Читать книгу " A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle - Группа авторов - Страница 10
La marque de la censure, une fortune littéraire
ОглавлениеParis ridicule semble répondre à l’hypothèse posée par Saint-Amant au moment de clore sa Rome ridicule :
Qu’on me deffende, on me lira
Par cœur un chacun me sçaura,
Si le Conclave me censure.1
Devant les multiples rééditions du poème de Claude Le Petit, devenu de ce fait un ouvrage à part entière, la censure semble manquer son premier objectif : l’oblitération du texte. Compte tenu de la confusion qui entoure la conservation du texte, en dépit du bûcher, il est nécessaire d’éclairer le rapport du poète avec les normes éditoriales.
Préambule : entre désinvolture et exigence éditoriale
Sans préjuger d’un lien entre la destinée de Paris ridicule et les relations de Claude Le Petit avec le monde de l’édition, sa liberté d’action en la matière mérite d’être mentionnée. En jouant avec les conventions éditoriales, l’auteur s’en remet avant tout au jugement de son public. Il tourne en dérision les précautions, nombreuses, qu’il convenait de respecter dans les espaces liminaires d’un ouvrage. Néanmoins, il ne faut pas être dupe de cette attitude : Claude Le Petit avait obtenu le privilège indispensable à l’impression légale de ses écrits en prose – L’Heure du Berger et L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour. La désinvolture dont il fait preuve à l’égard de ses imprimeurs ou des convenances est en partie feinte puisqu’il investit avec force ces espaces réservés.
Les textes liminaires de ces œuvres en prose lui servent de prétexte. Son refus d’avoir un dédicataire pour L’École de l’Intérêt et l’Université d’Amour provient sans doute de la difficulté à en trouver un. Qu’importe, en renversant artificieusement l’ordre hiérarchique il affirme son désir libertaire :
Sixain pour servir de dédicace ou de tout ce qu’il plaira au lecteur
On m’avait conseillé de bâtir une épître
À quelque grand seigneur de magnifique titre ;
Mais j’ai ri du conseil, et je n’en ai fait rien.
Dieu m’a fait naître libre, et je veux toujours l’être ;
Je considère plus ma liberté qu’un maître,
Juge, sage lecteur, si j’ai fait mal, ou bien.2
Derrière la forfanterie de l’auteur, l’appel au lecteur, conventionnel, cherche à attirer sa sympathie. Mais, sous le pronom « on », ce sont bien les règles éditoriales qui sont mises en cause pour faire triompher un « je » omniprésent qui se revendique maître de soi. Ces (manquements aux) manières prennent un tour plus potache encore au début de L’Heure du Berger, Claude Le Petit s’invitant à deux reprises parmi les poèmes liminaires de ses amis. Estimant avec humour qu’ils ne sauraient mieux que lui faire la promotion de son livre, il se glorifie dans une strophe « À moi-même sur mon livre de L’Heure du Berger », puis dans un sonnet « À moi-même encore, en dépit des critiques sur mon Heure du Berger3 ».
Quoiqu’éloignées du Paris ridicule, ces considérations éditoriales témoignent d’un affranchissement des conventions que l’on retrouve dans les vestiges de son ouvrage interdit. Mais peut-être que pour Claude Le Petit la poésie doit être conservée secrètement, à l’image des vers du personnage anagrammatique de Pilette, dans L’Heure du Berger, enfermés dans un coffre et extirpés par le narrateur.
Rééditions du Paris ridicule
Le long poème consacré à la satire de Paris est le seul poème de Claude Le Petit à connaître des rééditions dès le XVIIe siècle. Si ce succès peut sembler paradoxal au vu de l’interdiction, il n’est pourtant pas si étonnant que le texte le plus sulfureux soit celui qui attise le plus les convoitises des imprimeurs et qui pique le plus la curiosité des lecteurs. En effet, les sanctions juridiques suscitent un vif attrait pour les textes incriminés4, dont Paris ridicule est un exemple parmi d’autres. Néanmoins ce poème est moins obscène – au sens pornographique – que ne le sont les rares poésies licencieuses encore conservées du Bordel des Muses, telles les stances « Sur mon bordel des muses » ou le sonnet « Aux Précieuses ». C’est le caractère blasphématoire, plus concentré dans les strophes satiriques sur la capitale, visant la famille royale, les ordres religieux et la Sainte Vierge5, qui devient le plus attractif.
