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Le manuscrit, une leçon de style ? L’exemple du Sermon sur le Jugement dernier de Bossuet, genèse du style et style de genèse
ОглавлениеAnne RÉGENT-SUSINI
Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3
« L’homme », déclare Bossuet dans un passage maintes fois cité du Sermon pour la Profession de La Vallière, « ressemble à un édifice ruiné qui, dans ses masures renversées, conserve encore quelque chose de la beauté et de la grandeur de son premier plan. […] qu’on remue ces ruines, on trouvera dans les restes de ce bâtiment renversé, et les traces des fondations, et l’idée du premier dessein, et la marque de l’architecte1 ». Le prédicateur se doutait-il qu’un tel passage pourrait servir de métaphore aux brouillons de ses sermons, dans lesquels les éditeurs successifs se sont efforcés de trouver, chacun à sa manière et avec ses présupposés, « et les traces des fondations, et l’idée du premier dessein, et la marque de l’architecte » ? Cependant, comme on sait, les ruines n’ont pas toujours suscité l’intérêt, moins encore l’admiration. Dans le cas de Bossuet, les Mémoires de son secrétaire et biographe l’abbé Ledieu avaient imposé l’idée que le prélat n’écrivait pas ses sermons, ou n’en rédigeait que des plans. Pourtant, lorsqu’à la fin du XVIIIe siècle une gigantesque campagne de collecte entreprise en vue de préparer les premières œuvres complètes de Bossuet aboutit à la découverte de près de deux cents sermons et panégyriques autographes, l’authenticité des manuscrits (autographes) est universellement admise, sans que disparaisse pour autant le mythe de l’improvisation qui prévalait jusqu’alors. Tout l’art des éditeurs successifs consistera désormais à concilier par une série d’ajustements l’évocation de Ledieu avec la réalité matérielle des manuscrits2, d’accorder, pour reprendre la terminologie d’Almuth Grésillon, la genèse externe avec la genèse interne3.
Les problèmes, pourtant, ne s’arrêtaient pas là. La description des sermons que donne au début de sa préface leur premier éditeur, le bénédictin Deforis, est à cet égard éloquente :
Jamais nous n’exprimerons assez exactement l’état informe où ces sermons étaient réduits, et la répugnance que l’on pouvait sentir en les examinant, à entreprendre de les transcrire. Tous étaient sur des feuilles volantes, fort confuses, dont le caractère, très-mauvais, demandait une étude particulière pour ne point se méprendre dans la lecture. Mais ce n’était là qu’une petite partie des difficultés qu’ils présentaient. Remplis de ratures, ils étaient chargés, dans les interlignes, d’une écriture extrêmement menue, beaucoup plus indéchiffrable que celle du corps du manuscrit ; et les mots, souvent ajoutés par-dessus pour servir de variantes, venaient encore augmenter la confusion et l’embarras. Une multitude de transpositions presque inintelligibles, des additions de toute espèce, dont il fallait en quelque sorte, deviner la place, pour trouver l’ordre et le fil du discours, étaient seules capables de décourager la meilleure volonté […].4
Il s’agit certes de se grandir soi-même en grandissant le défi, et de justifier au passage le retard pris par l’édition, mais le problème semble bien réel, puisqu’il sera de nouveau évoqué avec insistance par tous les éditeurs qui s’affronteront à leur tour aux manuscrits de Bossuet5.
