Читать книгу " A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle - Группа авторов - Страница 27
Perte d’une édition de Boileau
ОглавлениеLes travaux de la seconde édition des œuvres de Boileau, un parcours semé d’embûches de toutes sortes, avaient nécessité de longues années de labeur. Ce projet auquel Brossette avait consacré beaucoup d’énergie est sérieusement compromis par une subite dégradation de son état de santé. Victime d’un accident vasculaire cérébral survenu en 1738, Brossette souffrait de multiples infirmités physiques. Mais son invalidité n’avait pas entamé pour autant sa ferme volonté d’achever les derniers travaux de la seconde édition des œuvres de Boileau. Désormais, Brossette consacre toute son énergie, du moins ce qui lui en reste, à la rédaction de ses commentaires. La tâche s’avère physiquement ardue avec de si lourdes séquelles. Mais Brossette, lecteur des stoïciens, n’abdique pas pour autant. Il parvient, avec l’aide de son secrétaire, à mettre la dernière main à la seconde édition des œuvres de Boileau. La nouvelle est fort réjouissante pour ses correspondants : « Je [Rousseau] suis ravi de voir enfin votre Despréaux en train de s’imprimer1. » Bien que physiquement très amoindri, Brossette avait poursuivi ses travaux littéraires en dépit des recommandations de ses médecins :
Maintenant que me voilà débarrassé de ma dernière édition de Boileau, j’ai commencé à travailler à mes notes sur Molière. Vous me demandez, monsieur, comment j’ai pu découvrir des éclaircissements sur cet auteur. M. Rousseau m’ayant fait un jour la même question, je lui répondis que mes notes consistaient en faits historiques et en imitations. J’ai recueilli, lui disais-je, les unes et les autres avec un très grand soin. Les faits m’ont été indiqués non seulement par M. Despréaux, intime ami et grand admirateur de Molière, mais encore par le fameux Baron et par d’autres personnes qui ont vécu familièrement avec lui, parmi lesquelles je pourrais nommer un illustre maréchal de France [François de Villeroy], que nous avons perdu depuis dix années, dans un âge fort avancé, et qui n’a pas dédaigné d’entrer avec moi dans ces menus détails : ce qui forme une tradition que je puis appeler orale et vivante. À l’égard des imitations, je ne me suis pas contenté de celles qui sont tirées de Plaute et de Térence, connues de tout le monde ; j’ai porté mes recherches plus loin. J’ai lu, extrait et comparé toutes les pièces, tant imprimées que manuscrites, de l’ancien théâtre italien et du théâtre espagnol que Molière a imitées en tout ou en partie. Voilà l’idée générale de mes collections qui sont assez amples, comme vous pouvez juger.2
Cette description de sa méthode de travail est instructive à plus d’un titre. L’avocat lyonnais, éditeur méticuleux et précis, puisait ses informations in vivo auprès d’interlocuteurs tels que Fontenelle, Mathieu Marais, Jean Boivin, Louis Racine, Bernard de La Monnoye etc. Toutes ces indications historiques, toutes ces explications littéraires sont complétées par de longues et incessantes recherches, réalisées essentiellement à la Bibliothèque du roi ou à Lyon. Quant à la rédaction de sa monographie sur les œuvres de Molière, elle s’avère difficile vu la précarité de son état de santé. « Je reviens pour ainsi dire des portes de la mort3 », explique Brossette. Le décès de Jean-Baptiste Rousseau, le 17 mars 1741, son fidèle correspondant et disciple de Boileau, l’avait profondément attristé. Les mauvaises nouvelles se succèdent pour Brossette. Son libraire, Jacques Barrillot, avait suspendu l’impression de la seconde édition des œuvres de Boileau :
Pour commencer par ma nouvelle édition du Boileau, je vous [Racine] dirai, non sans chagrin, qu’elle est accrochée par une mauvaise entreprise que mon libraire a faite depuis plus d’une année et qui le tiendra encore quelque temps. C’est l’impression d’un ample commentaire sur Newton en trois volumes in-quarto, composé par deux religieux minimes français, qui sont professeurs de mathématiques à Rome. Il y en a déjà deux volumes d’imprimés et l’on m’assure que le troisième est bien avancé. […] Ainsi voilà mon ouvrage suspendu et l’impression s’en achèvera quand il plaira à Dieu.4
Brossette, rongé par les maladies, était très affaibli. De plus il exprimait, plus qu’un sentiment d’abattement, son profond désespoir. Or il n’était pas au bout de ses peines car il ignorait les difficultés financières de Barrillot. L’impression de l’édition de Newton, Philosophiae naturalis principia mathematica5, commencée en 1739, ne fut achevée qu’en 1742, quelques mois seulement avant la faillite de Barrillot6. Ce dernier avait confié le manuscrit de Brossette, entre-temps décédé (17 juin 1743), à Marc-Michel Bousquet7. Le précieux et volumineux manuscrit de la seconde édition des œuvres de Boileau est désormais à l’abri. Et Bousquet annonce sa parution, désormais programmée pour 1745. Un faux espoir car l’annonce ne sera pas suivie d’effet. Manifestement, le libraire avait renoncé à ce projet. Comble de malchance, le manuscrit de cette édition comme celui des commentaires Brossette sur Molière sont perdus. Les papiers Brossette avaient subi le même sort : « Plusieurs manuscrits dont quelques-uns étaient prêts pour l’impression restèrent entre les mains de ses héritiers qui cherchèrent à en tirer le parti le plus avantageux8. » L’appât du gain avait sans doute amené ses enfants à vendre précipitamment la riche bibliothèque de leur défunt père. Il s’agit d’un concours de circonstances préjudiciable à notre connaissance de Boileau.