Si l’œuvre de Claude Le Petit ne tombe pas dans l’oubli, la censure oblige les imprimeurs à agir clandestinement. Les enjeux économiques sont probables dans les nombreuses éditions du Paris ridicule. La curiosité a fonctionné comme une publicité occulte et a rassemblé à coup sûr un cercle de lecteurs. Pour le seul XVIIe siècle, on compte trois éditions en 1668, puis une en 1672 et en 1693 (voir le tableau récapitulatif en annexe). Ces rééditions sont imprimées hors de France, sous de fausses adresses, telle la célèbre « À Cologne, chez Pierre Marteau » pour l’édition de 1693. Une première étape dans l’évolution de ces éditions est l’intégration de Paris ridicule dans un plus grand ensemble : Le Tableau de la vie et du gouvernement de messieurs les Cardinaux Richelieu et Mazarin et de M. Colbert, représenté en diverses Satyres & Poësies ingénieuses pour celle de 1693, comprenant aussi des œuvres d’autres auteurs. La seconde étape que l’on peut identifier consiste à affirmer une impression française, comme c’est le cas à partir de l’édition de 1713 : Rome, Paris et Madrid ridicules, avec des remarques historiques et un recueil de poésies choisies par Mr. De B***, A Paris, chez Pierre le Grand. Si l’on suit F. Lachèvre, cette adresse est celle d’un « libraire imaginaire » et l’on ignore si le volume fut édité à Paris, en province ou en Hollande6. Paris ridicule n’apparaîtra plus que dans des recueils jusqu’à la compilation des œuvres de Claude Le Petit par F. Lachèvre en 1918.
La censure semble avoir pour autre effet le changement du titre de l’œuvre. Plutôt que de reprendre le titre incriminé du Bordel des Muses, les imprimeurs se garantissent un semblant de protection en intitulant ces rééditions Paris ridicule. Il ne faudrait pas négliger l’éventuel gain économique qu’il y avait à ne produire qu’une partie du recueil, moins coûteux qu’un volume entier et plus facile à diffuser sous le manteau. Sans négliger l’hypothèse que certaines pièces n’étaient déjà plus accessibles, il semble peu probable que les imprimeurs d’alors n’aient pas eu connaissance de celles qui nous sont parvenues. L’intitulé peut varier, en intégrant des précisions : Paris ridicule par Petit où il y a 126 dizains (1672, sans lieu), ou pour éveiller un goût nouveau, comme c’est le cas du titre de l’édition de 1713, rapprochant l’œuvre de Claude Le Petit de celle de Saint-Amant.
Dans les rééditions du XVIIe et du XVIIIe siècles, l’altération du texte ne paraît pas directement liée à la censure7. Ce sont davantage les aléas des variantes et de l’application des copistes – peut-être en partie dues aux entreprises clandestines – qui déforment le texte. Au vu de certaines évolutions, on pourrait émettre l’hypothèse d’un adoucissement des vers les plus virulents. Ainsi, dans les strophes 121 et 122 dédiées aux jésuites, une atténuation des attaques semble se fait jour :
Mais que ses héritiers8 sont rogues !
D’où vient qu’étant si triomphants,
Ils sont devenus pédagogues,
Et fouetteurs de petits enfants ?
C’est ce que tout le monde explique
Selon son animosité :
L’un dit que c’est par vanité,
L’autre que c’est par politique ;
Pour moi qui suis sans passion,
Je juge de cette action
Avecque plus de prud’homie,
Et soutiens plus probablement
Que c’est par pure sodomie,
Et ce n’est pas sans fondement.