Cinthia Meli, même si elle n’utilise pas la notion de « genèse éditoriale », a parfaitement décrit les enjeux des éditions successives des œuvres oratoires de Bossuet, et l’action décisive, ou pour mieux dire, constitutive, des éditeurs successifs de ces textes appelés « œuvres oratoires de Bossuet », dont la gestation progressive fut ainsi, en un sens, collective. Mais le défi lancé par les « œuvres oratoires » à la génétique d’auteur ne s’arrête pas là : outre l’idée de genèse individuelle, c’est la notion même de dossier de genèse, devenue essentielle pour la démarche génétique, qu’elles semblent déstabiliser. Pierre-Marc de Biasi définit le dossier de genèse comme
l’ensemble, classé et transcrit des manuscrits et documents de travail connus se rapportant à un texte dont la forme est parvenue, de l’avis de son auteur, à un état rédactionnel avancé, définitif ou quasi définitif. Lorsqu’il est assez complet, le dossier de genèse d’une œuvre publiée fait habituellement apparaître quatre grandes phases génétiques que j’ai intitulées : phases pré-rédactionnelle, rédactionnelle, pré-éditoriale, éditoriale.6
Mais dans le cas de Bossuet, dont, sauf rares exceptions, les sermons n’étaient pas destinés à la publication, ces opérations d’écriture sont beaucoup plus difficiles à cerner : puisqu’il n’y a plus ni phase pré-éditoriale, ni phase éditoriale, les discours n’étant pas, sauf de très rares exceptions, destinés à la publication écrite, l’axe chrono-génétique se dérobe inévitablement par endroits7.
Alors, genèse de quoi ? Des discours prononcés ? Ils nous échappent à jamais. D’un texte définitif ? Sans texte publié, pas de texte définitif8. En d’autres termes, les manuscrits de Bossuet ne sauraient se prêter à une génétique de l’imprimé, mais seulement à une génétique des ébauches9 – ce qui implique, pour ceux qui les éditent, de se défaire d’un certain nombre de présupposés (ou d’impensés) hérités des éditeurs du XIXe siècle.
C’est sur ces questions que la présente étude se propose de jeter un éclairage, à partir d’un exemple précis, celui du Sermon sur le Jugement dernier de 1665, dont le manuscrit autographe fait en 1884 l’objet d’une publication, en fac-similé, par l’auteur catholique Joseph-Edouard Choussy (1824-1916). Il s’agit là à la fois d’un exemple parmi tant d’autres et d’un exemple particulier, et ce, à deux titres au moins.
1- À l’échelle des pratiques éditoriales du XIXe siècle, le geste de publication effectué par Choussy s’inscrit dans une double évolution caractéristique de son siècle : d’une part, l’intérêt de plus en plus grand porté aux manuscrits autographes, voire la fétichisation dont ils font l’objet, en lien notamment avec toute une mythologie romantique de l’écrivain, et dont l’une des conséquences est le développement du marché correspondant (avec son inévitable lot d’escroqueries et de falsifications) ; d’autre part, la poursuite du développement de technologies permettant la reproduction et la diffusion de ces manuscrits autographes de plus en plus prisés, et en particulier de la lithographie. Ainsi publié, le manuscrit autographe se trouve désormais scruté en tant que tel : il s’ouvre à une réception propre.
Cependant, l’exemple demeure assez atypique par l’ancrage chronologique du manuscrit publié : les cas de manuscrits autographes conservés du XVIIe siècle ne sont pas si fréquents, d’une part parce que les auteurs tendaient alors, comme on sait, à détruire les avant-textes ; d’autre part parce que l’emploi fréquent de secrétaire (Bossuet, du reste, en eut un à la fin de sa vie) diminuait d’autant la probabilité de manuscrits autographes.
2- À l’échelle de l’« œuvre » de Bossuet, le manuscrit ressemble, d’un côté, à d’innombrables manuscrits de Bossuet, mais il est pourtant à ma connaissance le seul sermon de l’auteur à avoir fait l’objet d’une édition séparée en fac-similé10, accompagnée en outre d’un « Addenda à l’étude qui précède le fac-simile du sermon de Bossuet sur le Jugement dernier ».
Or Choussy, d’ordinaire plutôt historien et politique11, se veut en l’occurrence philologue et stylisticien, dans une démarche qui, au-delà de sa singularité, paraît révélatrice d’une tendance propre au XIXe siècle à reconsidérer les grands auteurs du panthéon classique (Descartes, Pascal, Sévigné, Fénelon…) pour en faire des figures proprement littéraires. Certes, dans le cas de Bossuet, cette « littérarisation », qui est aussi une laïcisation, est loin d’être totale, et Choussy l’associe, dans son volume, à saint Vincent de Paul et saint François de Sales12. Cependant, c’est bien en écrivain, et non en théologien ou en homme d’Église, qu’il l’analyse et le prend pour modèle.