Par ailleurs, l’acquisition d’une partie des papiers Brossette par la Bibliothèque municipale de Lyon avait ouvert de nouvelles perspectives de recherches sur Boileau. Quoique fragmentaires, ces sources contiennent la transcription des entretiens de Brossette avec Boileau. Toutes ces archives, un amas de notes manuscrites, sont inédites :
J’ai [Brossette] trouvé le P. [Gabriel] Daniel jésuite dans les jardins de Versailles. Nous nous sommes entretenus et promenés deux heures entières. Il est venu remercier le roi [Louis XIV] de la pension de 2000 £ que sa majesté lui a donnée avec le brevet d’historiographe, à cause de l’Histoire de France que ce jésuite a publiée depuis peu.9
Les Mémoires concernant la vie et les ouvrages de M. Boileau-Despréaux10 représentent une importante source d’information sur Boileau : ses relations avec Racine, Molière, La Fontaine, ses controverses… Quant à l’étude scientifique des papiers Brossette, elle nécessite un inventaire raisonné de l’ensemble des manuscrits préalable à l’examen critique de leur contenu, comme par exemple cette anecdote sur La Fontaine :
La Fontaine avait été de l’Oratoire dans sa jeunesse, et on l’avait mis près du savant père Morin pour diriger ses études. Quand La Fontaine fut sorti de cette congrégation, quelqu’un lui demanda ce qu’il faisait avec le Père Morin : « Tout le jour il lisait sa Bible, répondit-il naïvement, et moi je lisais mon Astrée ». 11
Cette information fournie par Boileau est confirmée par l’enquête de Jean Lesaulnier12. En ce qui concerne la comparaison des lectures quotidiennes du P. Jean Morin (1591-1659), exégète de la Bible avec celles de La Fontaine, elle paraît réductrice voire caricaturale. Car l’Oratoire, congrégation enseignante novatrice, confère aux lettres françaises une place de choix dans ses programmes pédagogiques. Boileau, historiographe du roi, avait raconté à Brossette quelques souvenirs relatifs à l’époque où il se rendait à Versailles :
Un jour le roi, se faisant botter pour aller à la chasse, s’entretenait avec sa cour de la comédie. Il adressa la parole à M. Despréaux et lui demanda depuis quel temps la comédie florissait en France. M. Despréaux répondit à sa majesté, que c’était Molière qui avait introduit la bonne comédie, et qu’avant lui les pièces que l’on jouait n’étaient que de misérables farces, entre autres celles de Scarron […] M. Despréaux n’eut pas plutôt lâché le mot de Scarron, qu’il s’aperçut bien de sa faute. Le roi (à cause de Madame de Maintenon) en fut déconcerté un moment. Toute la cour s’en aperçut, et M. Despréaux en fut honteux et interdit. Cependant sa majesté reprenant la parole, dit à M. Despréaux : « Vous estimez donc beaucoup Molière ». M. Despréaux pour détourner l’idée de sa méprise, se jeta bien fort sur les louanges de Molière, et continua jusqu’à ce que le roi étant prêt, se leva pour aller à la chasse. J’ai demandé à M. Despréaux s’il [avait] dit alors quelque chose pour raccommoder ce qu’il avait dit. Il m’a répondu ainsi : « Si je fus assez sot pour le dire, croyez-vous bien que je le fusse assez pour essayer de le raccommoder ? »13
La transcription de la scène du dialogue de Louis XIV avec Boileau est une relation fidèle de leurs propos.
BmL Ms 6432 f° 532