gloses et images confère à ces dernières autre chose qu’une seule et simple valeur ornementale et illustrative2 ». Par principe, les humanistes admettent que l’image sensible fait sens, voire qu’elle mène vers un plus haut sens ; tout comme si, par sa seule présence, elle confirmait le pouvoir imageant du texte, la capacité des fictions mythologiques à renvoyer à des réalités historiques, cosmiques et morales. De même que le texte édité sans glose est comme dénaturé, proprement défiguré, l’image appelle une forme de déférence. Apposée au poème, elle en donne certes à voir le sens littéral et synthétise la fiction et ses suggestions par des effets sensibles. Mais il est admis qu’elle ne fait jamais que cela. A minima, elle est le support et l’occasion de discours sur les fables. Très souvent, elle devient un élément actif dans la fabrique du sens par le lecteur, invité à faire fonctionner un système de signes disposés dans et orchestrés par le livre. Ainsi, par exemple, certains dispositifs éditoriaux font-ils des séries gravées le pendant, au début de chaque segment narratif, des résumés ou des gloses qui le suivent. La profondeur de l’image relève, pour les acteurs du livre, de l’ordre de l’évidence. Pour autant, il est fort rare que les gravures fassent l’objet d’un commentaire explicite : si le principe de leur signifiance est admis, si leur seule présence contribue à renforcer la croyance dans la nature figurale du texte ovidien, il revient au lecteur, guidé notamment par la disposition des éléments sur la page, de prêter sens à ce qu’il voit.

Ce principe de figurabilité est à la fois servi et limité par la plasticité des images. On connaît la genèse de la première série française entièrement conçue pour les Métamorphoses, celle de Bernard Salomon. Dans la Métamorphose figurée de 1557, les images, composées d’après une paraphrase médiévale d’Ovide et des bois de diverses séries, sont glosées par des huitains attribués à Barthelémy Aneau : faites initialement pour accompagner une traduction nouvelle, qui n’a pas vu le jour, elles remplacent le texte d’Ovide, la traduction en image se substituant à la traduction vernaculaire3. Les gravures de Salomon, immédiatement copiées et largement diffusées, ont été insérées dans des dispositifs éditoriaux extrêmement variés. Deux ans après La Métamorphose figurée, ces bois tiennent le rôle de faire-valoir pour une réécriture du poème ovidien. Gabriele Simeoni change en effet la nature de l’entreprise, sous couvert d’une simple traduction du livre de Salomon : les poèmes qu’il compose pour La vita et metamorfoseo d’Ovidio, figurato & abbreviato in forma d’epigrammi, loin de traduire les ecphrases d’Aneau, affichent une dette directe envers Ovide. Ils mettent ainsi en valeur l’habileté de Simeoni. Ne dérivant plus des gravures, les textes entrent en concurrence avec elles et le livre offre au lecteur une double translation du poème, l’une poétique et l’autre imagée4. Les copies de Virgil Solis, elles, sont mises à profit de trois façons différentes par les mêmes éditeurs l’année de leur première publication : les bois de Solis illustrent une édition latine5, servent de support à des quatrains moraux6 et trouvent place dans un kaléidoscope pédagogique qui diffracte le texte ovidien pour infuser dans l’esprit des jeunes lecteurs des leçons de sagesse7. Ces trois ouvrages, dus à des disciples de Philippe Melanchthon, signalent la fécondité du poème ovidien aux yeux des membres de son réseau. Plus prosaïquement, les figures occupent la fonction de support mémoriel dans les éditions rhétoriques sans glose publiées à Paris, où elles deviennent un avatar des arguments du pseudo-Lactance8. Dans la Picta poesis ovidiana éditée par Nicolas Reusner enfin, elles structurent le jeu épigrammatique en ouvrant chaque série de courts poèmes qui juxtaposent des variations en droit indéfinies autour des figures mythologiques9. S’est ainsi constituée à la Renaissance une collection d’ouvrages illustrés, petites galeries ovidiennes unifiées par la notion de figure10.

La signifiance et la plasticité des images permettent cet éventail d’emplois qui orchestrent de manières variables le dialogue des signes iconiques et textuels. Mais cette plasticité signifie aussi que l’image résiste aux discours qui l’entourent, qu’elle s’y prête pour mieux y échapper : les gravures ne trouvent pas seulement leur fonction, elles acquièrent aussi une pluralité de sens dans leur articulation avec leur entourage textuel – d’autant que, comme au Moyen Âge, les formes du texte ovidien, de ses translations et de ses commentaires ne cessent de se modifier, dans le temps même où la philologie humaniste tend à stabiliser la leçon du poème. La circulation des images contribue à la ductilité des Métamorphoses. Même lorsque le contenu narratif ou exégétique reste globalement inchangé, les découpages typographiques se déplacent et ouvrent dans le texte un jeu propice à l’invention. Cette malléabilité est si grande que les notions de texte et d’œuvre telles que nous les concevons semblent imparfaitement appropriées au devenir des Métamorphoses au XVIe siècle : paraphrases, résumés et gloses forment un ensemble métamorphique placé sous le nom d’Ovide. Un ensemble mouvant et multiforme, à la fois accueillant – de nombreux mythes absents des Métamorphoses rejoignent ces corpus ovidiens – et rayonnant : des gravures quittent les terres ovidiennes pour entrer notamment dans le territoire des emblèmes où elles signifient encore autrement et souvent autre chose. Le livre apparaît ainsi comme l’appareil complexe qui organise les reconfigurations de cette constellation où circulent textes et images.

La question que nous examinerons ici est celle du devenir des modèles éditoriaux établis à l’âge humaniste à l’heure où les Métamorphoses sont proposées au public des honnêtes gens : ce bouleversement s’accompagne d’évolutions esthétiques, culturelles et matérielles dont Marie-Claire Chatelain a analysé les conséquences sur la réception d’Ovide, d’auctoritas savante devenu poète galant11. Il s’agit bien du devenir au XVIIe siècle des formes éditoriales renaissantes car plusieurs éléments tissent une nette continuité. Le remploi et la copie des séries gravées à la fin du XVIe siècle, elles-mêmes inspirées des bois de Bernard Salomon et de Virgil Solis, en particulier, induisent une stabilité iconographique : la nouveauté provient de variations à l’intérieur du modèle, de réinterprétations des thèmes ou de l’organisation de nouveaux rapports entre l’image et ses entours. Nous identifions ainsi deux familles de Métamorphoses en images : l’album ovidien et la traduction illustrée, qui se décline elle-même en trois espèces.



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