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1. USAGES DU MANUSCRIT Le cas du Paris ridicule de Claude Le Petit, itinéraire d’un manuscrit interdit

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Dimitri ALBANESE

Université Paris-Sorbonne

S’adressant dans un sonnet au « Grand Ministre » Mazarin, Claude Le Petit exprime, au moment de rentrer en France, son espoir d’atteindre à la gloire littéraire en donnant la parole à sa patrie :

Si ce Héros Romain, dont l’âme peu commune,

A pu faire ma paix avecque l’Espagnol,

Il fera bien la tienne avecque la Fortune.1

S’il est réducteur de ne lire Claude Le Petit qu’au prisme de sa figure de poète martyr, brûlé pour ses écrits à 23 ans (1662), il n’en demeure pas moins le symbole des excès de la police du livre. Jeune avocat, il s’adonne à l’écriture à corps perdu et connaît bien des difficultés pour financer son ambition. C’est sans doute une logique économique qui permet d’expliquer son empressement à publier en 1661 ses œuvres les plus sulfureuses, réunies en un recueil intitulé Le Bordel des Muses. Celui-ci contient entre autres un long poème destiné à vilipender la capitale de la monarchie française : La chronique scandaleuse ou Paris ridicule.

Le projet de Claude Le Petit apparaît plus vaste dans sa table des matières, incluant la satire de plusieurs capitales européennes dans lesquelles il aurait séjourné. Seules les 132 strophes réservées à Paris sont conservées, ainsi que 47 autres qui constituent La Castillade ou Madrid ridicule. La référence est évidente : la Rome ridicule de Saint Amant, à ce point respectée que Claude Le Petit ne s’en prend qu’à Venise lorsqu’il aborde l’Italie dans sa table des matières. Ordinairement, on considère que le destin de ce poète et celui de son œuvre sont imbriqués2, tant le scandale de son Paris ridicule se confond avec la punition qui les frappera tous deux : ils finissent ensemble dans les flammes sur la place de Grève.

Le guide du Paris ridicule nous fait justement passer par cette même place de Grève. Ce long poème se distingue des courtes pièces licencieuses, pour l’essentiel perdues, du Bordel des Muses. L’expression pornographique y est presque absente, au profit d’un registre satirique versant dans la critique politique, et soutenu par la scatologie et le blasphème. Outre cette divergence de ton, le Paris ridicule offre une trajectoire éditoriale distincte du reste du recueil, qui interroge l’efficacité de la condamnation « exemplaire » du poète et de son œuvre. Ce caprice poétique semble constituer un cas singulier de la confrontation entre police du livre et écriture libertine dans les années de reprise en main de la production imprimée par le pouvoir politique qui suivent la Fronde3. De plus, il s’agit de l’un des rares poèmes de Claude Le Petit à connaître de multiples rééditions au cours des XVIIe et XVIIIe siècles.

L’appellation de « police du livre » paraît acquérir une triple pertinence dans le cas du Paris ridicule. Si l’interaction principale affirme le pouvoir de l’État à travers l’activité de contrôle confiée à ses agents et les sanctions qui en découlent, la fortune du texte mobilise également la racine étymologique de ce terme, la politeia : la police renvoie alors à l’organisation politique, aux règles à suivre que l’on définit pour exercer sa citoyenneté. Le gouvernement de la cité rassemble à la fois ses instances autoritaires et l’organisation qu’elle adopte. Mais la capitale dépeinte par Claude Le Petit est un ramassis d’ordures – le consacrant lui-même en poète crotté – qui semblent incompatibles avec la rigueur de l’autorité policière. Plus encore, cette politeia doit représenter sa population, l’ensemble des citoyens-habitants de la ville. Or, le choix apparent des rééditions, du succès tout clandestin du Paris ridicule, marque une forme d’accueil pour cet ouvrage en dépit de sa censure par la « police » censée exprimer la volonté commune. Enfin, dans une forme d’anachronisme assumé, cette police n’est pas sans évoquer pour nous, depuis la fin du XIXe siècle, un terme d’imprimerie, un « assortiment de caractères » obéissant à des règles et visant à l’uniformisation des écrits imprimés. Or, Claude Le Petit n’aura cessé de s’opposer aux règles du dispositif de publication régi par l’imprimerie, en particulier dans ses rapports très cavaliers avec dédicataires, libraires et imprimeurs. Peut-être prenait-il là une revanche sur son défaut de célébrité, non sans créer de nouveaux obstacles à sa publication imprimée. Le double sens du verbe « policer » questionne également l’action menée à l’encontre du Paris ridicule. S’il s’agit d’établir une réglementation par la force, l’adoucissement des mœurs qui devrait en advenir est-il envisageable ? L’action violente de la condamnation peut-elle réglementer et adoucir en même temps ? Cet adoucissement n’est-il pas plus tardif et dépendant d’une « socialisation » de l’écriture libertine dont les bornes échapperaient au XVIIe siècle ?

La question qui retiendra toutefois notre attention, pour nous limiter au cas du Paris ridicule, est la suivante : comment la trajectoire éditoriale de cette satire transcende-t-elle son sujet, la peinture d’une capitale régie par l’esprit de répression ? Dans une certaine mesure, cet esprit répressif, récurrent dans le long poème, trouve une réalisation concrète dans l’existence de Claude Le Petit à travers son instruction judiciaire. Mais le véritable renversement des pratiques de sanction advient avec la célébrité dont le livre jouit du fait de sa condamnation et de son interdiction.



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