Читать книгу " A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle - Группа авторов - Страница 20
L’Histoire de Bussy et Bélise
ОглавлениеCependant, les correspondantes de Bussy n’ignorent pas que le pacte de circulation restreinte auquel il se réfère a été sérieusement ébranlé par le régime de diffusion de son œuvre satirique1. Il ne leur a pas échappé non plus qu’elles doivent en partie leur « élection » aux liens qui les unit à l’ancienne amante de Bussy, qu’il accuse de l’avoir trahi pendant sa prison. C’est donc en toute connaissance de cause qu’elles acceptent la mission risquée qui consiste à composer la suite de l’« Histoire de Bussy et de Bélise », première « saison » des amours de Bussy et de Mme de Montglas, sur laquelle se clôt l’Histoire amoureuse des Gaules. Tout commence par un concert de médisances, qui peut laisser penser qu’on va avoir affaire à un lynchage épistolaire semblable à celui dont la comtesse de Marans, alias Mélusine, fait les frais dans le réseau sévignéen en 1671. Mme de Montmorency affirme que son amitié ne mérite pas d’être comparée « à celle de qui vous savez » et encourage Bussy à lui envoyer « tous les petits vers que vous feriez sur elle2 ». La comtesse de Fiesque rapporte une retraite suspecte de Mme de Montglas « dans le plus misérable état du monde » et se vante d’avoir « dépétré » Bussy de sa « folle passion3 ». Dans un premier temps, nulle ne songe à contester la version de l’amoureux trahi : « C’est comme la dame que vous savez : si elle ne m’avoit fait qu’une escapade, comme celle à quoi elle étoit sujette, je ne m’en serois jamais guéri, mais le tour qu’elle m’a fait m’a entièrement dégagé4. » Cependant, d’objet du discours médisant, l’incontournable Montglas ne tarde pas à s’imposer comme la véritable destinataire des récriminations de Bussy, en figurant en tiers dans ses échanges avec ses amies. La correspondance fonctionne alors comme un forum où les anciens amants communiquent par amies interposées : « Je n’ai pas eu de ses nouvelles il y a fort longtemps. Je vous envoyai une de ses lettres il y a six semaines. Vous ne me mandez point que vous l’ayez reçue : tout ce que je sais d’elle, c’est qu’elle fait une assez triste vie5. » Montmorency se prête volontiers à la manœuvre, en permettant à Bussy de s’adresser à son ancienne maîtresse par son intermédiaire, puis en donnant la parole à Mme de Montglas dans un chef-d’œuvre de lettre à quatre mains :
Mon amie vient de lire ma missive et me prie de vous écrire encore quelque chose de plus impertinent ; mais cela m’est impossible, de la dernière impossibilité : c’est pourquoi je finis en vous assurant que nous vous désirons, que nous aurions volontiers noyé Madame de *** si vous aviez pu prendre sa place, et que pour vous voir, nous ferions de bon cœur un péché mortel. N’allez pas prendre cela de travers, mon cher, et vous imaginer des choses à quoi nous ne pensons pas.6
La réponse badine des épistolières aux invectives du « pauvre abandonné » nous incite à considérer avec précaution une posture qui n’a pas manqué de susciter l’étonnement des commentateurs7. Ne s’agit-il pas avant tout pour cet auteur à scandale de poursuivre, avec le concours des co-épistolières, la publication de ses amours malheureuses ? De fait, la riposte de la coalition féminine aux vers vengeurs de Bussy donne lieu à une sorte de concours poétique, chaque contributrice choisissant dans l’éventail des petits genres mondains celui qui lui convient le mieux :
Vous êtes encore trop en colère contre votre ancienne maîtresse. Ne vous y trompez pas : On voit toujours l’amour dans le dépit / Et jamais dans l’indifférence ; / Et quoiqu’enfin l’on fasse tant de bruit, / On aime encore plus qu’on ne pense. Votre colère cependant me divertit fort.8
Après avoir exprimé quelque réticence à traiter le sujet imposé, Scudéry se joint au concert en soulignant une fois de plus la dynamique de groupe et en composant un habile portrait de Bussy en héros de roman :
Mon Dieu ! que je vous trouve encore amant ! Vous ne sauriez vous taire de cette dame : on ne parle pas tant de ce qu’on n’aime pas ; avouez-le donc ; mais il n’est pas vrai que vous n’en parliez qu’à moi ; vous en avez écrit à mademoiselle Dupré. Je pense même que vous en parlez aux bois, aux échos et aux rochers, selon la louable coutume des amants.9
La clairvoyance de l’épistolière épingle ici la passion de Bussy moins pour son « Infidèle » que pour la publication de soi, qui préside à l’ensemble de son œuvre écrite. Elle s’attire alors un aveu révélateur des enjeux réels de l’affaire Montglas :
Vous croyez, dites-vous, que j’aime toujours la dame dont je ne me saurais taire : j’y consens ; pourvu que j’en parle, je ne me soucie guère de ce qu’on en pensera ; mais j’en parlerai en prose et en vers, et j’ai même quelque envie d’apprendre les langues étrangères pour être entendu de tout le monde.10
Loin de faire amende honorable après le scandale de l’Histoire amoureuse, Bussy renoue dans sa correspondance avec le registre mi-galant mi-satirique11 et le régime de publication mi-privé mi-public qui lui ont valu l’exil : même si les lettres ne sont pas imprimées, elles sont forcément appelées, comme toute correspondance du temps, à circuler au-delà du premier cercle de leurs auteurs. Dans ce but, il s’adjoint une équipe de collaboratrices prêtes à en assumer les risques pour bénéficier d’une occasion rare de joindre leurs dons d’écrivaines à une collection de lettres susceptible de témoigner pour la postérité, au même titre que la collection de portraits édifiée par Bussy à la même période.
La réticence des femmes face à l’impression, au XVIIe siècle, a fortiori dans un milieu aristocratique où de telles pratiques heurtent les convenances, n’implique pas qu’elles aient renoncé à l’ambition d’écrire. Dans ce contexte, l’épistolaire apparaît comme une voie d’accès privilégiée à l’écriture, moyennant un certain nombre de dispositifs : la formation en réseau, le partenariat avec un auteur masculin, le jeu de la concurrence, la dimension collaborative. C’est cet usage stratégique de l’épistolaire que l’on voit à l’œuvre dans le groupe d’écriture formé par les amies de Bussy et qui aboutit à la composition d’une œuvre collective. En exploitant un régime de circulation et de publication qui a fait le succès de l’Histoire amoureuse, les co-épistolières mettent leurs talents variés au service des amours malheureuses de l’exilé bourguignon en collaborant notamment à la création d’un Ovide travesti, réinterprétation satirique de la tradition des héroïdes.