Au terme blasphématoire de « sodomie » employé dans la version de 1668, succède le syntagme « pure solemnie9 » dans un autre exemplaire signalé par F. Lachèvre10, daté de la même année, puis s’y substitue l’énigmatique formulation « Qu’il l’est pour le certain M…11 » dans l’édition de 1672, se changeant enfin, certainement dans la continuité de l’édition précédente, en « Que c’est pour certain Me en Mie12 » (1693). L’accusation de sodomie s’affaiblit pour céder la place au reproche adressé aux jésuites de n’être maîtres en rien, c’est-à-dire d’être inutiles. Pourtant, en suivant en parallèle l’évolution de la périphrase désignant les jésuites, à la fin de la strophe 121, cette logique d’adoucissement laisse à désirer. « Fouetteurs d’enfants » dans l’édition originale de 1668, ils sont « fouteurs de petits enfants » dans la contrefaçon de 1668 et enfin « amoureux de petits enfants » dans la version de 1693. De la sorte, l’accusation de pédophilie demeure, déplacée un peu en amont.
Un manuscrit « à faire passer sous le manteau »
L’examen plus ample de ces variantes paraît nécessaire pour construire, peu à peu, des interprétations solides sur ces mutations. L’acquisition récente13 d’une copie manuscrite du Paris ridicule, non encore datée, pourrait bien participer à ce dessein. Cet in quarto de 94 pages cousues, sans reliure, aux fils apparents et de pauvre qualité, nous permet d’illustrer l’hypothèse d’une transmission « sous le manteau » de cet ouvrage. En outre, au regard des premières variantes consignées et du format, cet exemplaire ne semble correspondre à aucune des rééditions connues.
Elle est loin d’être complète : plusieurs des premières strophes sont retranchées à cette version, faisant disparaître le prologue du poète s’adressant à sa muse. Ce choix réduit en partie le nombre de pages et hâte la confrontation avec les lieux publics – on commence immédiatement par « Le Louvre ». C’est sans doute cette orientation qui explique également l’ajout massif de titres pour chaque strophe14, ce qui ajoute à la précision du trajet et accentue l’effet de promenade. Si l’argus l’authentifie bien comme datant du XVIIe siècle, ce manuscrit invite dans tous les cas à poursuivre l’enquête sur les inédits du jeune poète et nous montre comment la fortune littéraire d’une œuvre bannie se renouvelle dans le champ de la recherche.
La police du livre ayant pour fonction d’établir l’infraction et de la juger, son rôle fut rempli – et de manière radicale – dans la saisie du Bordel des Muses. Elle ne semble cependant pas empêcher la fortune littéraire du Paris ridicule de Claude Le Petit, appelé à se fondre dans la masse des satires portant sur une capitale – telles celles de François Berthod, de Maynard, ou Le Tracas de Paris par François Colletet. Loin d’entériner la suppression d’une œuvre, la censure, en créant une émulation, en fait paradoxalement la publicité. Toutefois, les formes et les lieux de production se déplacent. L’imprimé voit peut-être de moins en moins d’œuvres libertines (au point que certains historiens de la littérature ont affirmé qu’elles disparaissaient pour faire place au fameux « tournant dévot » du dernier tiers du siècle). Mais, en fait, la littérature de cet ordre explose sous la forme d’une poésie satirique/satyrique de circonstance tournée vers la critique des mœurs des puissants qui, circulant de manière manuscrite, représente une masse considérable encore peu explorée15. À cela s’ajoute le marché considérable de la galanterie « noire » qu’emblématise la publication imprimée de l’Histoire amoureuse des Gaules (1665) et autres France Galante (1688), aux frontières de la France. Satire, satyre, écriture de l’obscène deviennent les outils privilégiés de la critique politique. À sa manière, et notamment par ses rééditions, l’œuvre de Le Petit en a ouvert la voie.