Читать книгу " A qui lira ": Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle - Группа авторов - Страница 14
Aristocratie et circulation
ОглавлениеSi Bussy-Rabutin parle en fait assez peu de la distinction à faire entre imprimé et manuscrit et ne commente pas de front sa propre pratique de l’écrit, quelques réflexions tirées de sa correspondance en révèlent une conception aristocratique :
Vous me demandez mon sentiment sur votre livre de la Comparaison de Cicéron et de Démosthène, je vous déclare qu’il m’a charmé. […] Tout ce qui m’en déplaît, c’est qu’il soit imprimé : je voudrais que les seules personnes capables d’en connoître les beautés l’eussent en manuscrit ; car enfin, quand je songe que cent mille sottes gens peuvent le lire sans savoir ce qu’il vaut, cela me donne du chagrin.1
La distinction entre le manuscrit et l’imprimé apparaît ici nettement. Le manuscrit est un objet aristocratique, qu’on présente à des élus, opposés aux « sottes gens ». Il circonscrit en outre la possibilité d’avoir accès au texte. Le texte manuscrit, pour Bussy-Rabutin, mobilise une communauté choisie. C’est en cela que Bussy-Rabutin se trouve à la jonction entre le statut d’auteur « de profession » et le statut d’amateur. Son rapport à l’écrit participe tout entier d’un ethos aristocratique : la mise à distance d’une écriture qui serait donnée au public permet de motiver la constitution d’une société mobile, virtuelle, fédérée par le texte et le rapport privilégié que la trace manuscrite peut nouer. En effet, ce qu’a l’impression de néfaste, c’est qu’elle atteint « mille […] gens » : elle dépasse tout exercice de sociabilité contrôlée, policée, qui correspondrait à un idéal d’honnête homme2. L’imprimé est une perte de contrôle sur le texte. Or, pour Bussy-Rabutin, exilé dix-sept ans dans ses terres bourguignonnes, le texte est l’unique medium qui le relie encore à la société mondaine, savante ou aristocratique : c’est pourquoi le contrôle de la circulation de ses textes lui est fondamental. Il crée, par la correspondance certes, mais aussi par une politique d’envoi et de renvoi de ses œuvres, une communauté dont il se fait le centre. En témoignent notamment la question des manuscrits de son Histoire généalogique et ceux de ses Mémoires.
Bussy-Rabutin parle pour la première fois de son Histoire généalogique de la maison de Rabutin à Sévigné en 16703. L’autographe conservé au département des manuscrits de la bibliothèque Richelieu est pour nous d’un intérêt tout particulier, parce qu’il s’inscrit dans une tentative d’assurance de la solidarité familiale par le texte. Il semble s’agir d’un manuscrit d’apparat réalisé pour servir de don aristocratique entre membres d’une même maison4. La reliure porte les armes de Bussy-Rabutin, et celles de Holstein (Fig. 3)5. L’exemplaire de l’Arsenal, lui, porte sur les plats les armes de Louise-Françoise de Coligny, fille de Bussy, et celles des Rabutin, selon le témoignage de son éditeur du XIXe siècle6. On peut dès lors juger que cet exemplaire est celui qui est demeuré dans la famille du Bussy-Rabutin, puisqu’il a été transmis à sa descendante.
Pour l’exemplaire de la bibliothèque Richelieu, la notice du catalogue des Manuscrits7 indique que :
Comme l’a fait observer le rédacteur du Catalogue de manuscrits publié par la librairie Techener en 1862 (n° 155), la duchesse de Holstein, n’appartenant pas à la branche de Chantal, ne pouvant porter que les armes de Holstein accompagnées des armes simples de Rabutin : cinq points d’or équipollés à quatre de gueules. On est donc fondé à croire que le volume a été relié pour Bussy lui-même, qui n’y aura joint les armes de Holstein que par vanité.8
Cette appréciation est réductrice. D’une part, il semble que Bussy-Rabutin, et son entreprise généalogique en est la preuve, n’a pas besoin de rehausser son prestige en associant ses armes à celles de Holstein ; d’autre part, si l’on considère sa correspondance avec la duchesse de Holstein, on constate qu’un exemplaire lui est aussi dédié, et qu’il ne lui a vraisemblablement jamais été délivré9, ce qui pourrait expliquer sa présence dans les collections françaises, et permettre d’identifier ce manuscrit comme celui que Bussy-Rabutin destinait à sa parente par alliance. Ce que dit la reliure d’une stratégie de diffusion fondée sur l’élection d’une famille, sur les honneurs rendus d’une branche à l’autre de la maison par-delà les frontières, doit être rapporté à l’importance revendiquée du caractère autographe de la copie :
Je l’ai toute écrite de ma main, et pour cela, il m’a fallu beaucoup plus de temps que si je l’avais fait copier par des écrivains ; mais cela marque plus l’envie que j’ai eue de vous plaire. Je ne vous en dirai rien davantage, car il y a une lettre pour vous à la tête de la branche que vous avez honorée de votre alliance.10
Le commentaire s’intéresse à la pratique de la copie autographe, ici présentée comme le gage d’une affection particulière, rapport inscrit dans l’acte physique de la copie, qui institue une dialectique entre l’encre et le sang. La lettre, insérée dans les deux manuscrits, dont fait état Bussy-Rabutin se situe au commencement de l’histoire de la branche qu’a intégrée la duchesse de Holstein ; le texte d’ensemble, lui, débute sur une lettre à Sévigné. Si la généalogie offerte à la duchesse de Holstein peut permettre de l’intégrer à la communauté familiale, celle offerte à Sévigné sert à maintenir des liens d’amitié et à réactiver la relation familiale des deux épistoliers, l’une étant, du reste, reconnue comme chef de famille par l’autre. Cette composition particulière implique des lectures programmées en fonction du destinataire choisi : l’œuvre a un double commencement, selon qu’on est Sévigné, selon qu’on est Holstein, à partir de deux points déterminés du texte. La présence des deux lettres dans chacun des manuscrits suggère aussi la mise en évidence d’un lien indirect entre la duchesse de Holstein et la marquise de Sévigné, toutes deux appartenant à une même communauté dont l’élément central et moteur est le comte de Bussy-Rabutin, cousin des deux et garant, par sa pratique du manuscrit fait à l’attention de la parentèle, de la solidarité familiale.
L’association de la pratique du manuscrit à la matière familiale n’est pas innocente. Certes, des effets de personnalisation à l’œuvre – une écriture réalisée soi-même pour l’autre – servent le rapport interpersonnel, mais le manuscrit s’accorde tout particulièrement à des usages familiaux du texte, notamment par sa plasticité.